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Le Ballet du
Bolchoï à Monaco
19
décembre 2014 :
La Mégère apprivoisée (Jean-Christophe Maillot) au
Grimaldi Forum
Ekaterina
Krysanova (Katharina)
Une
créature aux allures de vamp – la mutine Anna
Tikhomirova - s'avance devant le rideau rouge. Jambes interminables et
silhouette de liane, pantalon moulant, plumes noires au bras et
cigarette au bec, la demoiselle s'assoit nonchalamment au bord de la
fosse, l'air de rien, se repoudre le nez, avant d'adresser au public un
sourire enjôleur et faire mine d'applaudir l'orchestre,
jusque-là silencieux. Les lumières
s'éteignent, la musique démarre et le rideau
s'ouvre. La belle franchit le cordon de feu et se lance au milieu de la
scène dans une chorégraphie endiablée.
D'autres protagonistes la rejoignent, des
éléments du décor sous le bras. La
danse, mâtinée de comédie, s'emballe,
en accord parfait avec la partition tonique de Chostakovitch. Le monde
entier est un théâtre dont nous sommes les
acteurs. Le ton du ballet, à l'intrigue shakespearienne, est
donné : cette Mégère sera enivrante, haletante,
électrisante, et elle ne nous laissera, jusqu'au salut
final, nul répit.
Pour
ouvrir en grande
pompe l'année de la Russie à Monaco, le
Bolchoï est
venu présenter au Grimaldi Forum La
Mégère apprivoisée, créée
par Jean-Christophe Maillot pour la compagnie moscovite en juillet
dernier. Pour une fois, pas de Lac des
cygnes,
de Don
Quichotte
ou de Spartacus – nul monument
consacré de la compagnie pour se rassurer -, mais le
Bolchoï seul face à lui-même dans une
création inédite – et par un
Français qui plus est – venant
entériner l'évolution, déjà
amorcée depuis quelques années, de son
répertoire. Certes, le succès - le triomphe
même -, on le sait, avait déjà
été au rendez-vous lors de la première
russe. Il n'empêche, l'événement
était de taille et c'est peu de dire qu'il était
attendu. Pour trois jours, la principauté
d'opérette, caressée en plein décembre
par un soleil miraculeux et par une mer d'huile, devenait le centre du
monde de la danse.
Vladislav
Lantratov (Petruchio) et Ekaterina Krysanova (Katharina)
La
Mégère apprivoisée ne dure qu'une heure vingt,
découpée en deux actes
légèrement inégaux (l'entracte est
même presque de trop), et c'est finalement bien assez. La
grande force du ballet, c'est à la fois sa concentration et
sa densité, le fait qu'il ne connaisse nulle baisse de
tension, à aucun moment, et s'achève - de
manière aussi étrange que frustrante - en nous
donnant l'envie de le revoir aussitôt. Car cette
création est, à l'instar de la dramaturgie
shakespearienne, une mosaïque d'émotions,
où la comédie alterne avec le drame, le rire avec
les larmes, la bouffonnerie la plus triviale avec le lyrisme le plus
pur. Cette intensité émotionnelle se fait sans
doute au détriment de la narration proprement dite, parfois
opaque y compris pour qui connaît la pièce, mais
la construction de l'ouvrage - son moteur - repose à
l'évidence sur d'autres ambitions.
Au commencement, il y a la musique et c'est
elle qui fonde le cheminement du ballet. Jean-Christophe Maillot,
soucieux de parler la même langue que les danseurs nouveaux
auxquels il s'adressait, a en effet souhaité dès
le départ travailler sur cette création
à partir d'une musique d'un compositeur russe. Son choix
s'est porté sur des musiques de film de Chostakovitch,
montées ensemble par le chorégraphe et le
directeur musical du Bolchoï, Igor Dronov. Oscillant entre le
jeu avec les formes passées et la relecture avant-gardiste,
elles constituent un formidable écrin, aussi
énergique qu'expressif, de sentiments et d'ambiances, dans
lequel la danse vient se lover de la plus naturelle des
façons. Dès lors, La Mégère
apprivoisée est moins une histoire à
rebondissements qu'une histoire de couples qui se rencontrent, se
séduisent et s'aiment - ou pas -, une vision des relations, envisagées
selon différents modes, entre
des hommes et des femmes. Le décor, aux limites de
l'abstraction, avec son escalier en demi-cercle, ses colonnades
énigmatiques et ses formes
géométriques mobiles, peut bien être
conventionnel et passe-partout, il est chargé
d'emblématiser l'universalité du propos. Il
laisse au demeurant toute sa place à la danse et
à la mise en scène, forcément
explosive, des rapports amoureux.
Et question personnages, nous sommes servis dans ce ballet. Au centre,
il y a bien sûr Katharina, la fille indomptée et
indomptable de Baptista, qui surgit sur scène dans un cri,
avant de croiser la route de Petruchio, le garçon sans
manières, au machisme brut de décoffrage, qui se
jette - littéralement - en animal (velu) sur sa proie, tel
un Spartacus de bastringue. En contrepoint de ce couple non-conformiste
- extra-ordinaire en réalité -, Maillot donne une
place presque équivalente au couple classique, tout de
douceur et de tendresse, formé par Bianca et Lucentio. Les
prénoms sont suggestifs, les couleurs des costumes aussi
– vert émeraude et noir pour les
enragés, bleu et blanc pour les romantiques. Rien de nouveau
sous le soleil, on retrouve là, en version
modernisée et partiellement comique, le bon vieux dualisme,
déjà largement exploité par le ballet
romantique. Deux prétendants, Hortensio et Gremio, viennent
épicer le quatuor autour duquel le ballet est construit,
tout en conservant un caractère plus insaisissable. Autour
de ce cercle amoureux gravitent encore d'autres figures, en solo ou en
groupe, qui sont moins des personnages aux contours précis
que des ombres qui passent, histoire d'animer le débat. On
ne saura pas vraiment, par exemple, qui est cette Veuve qui traverse la
scène à l'occasion... Quant à la
Gouvernante, interprétée par Anna Tikhomirova, la
femme fatale qui ouvre le bal, elle est moins une maîtresse
de maison qu'un démiurge, tirant de manière
ludique les ficelles de l'action, une figure à la
croisée de la Commedia dell'Arte, du cabaret berlinois et de
la comédie musicale américaine.
Anastasia Stashkevich (Bianca) et Semyon
Chudin (Lucentio)
Que
dire sinon que cette Mégère
est, tant pour les danseurs qui y sont engagés que pour le
public fidèle du Bolchoï, une
révélation, laquelle rejaillit naturellement sur
l'ensemble d'une compagnie qui ne ménage pas ses efforts,
depuis nombre d'années, pour sortir de son image
figée de forteresse du soviétisme
chorégraphique. Toutefois, si
révélation il y a, il faut bien dire que ce l'est
aussi d'abord pour les deux personnages principaux, incarnés
par Ekaterina Krysanova et Vladislav Lantratov. Ekaterina Krysanova,
éternel «second cast», grandie dans
l'ombre de l'immense Natalia Ossipova, trouve peut-être avec
cette Mégère qui porte son prénom le
rôle de sa vie. Loin de tirer le rôle vers une
figure caricaturalement hystérique, elle en saisit
superbement les nuances, entre explosivité maladroite et
désir d'être aimée, énergie
incontrôlée et fragilité touchante.
Cheveux rouges en pétard et beauté en berne,
Krysanova s'oublie, s'oublie en tant que ballerine de la
plus grande compagnie du monde et se métamorphose en diva d'aujourd'hui.
En Petruchio, Lantratov tourne résolument le dos aux
rôles nobles et valeureux sur lesquels il s'est construit. Il
éructe l'animalité et la
grossièreté, tout en réussissant
à nous faire rire. Leur engagement est tellement saisissant
que le délicat pas de deux de la chambre du second acte en
prend une tonalité quasi naturaliste. En regard de ces deux
interprètes, Semyon Chudin et Anastasia Stashkevitch sont
forcément moins à même de surprendre
dans des rôles taillés pour leur
tempérament solaire et leur élégance
cristalline. Il n'empêche, on a rarement vu dans un ballet
les émois amoureux, comme rite de passage à
l'âge adulte, se raconter de manière aussi
délicate et touchante que dans les deux pas de deux
– des presque morceaux de bravoure - que Maillot a
écrits pour Lucentio et Bianca au premier et au second
actes. La danse de Chudin - un paroxysme de lyrisme qui
réussit à n'être jamais
déplacé - est d'un classicisme enchanteur, son
jeu d'une finesse attendrissante, et l'on n'ose imaginer ce que ce
talent d'exception peut offrir aux côtés d'Olga
Smirnova, malheureusement absente, dont les bras voluptueux et les
sublimes arabesques viennent se superposer naturellement à
la chorégraphie de Maillot. Par-delà le quatuor
principal, c'est l'ensemble de la troupe qui enthousiasme, d'Igor
Tsvirko et Viacheslav Lopatin, rivalisant de drôlerie et de
virtuosité dans les rôles des
prétendants, aux tout jeunes danseurs du corps de ballet,
serviteurs vifs et joyeux, aussi chics qu'épatants.
Bien peu de créations, a fortiori dans le domaine complexe
du
ballet narratif, parviennent à laisser aujourd'hui un tel
sentiment d'accomplissement et de communion entre un
chorégraphe, habitué à travailler avec
une troupe
qu'il connaît par coeur, et une compagnie de
répertoire,
à l'identité très forte. Dans cette
affaire, il
semble que personne n'ait accepté de se laisser intimider ou
dominer par l'autre et l'étrangeté, au lieu de se
faire
contrainte et pesanteur, est devenue, plus qu'un défi, une
libération pour ses différents acteurs. La grande
réussite de Maillot, qui aurait pu s'y casser le nez (comme
quasiment tous les chorégraphes invités se sont
cassé le nez à l'Opéra de Paris),
c'est d'avoir su
emmener ces danseurs - tous absolument exceptionnels, on ne le dira
jamais assez - ailleurs, très loin de ce qu'ils ont ont
l'habitude de faire, tout en les respectant infiniment pour ce qu'ils
sont. Loin de rompre avec ce qui fait leur être et
définit
leur identité d'interprètes, il a su travailler
cette
matière unique pour en faire émerger autre chose.
Ainsi
a-t-il sollicité leur virtuosité
légendaire, leur
talent dramatique, leur vocation à émouvoir
à tout
prix, sans jamais privilégier la technique, voire la
pyrotechnie, au détriment de l'expressivité - une
expressivité d'aujourd'hui. A cela, les danseurs du
Bolchoï
n'ont pu que répondre positivement, avec leur passion, leur
fougue - leur hénaurmité d'une certaine
manière
aussi. Comme un couple d'amoureux, Maillot et le Bolchoï se
sont
cherché et finalement trouvé à travers
ce ballet
flamboyant. Puissent-ils donc, à l'image des
héros de
cette Mégère,
veiller désormais l'un sur l'autre et - pourquoi pas? -
vieillir ensemble.
Bénédicte
Jarrasse © 2014, Dansomanie
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Vladislav
Lantratov (Petruchio) et Ekaterina Krysanova (Katharina)
La Mégère
apprivoisée
Musique : Dimitri Chostakovitch
Chorégraphie : Jean-Christophe
Maillot
Argument : Jean Rouaud, d'après William Shakespeare
Scénographie : Ernest
Pignon-Ernest
Costumes : Augustin Maillot
Lumières : Dominique Drillot
Katharina
– Ekaterina Krysanova
Petruchio – Vladislav Lantratov
Bianca
– Anastasia Stashkevich
Lucentio – Semyon Chudin
La
Gouvernante – Anna Tikhomirova
La Veuve – Anna Balukova
Hortensio
– Igor Tsvirko
Baptista
– Artemy Belyakov
Gremio – Vyacheslav Lopatin
Grumio
– Gerorgy Gusev
Les Servantes – Ana Tourazashvili, Yanina
Parienko, Daria Bochkova
Diana Kosyreva, Daria Khohklova, Anastasia Gubanova
Les
Servants / Les Brigands – Batir Annadurdyev,
Sergueï Kuzmin, Dmitri Dorokhov
Maksim Surov, Alexeï Matrakov, Dmitry Zuk
Ballet du Bolchoï
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dir. Igor Dronov
Vendredi
19 décembre 2014, Grimaldi Forum, Monaco
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