Initialement destiné au
seul ballet du Bolchoï, et créé à Moscou en juillet 2014, La
Mégère apprivoisée est
finalement entré au répertoire de la compagnie monégasque en 2017.
Si Jean-Christophe Maillot avait à l'époque estimé qu'une
transposition pour des danseurs non-russes était délicate, sinon
impossible, un coup du sort – le retard pris dans la préparation
de la Coppélia prévue
en collaboration avec le compositeur Dany Elfman – en a décidé
autrement. Et contrairement aux doutes – affichés tout au moins –
par le chorégraphe, la greffe a plutôt bien pris. Les Ballets de
Monte-Carlo disposent d'un nombre suffisant de solistes au charisme
et au physique adéquats pour porter une telle pièce.
Autre
atout pour une telle transposition, la conception même de l'ouvrage.
Jean-Christophe Maillot ne suit pas du tout la même démarche que
John Cranko, dont La Mégère apprivoisée
de 1969 à fait le tour du monde. Maillot, lui, s'écarte davantage
de l'univers du théâtre shakesperarien pour se tourner vers le
cinéma et la comédie musicale, qu'il affectionne, et dont, par la
force des choses, les danseurs de la Principauté sont familiers. Ce
n'est certainement pas un hasard si l'on trouve, parmi les pièces de
Dimitri Chostakovitch choisies pour accompagner la danse, plusieurs
musiques de films (Le Taon /
Овод
, Sofia Perovskaïa /
Софья
Перовская...),
l'entraînante – et presque circassienne – opérette Moscou,
Cheryomouchki
(Москва, Черёмушки), le fox-trot de la Suite
pour orchestre de jazz n°1
ou encore Tahiti Trot,
arrangement pour orchestre du célébrissime Tea
for two
(qui trouve son origine dans une comédie musicale américaine de
1924).
Lennart Radtke (Gremio) - Simone Tribuna (Hortensio)
Victoria Ananyan (La Gouvernante) - April Ball (La Veuve)
Avec
ses enchaînements très rapides et fluides, sa gestuelle précise et
sans heurts, la chorégraphie de Jean-Christophe Maillot s'affirme
donc d'emblée très «cinématographique». Clin d’œil
aux commanditaires, on trouve, surtout dans la première partie,
quelques allusions aux ballets de Chostakovitch ressuscités par Alexeï Ratmanski pour le Bolchoï : Le
Boulon
et Le Clair ruisseau.
Après l'entracte, les grandes scènes d'ensemble en tutus stylisés
évoquent, elles, davantage Balanchine ou Robbins, voire Petipa. La musique revêt
dans tout le spectacle une importance majeure, et tous les mouvements
des danseurs sont calés avec grand soin sur la partition. On en
vient presque à regretter que pour cette reprise, on doive se
contenter d'une bande enregistrée – excellente au demeurant – en
lieu et place de l'orchestre (qui avait officié lors de l'entrée au
répertoire). Mais, pour trois représentations programmées au cœur
de l'été, mobiliser cent musiciens aurait été irréaliste sur le
plan économique. On ne saurait en tenir rigueur aux Ballets de
Monte-Carlo. La compagnie préserve, année après année, une
politique tarifaire raisonnable qui permet à un large public
d'accéder aux spectacles programmés à l'Opéra Garnier et au
Grimaldi Forum.

La Mégère apprivoisée, chor. Jean-Christophe Maillot
Nous
avions eu la chance, il y a deux ans, de découvrir Alessandra
Tognoloni lors d'une répétition de la Mégère
apprivoisée dans les studios
des Ballets de Monte-Carlo, à Beausoleil. Elle avait déjà fait
montre d'une personnalité très affirmée et on pouvait espérer
d'elle, dans le rôle de Katharina, une prestation de haut niveau.
Alessandra Tognoloni n'aura pas déçu. Mégère volcanique, elle
sait aussi se montrer tendre et touchante. Le partenariat – à cent
pour cent italien – avec Francesco Mariottini, espiègle et rusé,
fonctionne sans accrocs. Lorsque le rideau tombe, on s'interroge :
qui a apprivoisé qui? Petruchio, qui a vaincu la résistance
de la belle rétive, ou Katharina, bien prompte à rendre les armes
face à un Casanova gentillet qu'elle espère, au fond, capturer dans
ses rêts?
Koen Havenith (Baptista) - Jaeyong An (Lucentio) - Kathrin Schrader (Bianca)
Le
second couple, formé de Kathrin Schrader et Jaeyong An, a également
convaincu. Il est paradoxalement assez rare que Jean-Christophe
Maillot recrute ses danseurs directement à la sortie de l'école
«maison», l'Académie Princesse Grace. Mlle Schrader,
est un peu «l'exception qui confirme la règle» (il y
en aura peut-être bientôt une autre en la personne de Mackenzie
Brown ?). Entrée dans la troupe en 2016, elle avait été
distribuée en Bianca dès l'entrée au répertoire de La
Mégère apprivoisée et son
adéquation au rôle semble d'une évidence telle qu'on peut se
demander si M. Maillot n'avait pas déjà une idée précise dès
le moment de son engagement. La succession de la flamboyante Anna
Tikhomirova en Gouvernante juchée sur Louboutin à talons-échasses
s'avère sans doute plus délicate à assumer. Il convient en
revanche de souligner les mérites d'April Ball, pétulante Veuve
(joyeuse...).
Romain Feist © 2019, Dansomanie