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entretiens
Jean-Christophe Maillot : Ma Mégère apprivoisée

18 décembre 2014 : J.-C. Maillot - La Mégère apprivoisée, de Moscou à Monte-Carlo


A l'occasion de la tournée monégasque du Bolchoï, Jean-Christophe Maillot a longuement reçu Dansomanie pour évoquer son dernier ballet, La Mégère apprivoisée [lire notre critique du spectacle en cliquant sur le lien], créé le 4 juillet 2014 à Moscou, et qui figurait pour la première fois à l'affiche du Grimaldi Forum le 19 décembre dernier. Cette représentation de gala ouvrait les festivités célébrant l'amitié entre la Russie et la Principauté de Monaco, qui se poursuivront durant toute l'année 2015.





PREMIERE PARTIE : Genèse d'une création


Comment a commencé votre histoire avec le Bolchoï?


Elle a commencé lorsque Sergueï Filin était encore lui-même danseur de la compagnie. Il avait vu, je crois, mon Roméo et Juliette, dont il a dit d'ailleurs qu'il aurait bien aimé pouvoir le danser à l'époque, ainsi que d'autres productions. Quand il est devenu directeur du Stanislavsky, il m'a contacté pour savoir si cela m'intéresserait de remonter un ballet là-bas. En général, je suis assez réticent pour remonter des ballets à l'extérieur, du moins je l'ai été assez longtemps, maintenant ça va mieux. Ensuite, Sergueï a été nommé directeur du Bolchoï et il est revenu me voir. Il a beaucoup parlé et il a parlé de manière très convaincante. Ce qui l'intéressait, bien plus que d'avoir un de mes ballets au répertoire, c'était de trouver un chorégraphe qui pouvait explorer les particularités des danseurs du Bolchoï, qui sont de fait de très beaux danseurs, mais qui sont aussi des danseurs très préoccupés par le jeu d'acteur. Ma démarche chorégraphique l'intéressait parce que j'ai cette volonté  de remettre au goût du jour l'attitude des danseurs dans des ballets narratifs. Ce qui a été formidable, c'est qu'il a bien compris que je ne pouvais pas travailler avec des danseurs que je ne connaissais pas.

Il m'a donc invité à Moscou, où j'ai commencé à les rencontrer. Je les ai invités en retour à Monaco à l'occasion de la création de Lac. J'ai fait venir la compagnie une semaine avant la première. Je voulais présenter au public un deuxième acte traditionnel, avec les danseurs du Bolchoï, au milieu de mon premier et de mon troisième actes, avec mes danseurs. C'est quelque chose qui se fait assez souvent avec des chorégraphes dits «académiques»  : on rechorégraphie le premier et le troisième actes, mais évidemment on ne touche pas le deuxième, parce qu'il est sacré. Ou alors on a des gens comme Mats Ek ou Matthew Bourne qui font une relecture tellement complète du ballet que ça ne pose pas de problèmes de l'éliminer. Cela me permettait de mieux les connaître et des liens se sont créés. C'est là qu'on a commencé à envisager la possibilité d'une création. Comme je voyais aussi qu'il y avait un appétit de leur part, ce qui était pour moi le plus important, je me suis dit  : «allons-y!».

Ensuite, il y a eu cet accident terrible avec Sergueï [attentat au vitriol contre Sergueï Filin, directeur du Ballet du Bolchoï, ndlr]. Des chorégraphes qui avaient prévu de faire des choses là-bas ont annulé et c'est vrai, tout cela a quelque chose d'effrayant. D'un autre côté, je trouvais justement qu'avec ce qui venait de lui arriver, il était hors de question de ne pas aller jusqu'au bout du projet. Il n'y avait pas de raison qu'ils aient la double peine.  

L'aventure est donc partie comme ça, d'une rencontre avec Sergueï, parce que je trouve que c'est un type passionnant. Il a un regard vraiment intéressant sur ses danseurs. Il a rafraîchi toute une génération de danseurs qui sont aujourd'hui les danseurs les plus importants au Bolchoï. Et puis après, ça a été, comme toujours, une histoire humaine... J'avais envie de faire La Mégère apprivoisée avec eux, parce que je sentais que c'était un territoire où l'on pouvait explorer pas mal de grandes émotions et de grands sentiments humains.


Pourquoi justement avoir choisi cette comédie de Shakespeare, La Mégère apprivoisée, qui, du reste, a déjà été mise en ballet?

Oui, une fois, par Cranko.


Et le ballet de Cranko vous a-t-il influencé?

Bien sûr, parce que je l'ai dansé! Moi je m'intéresse à la relecture de ces œuvres et La Mégère apprivoisée, c'était vraiment quelque chose qui m'avait marqué, entre autres parce que j'avais eu la chance de le danser avec Marcia Haydée à Hambourg. Marcia était sublime dedans et Cranko est un chorégraphe qui m'a toujours fasciné. Il avait l'intelligence de la narration. Il y a aussi quelque chose de très humain dans son écriture chorégraphique.

Mais je me demandais pourquoi cette œuvre n'avait jamais été reprise. Je crois savoir pourquoi. C'est une œuvre a priori légère, dont la dramaturgie n'est pas a priori passionnante, il n'y a pas non plus de grand drame. En même temps, je trouve qu'il y avait un symbole, assez cliché, de ce que l'on peut imaginer comme le comportement masculin russe, c'est-à-dire un regard un peu brut, cru, avec les relations féminines. Il est vrai aussi que la pièce a aujourd'hui un parfum presque scandaleux, c'est une vision de la femme assez effrayante. Je crois cependant que La Mégère apprivoisée, c'est bien plus que cela. C'est un merveilleux tableau qui brosse, de manière amusante, les grands caractères des relations amoureuses. J'ai développé cet aspect en faisant quatre couples, mais au départ, il y a bien tous les clichés des relations amoureuses et sociales  : le père qui veut marier sa fille par intérêt financier, et puis, au milieu, cette femme extraordinaire, qui est hors des conventions, hors des règles, qui s'en moque complètement. A mon avis, elle est le symbole même d'une merveilleuse relation amoureuse, parce que ce qu'elle cherche, ce n'est pas quelqu'un qui la mate, quelqu'un qui la dresse, mais quelqu'un d'aussi extraordinaire qu'elle. Elle a envie de rencontrer quelqu'un qui soit à la hauteur de ce qu'elle est elle-même. Pour moi, cela correspondait bien à l'idée que je me faisais de ces danseurs, même si je ne les connaissais pas à ce moment-là. Depuis, je sais qu'ils ont une très belle sensibilité, un très grand sens de l'humour dans leur travail. Ils ont une facilité à interpréter les choses qui est assez exceptionnelle et, en même temps, ils ont cette incroyable technique, qui n'a l'air de rien. Ça plaisait à Sergueï, du moins il partait du principe que ce qui me plaisait lui plairait. Il n'avait pas du tout l'attitude d'un directeur de compagnie qui souhaitait imposer à un chorégraphe ce qu'il devait faire. Il me laissait une entière liberté.

Mon premier vrai travail a été de trouver une partition musicale, parce que celle qu'a utilisée Cranko, je dois dire, est assez effrayante. C'est une espèce de réécriture de Scarlatti et musicalement, c'est  imbuvable. Ça faisait longtemps que j'avais envie de travailler sur la musique de Chostakovitch. J'avais fait une pièce sur un quatuor il y a de très longues années. J'ignorais tout de ces musiques de film de Chostakovitch et j'ai découvert là un univers absolument extraordinaire. J'ai donc pu créer une partition et elle fonctionne super bien. Surtout, ça m'intéressait de prendre un compositeur russe pour qu'on ait avec les danseurs un point de rencontre. Comme c'était la première fois qu'ils se retrouvaient face à un chorégraphe étranger pour faire un ballet narratif (ils avaient bien fait l'expérience avec Pierre Lacotte pour La Fille du pharaon, mais c'était plus une reconstitution), je savais que Chostakovitch, c'était un univers qu'ils connaissaient, dans lequel ils se sentiraient en confiance. Et je suis certain que ça a facilité la rencontre.


Vous avez donc procédé à un montage de différentes musiques de Chostakovitch?


Vous savez, je suis de formation musicale et je suis très attentif à la composition musicale des œuvres sur lesquelles je travaille. J'ai donc fait un découpage vraiment très précis. Je l'ai fait seul, parce qu'ils ont mis pas mal de temps à me désigner un chef d'orchestre. Mais j'étais très heureux, parce que quand le chef a reçu ma partition avec le découpage que j'avais choisi, il était enchanté. Ce que je sais aussi, c'est que les Russes ont découvert la musique de Chostakovitch d'une manière nouvelle, différente. Pour les Russes, Chostakovitch a une signification qui est au-delà de la musique. Par exemple, dans le Huitème quatuor à cordes op. 110, il y a un hommage aux victimes du fascisme pendant la guerre. Quand ils entendent cette musique, elle est toujours liée à quelque chose qui, sur le plan historique, est chargé pour eux de sens et d'émotion. Sur cette musique-là, j'ai fait quelque chose de beaucoup plus amusant, de beaucoup plus léger, un pas de deux amoureux, presque sexuel même. Je voulais leur montrer qu'on pouvait percevoir la musique sans cette signification particulière, si spécifique à la culture russe. Au Bolchoï, ils ne savaient pas comment le public allait réagir et finalement les choses se sont très bien passées. Cela a aussi fait comprendre aux Russes que Chostakovitch est certes un compositeur russe engagé, dont l’œuvre a une signification politique très importante, mais qu'avant d'être Russe, il est un compositeur, et donc qu'il est universel. J'ai trouvé formidable de leur apporter une lecture sincère et respectueuse de la musique de Chostakovitch, détachée de la lourdeur historique qu'elle représentait pour eux. D'ailleurs, il y a des extraits de pièces emblématiques, comme Le Boulon, Le Clair Ruisseau...

mégère apprivoisée
Ekaterina Krysanova (Katharina) et Vladislav Lantratov (Petruchio)


Pour en revenir au choix de La Mégère apprivoisée, n'y avait-il pas là aussi une sorte de sujet idéal pour  un ballet, avec notamment deux personnages féminins très contrastés, comme dans le ballet romantique?

Oui, évidemment. Mais de toute façon, ce sont de grands archétypes, que l'on retrouve dans toutes les histoires, Le Lac des cygnes, Roméo et Juliette, Giselle... On s'aperçoit aussi que la vraie rencontre, elle se passe au-delà du sujet. Moi j'avais juste besoin de trouver un sujet avec lequel je sentais que la rencontre pouvait être confortable, au moins avant de me retrouver face aux difficultés. C'est déjà suffisamment lourd quand on arrive au Bolchoï, quand on n'a pas fait de créations à l'extérieur depuis vingt-cinq ans, quand on ne parle pas la langue... C'est un sujet dans lequel je me sentais tout à fait à l'aise.

C'était aussi un sujet que j'avais promis au départ à Bernice [Coppieters] quand elle avait 23 ans. J'étais convaincu qu'un jour, je ferais La Mégère apprivoisée pour elle. Il y avait aussi cet aspect circonstanciel. Comme elle est en train de s'arrêter de danser - c'était déjà un peu le cas à l'époque -, je lui ai dit  : «Je pense que je ne ferai jamais La Mégère apprivoisée pour toi, mais en revanche, il est inimaginable que je fasse cette Mégère sans que tu sois là». C'était la première fois qu'elle m'assistait sur une création. J'ai un peu le sentiment aussi que j'ai fait La Mégère avec elle. De toute façon, quand je chorégraphie, je chorégraphie toujours avec elle. Il y avait une forme de poésie dans cette situation.



Vous avez dit que cela faisait plus de vingt ans que vous n'aviez pas travaillé pour une autre compagnie. Qu'est-ce qui vous arrêtait?

Encore une fois, je pense que j'ai vraiment besoin d'être dans une relation humaine avec les danseurs. J'ai besoin de travailler avec des gens sur un terrain connu. Mon travail est trop lié à la relation que j'ai avec le danseur au moment où je le fais pour ne pas le connaître. Mon travail chorégraphique ne me suffit pas à moi-même pour me mettre en confiance. Il faut que j'ai en face de moi quelqu'un dont le retour est équivalent à mon engagement. L'idée d'aller dans une compagnie faire une création, en soi, ça n'a pas de sens pour moi. 


Vous aviez eu des propositions?

Oui, j'en ai eu, beaucoup même. Mais beaucoup de gens savaient aussi qu'avec moi, ce n'était pas la peine. J'avais ce réflexe, que beaucoup de chorégraphes ont, qui consiste à remonter d'abord un ballet, ce qui permet de connaître les gens. Je me demande si c'est vrai d'ailleurs, mais disons que c'est plus confortable.

Cela fait quarante ans que je suis dans ce métier, et il y a un moment où on a aussi envie de tenter des aventures qu'on n'a pas osé tenter. Je déteste ce terme de «mise en danger», parce que je ne vois pas très bien où est le danger – quoiqu'au Bolchoï... (rires) -, mais je sentais que c'était aussi intéressant pour moi de me confronter à un nouveau regard. J'ai une compagnie internationale – vingt-cinq nationalités! -, et là-bas, on arrive, et il y a deux cent cinquante Russes. Dans ce théâtre de trois mille cinq cent personnes, il n'y a que des Russes. Et puis, il y a cette histoire absolument extraordinaire, même si je ne m'en préoccupais pas trop... Moi, ce qui m'intéressait, c'était la relation immédiate avec eux. Là où Sergueï a été formidable, c'est qu'il a compris que je ne pouvais pas travailler avec des gens que je ne connaissais pas. Je n'ai même pas eu à le lui dire, il s'est débrouillé pour que je voie les danseurs, pour que je les rencontre, pour que je les apprivoise avant toutes choses. C'est pour ça aussi que je parle toujours de Sergueï. Sans son attitude, je ne l'aurais pas fait. Il m'a même proposé de m'envoyer des danseurs pendant cinq-six jours ici. Dès le jour où je suis entré dans le studio pour travailler, je me suis senti bien. Et moi, si je ne me sens pas bien, je ne peux pas travailler. Je n'aime pas travailler dans le conflit, je déteste ça. Le côté «je te pousse à bout pour sortir de toi quelque chose» m'exaspère. On ne sort rien de personne s'il ne le souhaite pas. Je n'ai jamais cru qu'il fallait pousser les gens dans des retranchements insupportables pour faire sortir d'eux des choses qu'ils ignorent eux-mêmes. J'aime beaucoup quand la répétition est légère, quand il y a de l'humour, j'aime beaucoup que l'on comprenne que même si l'on est en train de travailler, c'est une relation humaine qui se passe. Quand on arrive à instaurer ça, quand la personne se sent bien, non pas jugée, critiquée ou poussée à bout, mais au contraire libre d'être ce qu'elle veut, elle arrive alors à sortir des choses incroyables. Elle ose avouer des choses que moi je peux prendre et mettre en vie. On peut percevoir chez les gens des fragilités, des complexes ou des craintes, mais ce n'est pas intéressant d'aller les chercher par la violence. La relation amoureuse est nécessaire. S'il n'y a pas d'amour dans le studio, je ne peux pas travailler.


mégère apprivoisée
Vladislav Lantratov (Petruchio) et Ekaterina Krysanova (Katharina)



DEUXIEME PARTIE : Travailler au Bolchoï


Comment s'est passé le choix des interprètes?

Le Bolchoï m'a d'abord imposé deux distributions, ce que je fais rarement avec mes danseurs. Ça a donné lieu à une très grande négociation. Mais ils m'ont convaincu à partir du moment où ils m'ont dit qu'ils tenaient vraiment à garder la pièce au répertoire si elle était réussie. Évidemment, vu l'activité du Bolchoï, c'est inimaginable qu'ils n'aient qu'une distribution. J'en ai d'ailleurs la preuve aujourd'hui, puisque j'ai ma Mégère qui est un peu malade cet après-midi et je suis un peu inquiet pour demain [Ekaterina Krysanova avait de la fièvre au jour de la générale, mais tout s'est finalement bien passé, ndlr].

Pour le reste, il y a eu deux cent cinquante danseurs à auditionner. Il y a une dizaine ou une quinzaine de cours chaque matin et chacun dure une heure. Je les ai donc tous vus ou presque. Sergueï a été formidable là-dessus. Il m'a dit : «Tu prends qui tu veux, comme tu veux». J'ai fait une première sélection. Après, il y a eu pas mal de danseurs qui sont venus d'eux-mêmes, qui ont demandé à être auditionnés. Au début, j'avais réuni tout le monde et je leur avais quand même dit de se renseigner sur mon travail. Je les avais prévenus que si ça ne leur disait rien, ce n'était pas la peine de venir auditionner. Je savais qu'ils étaient payés au spectacle, qu'ils pouvaient donc être tentés de participer à l'aventure, soit parce que ça les flattait, soit parce que ça leur faisait gagner de l'argent. Mais ça, je leur avais bien précisé, j'étais à même de le détecter! Je voulais des gens qui aient vraiment envie du spectacle. J'ai néanmoins eu le sentiment qu'ils avaient envie d'y participer dans leur grande majorité. Il n'y a eu aucune arrogance de leur côté. J'ai senti un appétit de leur part, chose qui devient, il faut bien le dire, assez rare dans le monde de la danse. C'était très excitant. Après, la sélection s'est faite petit à petit... sauf que certains se sont imposés d'eux-mêmes, parmi lesquels Krysanova.

Ekaterina Krysanova est une danseuse que j'avais vue ici, à Monaco, dans le Cygne noir, et curieusement, je m'étais plus ou moins promis que je ne travaillerai pas avec elle. Elle avait une attitude qui m'inquiétait. Mais elle a tellement voulu le faire qu'elle s'est imposée à moi. Je trouve ça formidable un danseur qui a à la fois la volonté et la capacité de vous faire changer d'opinion. Je ne l'avais pas spécialement demandée et c'est elle qui est venue vers moi. Elle m'a arrêtée un jour et m'a demandé : «Pourquoi vous ne voulez pas m'auditionner? Je veux venir». Je lui ai répondu évidemment : «Eh bien, viens!» On avait déjà dessiné en partie les costumes et le costume de la Mégère est tout vert. Elle est arrivée à la répétition en tee-shirt vert et elle avait du eye-liner vert! Je me suis demandé si elle avait vu une maquette du costume quelque part. Si c'était le cas, c'était génial, et si elle ne l'avait pas fait exprès, elle s'imposait d'elle-même. Ce sont des choses qui comptent pour moi. C'était un petit signe, mais je crois qu'il n'y a pas de hasard... C'est elle la Mégère. En tout cas, c'est elle la source principale de l'inspiration. Après, il y a évidemment son tempérament. Elle est très atypique comme danseuse, mais quand elle est juste, elle devient tellement féminine! Et la Mégère, c'est une peste certes, mais on doit aussi pouvoir l'aimer et la comprendre.

J'ai adoré travailler avec Katya [Krysanova], mais Olga [Smirnova], pour moi, c'est une merveille. Elle aussi a été une source d'inspiration énorme, et d'ailleurs, on a prévu de faire plein de choses ensemble. C'est une danseuse hors du temps, hantée par la danse. Elle est «antique»! Je me souviens qu'elle revenait vers moi le lendemain d'une répétition, elle avait réfléchi à tout ce que je lui avais dit. Elle me faisait aussi tout un drame si je n'avais pas de corrections pour elle après la répétition. Elle est malade depuis quatre mois et je suis très triste qu'elle ne soit pas là. Elle, de son côté, est dévastée de ne pas être là. La distribution de cette première [Anastasia Stashkevitch remplaçait Olga Smirnova dans le rôle de Bianca, ndlr] est donc un peu biaisée, car Olga est beaucoup plus grande qu'Anastasia [Stashkevitch]. Anastasia est adorable, très mignonne, mais un peu frêle par rapport au rôle. Ce qui est magnifique avec Olga, c'est qu'elle est d'une beauté... et féminine avec ça. Avec Katya, qui est plus petite, le contraste était très fort. Là, comme Anastasia est plus petite, il y a quelque chose qui se perd un peu, mais bon, elle, Krysanova, [Anna] Tikhomirova, [Kristina] Kretova, qui danse dimanche avec Denis Savin, elles sont toutes très bien...

Il y a bien sûr Svetlana [Zakharova] qui n'est pas là. En fait, je ne l'avais pas demandée. Je pensais que ça ne l'intéresserait pas, mais elle est venue elle aussi auditionner. Elle a vraiment voulu participer. Elle était au milieu des autres filles et elle était formidable. J'ai beaucoup de respect pour elle, mais je la voyais plus en Bianca qu'en Katharina, et vu le statut des danseurs au Bolchoï... C'est hallucinant, c'est l'équivalent des footballeurs en France, ce sont des demi-dieux... Cela me surprend toujours un peu, mais je trouve formidable ce respect qu'ils ont là-bas pour les danseurs. Je lui ai donc expliqué que ça me paraissait difficile, mais bon, on a un autre projet ensemble. Et on le fera!

Les choses n'ont pas été simples, mais en fin de compte, il y a eu une rencontre... Smirnova était divine, Chudin magnifique, Lantratov, Lopatin, Tsvirko... Voilà une génération de danseurs absolument incroyable. En fin de compte, je pense que j'ai trouvé la distribution de rêve. Quand on les regarde, ce sont eux les caractères. C'est comme un film : j'ai deux-cent cinquante personnes qui auditionnent, je cherche les rôles et je crée les caractères sur eux et ce sont eux les caractères. C'est cela que j'adore dans mon travail et c'est pour ça que faire une création à l'extérieur, oui, ça peut être un plaisir de chorégraphe, mais je pense que ça demande d'avoir un ego énorme par rapport à son écriture. J'admire ceux qui peuvent le faire, mais moi je ne suis pas comme ça.


Qu'est-ce qui a changé pour vous dans le travail avec les danseurs du Bolchoï, qui est une compagnie de répertoire, par rapport à celui que vous menez avec votre compagnie? Quelles difficultés avez-vous rencontrées?

Ils ont d'abord une manière totalement différente de travailler. Avec mes danseurs, j'ai l'habitude d'un engagement permanent, total, mais évidemment, ils sont liés à mon travail. Là-bas, ils font trois cents spectacles par an. Il m'arrivait de faire des répétitions où je n'avais sur un couple qu'un des deux danseurs et je voyais l'autre le lendemain. J'avais des danseurs qui arrivaient en répétition et qui sortaient du spectacle du Prince Igor, ils étaient encore maquillés... J'ai passé douze semaines là-bas et je faisais en trois heures ce que je peux faire ici en une heure.

Ce qui change aussi, ce sont des codes de comportement et de travail. Quand on a des danseurs qui s'engagent à venir travailler avec vous, on attend d'eux – à juste titre – et on reçoit d'eux – à juste titre aussi – un engagement total. J'ai quand même été assez surpris, parce qu'ils connaissaient très bien mon travail. Merci Youtube! Ça permet vraiment une perception du ballet qu'on n'aurait pas eue il y a une quinzaine d'années. J'avais quand même du mal à les décoder au départ. La langue a été un gros problème, parce qu'ils ne parlent vraiment pas anglais. Au début, je ne voulais pas d'interprète. J'étais convaincu que j'arrivais à leur expliquer les choses et puis un jour, j'expliquais quelque chose d'assez délicat à Olga [Smirnova], Bernice était à côté de moi, et elle me dit : «Je ne suis pas sûre qu'elle ait compris». Je m'adresse alors à elle : «You understand?». Là, je me suis rendu compte qu'ils avaient un profond respect pour le chorégraphe en face d'eux. Ce n'est pas forcément quelque chose que l'on perçoit. La langue fait qu'à chaque fois qu'ils font un commentaire, on a une tendance paranoïaque, et l'on croit que... En fait, pas du tout. Mais à partir de là, je me suis dit qu'il fallait que ce soit plus précis. J'ai pris une interprète et j'ai complètement changé ma manière de travailler. Je ne m'adressais plus à eux, je me parlais à moi-même et elle était mon porte-voix. Ça crée des décalages assez forts, mais leur attitude a été formidable. Maintenant, c'est vrai qu'ils s'économisent beaucoup, parce qu'ils dansent beaucoup. C'était la première fois de ma vie où j'arrivais à la première, j'avais fait trois filages là où d'habitude, j'en fait une vingtaine. Je n'ai donc pas vraiment vu le spectacle avant la générale, c'était assez curieux.


Les danseurs du Bolchoï vous offraient une matière différente, plus virtuose que celle de vos danseurs, mais l'évolution du répertoire de la compagnie, engagée depuis quelques années, vous a-t-elle été aussi sensible?

Ils sont en fait d'une grande modernité. La moyenne d'âge est de vingt-quatre ans. Smirnova a vingt-deux ans, Lantratov vingt-cinq ans... Ce sont des gosses! Ils vont sur Internet, ils sont dans le monde... L'autre soir, j'ai emmené Krysanova voir le spectacle de Maguy Marin / Von Vépy à Monaco, j'ai eu l'impression que je l'emmenais sur la planète Mars, qu'elle découvrait un truc dont elle n'avait même pas idée, et en même temps, elle m'en a fait une très bonne analyse. Ils ne sont pas bloqués dans leur truc, ils y sont certes entretenus par leur entourage, mais dans le studio, c'est différent. Et c'est ça aussi qui m'a surpris. Ils sont jeunes, mais pas trop formatés, enfin, un peu quand même (rires)... Par exemple Lantratov, ça a été pénible de ne pas le faire marcher comme dans les ballets de Grigorovitch en traînant les pieds... Lui faire simplement lever le talon, le faire marcher normalement..., sa seule défense au début, c'était de faire l'idiot. Il se sentait pris en défaut et, de façon générale, ils détestent ça, que l'on remette en cause ce qui est ancré en eux. Or, ce n'est pas du tout ce que je cherchais, je n'ironisais pas quand je le corrigeais, car j'ai beaucoup de respect pour ce qu'ils sont et ce qu'ils font. J'ai vu par exemple Ivan Le Terrible, que je n'avais jamais vu, et j'ai adoré! Quand on voit ça, on se demande vraiment d'où ça sort. Quand on pense que ça a été fait en 1974, qu'un truc pareil était là quand Trisha Brown et Merce Cunningham faisaient ce qu'ils faisaient... Mais d'un autre côté, leur engagement est tel, c'est comme lorsqu'on regarde un film de Murnau, c'est hallucinant de voir comme ils y croient! Donc lui  enlever ce tic, ça n'a pas été simple, mais d'un autre côté, quand il s'est mis à oublier sa fierté, à passer outre ce sentiment d'être pris en défaut, il y avait quelque chose qui se libérait en lui qui était formidable. Lantratov, c'est le danseur soviétique par excellence, un danseur extrêmement académique, et là, maintenant, en Russie, c'est devenu un sex-symbol! Il n'a pas mesuré au départ à quel point il découvrait un espace de liberté. Il est extraordinaire dans le spectacle. Il est d'une telle liberté, il est d'un machisme hallucinant et, en même temps, on arrive à percevoir en lui une grande tendresse.

mégère apprivoisée
Olga Smirnova (Bianca) et Semyon Chudin (Lucentio)


Certains d'entre eux avaient notamment participé à l'entrée au répertoire d'Appartement de Mats Ek...

Ils ont fait une pièce de Kylián, une pièce de Mats Ek, du MacGregor aussi, mais c'était toujours dans le contexte d'une reprise. Et puis, à la limite, j'ai envie de dire, c'est presque plus simple pour eux, intellectuellement, de faire du Mats Ek, qui est radicalement différent de ce qu'ils font, que de faire ce que je leur propose, qui est très très proche de ce qu'ils font, mais subtilement différent. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai toujours hésité à faire des créations à l'extérieur. J'ai par exemple assez mal vécu mon Roméo et Juliette au Pacific Northwest Ballet, parce qu'ils ont tiré ce Roméo vers eux, vers la manière dont ils ont l'habitude de danser Roméo... Et mon travail à moi, c'est entre les pas, c'est dans le comportement, c'est dans une certaine manière de se tenir qu'il prend vie. Ce sont ces petites choses qui font que le ballet ne se confond pas avec ce qu'ils ont l'habitude de faire. Si jamais ils ne comprennent pas ça, mon écriture est sans intérêt. On retrouve un espèce de ballet néo-classique et voilà tout. Quand ils font du Mats Ek, ils ne peuvent pas tourner autour du pot. Au pire, le danseur est un peu coincé parce qu'il a le dos tendu, mais au bout d'un moment, ça vient et, de fait, ils le prennent comme quelque chose qui est très éloigné d'eux.

En revanche, moi, je fais faire à Chudin un manège de coupés-jetés et je lui demande ailleurs de casser son dos pour être fragile quand il prend la main de la fille - et c'est là qu'il me répond : «Mais un garçon ne fait pas ça!». En fait, cela veut dire, un prince dans La Bayadère ne fait pas ça! On l'a embêté pendant quinze ans pour qu'il garde son dos droit et que son bras soit en harmonie avec sa main, alors forcément, il ne comprend pas que le bras peut aller ailleurs. Tout cela a été un vrai travail, un travail fascinant, et je suis certain qu'ils l'ont entendu. Du coup, je crois que le public russe était ravi de voir Chudin fragile, Smirnova un peu plus espiègle qu'elle ne le paraît, Krysanova complètement libérée, Lantratov comme ça... incroyable... il y a un moment, il entre en scène, on a l'impression qu'il a bu quinze bouteilles de bière... Bref, ça leur a fait du bien – et à moi aussi.

Il faut en particulier leur apprendre à ne jamais regarder le public, et aussi à se regarder dans les yeux. Tout ça est nouveau pour eux. Ils séduisent le public certes, mais ils ne vont pas le chercher. C'est aussi pour ça que nous les spectateurs, on peut commencer à y croire. C'est comme au cinéma! Ils doivent vivre les émotions à l'intérieur de la pièce. Lantratov, quand il entre en scène, il sait très bien que son numéro est génial, mais cela reste dans la pièce. C'est cela qui intéressait Serguei, il connaît ses danseurs, et il sait que c'est cette dimension-là qui peut les enrichir.



Que pensez-vous en fin de compte avoir apporté aux danseurs du Bolchoï et que vous ont-ils apporté en retour ?

Je pense que je leur ai offert la possibilité d'avoir une relation un peu plus vraie avec eux-mêmes. La plus belle chose que j'ai entendue, c'est quand Olga [Smirnova] m'a dit qu'elle ne pourrait pas danser Le Lac des cygnes de la même manière après. C'est tout bête, mais je pense que c'était la première fois qu'ils se regardaient dans les yeux les uns les autres. C'était la première fois que des gens comme Semyon [Chudin] ou Vladi [Vladislav Lantratov] n'avaient pas peur, par exemple, de paraître fragiles auprès d'une femme dans un rôle. C'est quelque chose que j'ai relié à leur réalité d'êtres humains. On peut danser tous les rôles, et les rôles les plus académiques, mais ce n'est pas pour ça qu'il faut disparaître au profit d'un rôle. On peut aussi exister humainement avec ça. J'ai ressenti qu'il y avait là quelque chose d'important pour eux. De manière générale, il y a eu, sur cette production, beaucoup, beaucoup de plaisir, et dans tout le Bolchoï, avec les équipes techniques, avec les costumes...

En ce qui me concerne, j'ai pu pousser plus loin ce sur quoi je me freine parfois ici. Je crée évidemment avec les gens que j'ai. Au Bolchoï, je me suis énormément amusé avec leurs capacités techniques. Parce que ça n'est quand même pas désagréable de les voir danser comme ça... Je me suis fait plaisir avec le solo de Katharina, qui est une vacherie, et je ne peux pas ne pas être excité par ce que me fait Krysanova - le petit manège de piqués en accéléré, les déboulés, les quatre pirouettes... On ne sait pas d'où ça sort... Je n'aurais pas forcément pu faire ça avec certains de mes danseurs et elle, elle le fait les doigts dans le nez, c'est rien pour elle, enfin si, mais bon... Quand je vois Semyon faire un manège de coupés-jetés, quand je vois une qualité pareille dans l'articulation de la danse, ça m'émeut, je trouve ça magnifique! J'ai pu m'éclater avec la technique, les arabesques et les bras de Smirnova... J'ai retrouvé le plaisir de la technique, le plaisir que j'ai à articuler la danse, tout en travaillant sur la narration. Et puis ce sont des bosseurs incroyables. Ils ne montrent jamais qu'ils sont fatigués. Il y a chez eux une espèce de fierté qui est d'ailleurs difficile à comprendre. On le prend très souvent pour un défi, mais c'est juste que ça leur est insupportable de ne pas pouvoir faire tout ce que l'on demande. Il faudrait leur poser la question, mais je pense que ça a été un très beau moment pour eux aussi. La danse européenne a énormément mis en avant la nécessité de montrer la dynamique physique, la force, et eux ont encore cette conception – juste – que l'effort ne doit pas se voir – c'est la différence avec le sportif! Cette volonté permanente qu'ils ont de nier l'effort pour le public est assez extraordinaire. Dans le fond, ils ne prennent pas assez soin d'eux, ils n'arrêtent jamais... J'ai été surpris cependant, parce que Bernice était là et elle embêtait beaucoup les filles sur l'articulation, sur le pied... et en fait, personne ne leur dit jamais rien là-dessus, parce qu'a priori, ils sont arrivés à un tel niveau... Donc ils étaient toujours étonnés, mais aussi ravis, qu'on les embête sur une articulation, sur un passé, sur une glissade, sur des petites choses... et qu'on leur explique la nécessité d'être très attentif à la manière de marcher, de bouger, d'articuler un bras, pourquoi on le fait, comment on réagit ou comment on ne réagit pas avant que l'action ait lieu... Tout cela, ce sont de petits détails qu'on peut tout à fait appliquer après dans Giselle ou dans Le Lac.

Je pense qu'il y a eu une très belle chaleur entre eux et moi, une relation sincère, une relation d'empathie des deux côtés. Bien sûr, cela m'intéresse à la fin de savoir si le ballet est réussi, si j'ai pu avancer dans l'écriture, dans la construction, dans le propos, mais ce qui compte surtout, c'est que les trois mois qu'on a passés ensemble aient été aussi riches et qu'on ait eu autant de bonheur à travailler ensemble. C'est ça aussi qui fait que ce métier ne ressemble pas à un autre et c'est comme ça aussi que je vois la chorégraphie. Je ne vois pas ça du tout comme un travail solitaire. Je ne suis pas un écrivain, je ne suis pas un peintre. Mon travail ne sort pas uniquement de moi. S'il n'y avait qu'une relation directe avec le geste, le travail serait beaucoup plus simple. Or, un chorégraphe, c'est quelqu'un qui doit toujours penser qu'il dépend des autres, les gens avec qui il travaille et qui sont là pour transposer ce qu'il imagine, et puis évidemment la scénographie, les costumes, les lumières... Tous les ego doivent disparaître à la fin au profit du spectacle. Savoir qui est à l'origine de quoi importe peu. Je ne supporte pas quand, à la fin d'un spectacle, on me dit : «J'ai aimé les costumes, mais pas les décors... j'ai aimé la chorégraphie, mais pas la musique». On adhère ou on n'adhère pas à un spectacle. Le travail du chorégraphe, il est là pour moi. Il s'agit de créer une synergie entre des pensées différentes, faire en sorte qu'elles deviennent une et qu'à la fin tout le monde se fonde dans le propos. Avec eux, ça a marché. Je les ai emmerdés bien sûr. Ici, j'ai l'habitude de travailler avec toute une équipe. Je veux changer un costume, ça me prend cinq minutes. Là-bas, pour changer un costume, il faut douze lettres. Je devenais fou et il m'est aussi arrivé de quitter le studio quatre ou cinq fois. En même temps, deux cent cinquante danseurs, dix productions différentes, des tournées, des galas... je ne sais pas comment on peut organiser ça mieux, parce que c'est ingérable! Mais j'ai tout oublié. Il ne me reste que de bons souvenirs de ce travail et j'ai le sentiment que c'est la même chose de leur côté. On le sent quand on arrive. Quand on se voit, il y a des «endorphines de plaisir» comme dirait Cyrulnik. Il y a eu quelque chose de très fort entre nous. Et je pense que le public le ressent aussi comme ça.

mégère apprivoisée
Artemy Belyakov (Baptista) et Anna Tikhomirova (La Gouvernante)
Daria Bochkova et Daria Khokhlova (Les Servantes)



TROISIEME PARTIE
: La Mégère apprivoisée : Demain, ailleurs?


Le ballet va-t-il rester au répertoire du Bolchoï? Pourrait-il d'ailleurs être monté dans une autre compagnie?

Je ne peux même pas le remonter chez moi. Je l'ai d'ailleurs dit à mes danseurs. Je n'ai pas les danseurs pour ça. Je pourrais, mais bon... Le Bolchoï l'a fait vingt fois cette année, ils le refont vingt ou vingt-cinq fois l'année prochaine, ils le reprennent encore dans deux ans. C'est devenu une pièce pour le Bolchoï. La Mégère apprivoisée a été créé pour eux et est lié à eux. Dans cinq ou dix ans, on verra bien. Je pense que d'autres danseurs peuvent le faire ailleurs, mais j'aime beaucoup l'idée que ce soit une pièce faite pour eux, chez eux, et à eux. Cette histoire d'amour est là-bas et n'a pas à être transposée ailleurs. S'il doit y en avoir une autre, ce sera une autre, mais pour le moment, elle est à eux et rien qu'à eux.


Un tel travail aurait-il été possible et/ou pourrait-il être possible à l'Opéra de Paris?

Je ne crois pas. Bien sûr, j'ai eu des tas de propositions de Brigitte [Lefèvre]... mais non. Je n'ai jamais rencontré les danseurs de l'Opéra comme j'ai rencontré les danseurs du Bolchoï. J'ai beaucoup parlé avec mon ami Thierry [Malandain] de son expérience à l'Opéra et humainement, il  a beaucoup souffert. L'Opéra, en gros, je n'ai jamais senti qu'on avait envie que j'y vienne. On m'a certes invité, mais avec tellement de contraintes... et moi, j'ai passé l'âge qu'on me dise avec quel compositeur et avec quel scénographe je dois travailler.

De toute façon, j'ai un problème avec la France. Je n'existe pas là-bas. J'y ai vécu des années difficiles entre 1983 et 1993 [Jean-Christophe Maillot a dirigé durant cette période le CCN de Tours, ndlr]. En France, j'ai été saqué parce que j'ai eu le malheur d'être nommé à Tours l'année où François Léotard est devenu Ministre de la Culture. J'incarnais soudain le démon de la droite réactionnaire, alors que je suis profondément de gauche. Pourtant, je suis beaucoup plus fier d'avoir fait ce que j'ai fait à Tours avec un maire comme Jean Royer, un maire inculte, qui a été l'un des derniers à pratiquer l'autodafé, que de ce que j'aurais pu faire dans une ville de gauche où c'est quand même la moindre des choses si l'on se préoccupe de culture. Ce CCN existe toujours et c'était le seul alors dont la ville donnait une fois et demi de plus que l’État! Au Théâtre de la Ville, j'ai été démonté... C'était l'époque où l'on écrivait sur nos affiches : «Rentre dans ta province!». Bref, tout cela a laissé des traces fortes en moi. Et il y a un espèce de nœud qui revient toujours.

Avec les Ballets de Monte-Carlo, on est allés récemment à Chaillot. Didier Deschamps, lui, a une ouverture d'esprit réelle. Il a un point de vue, je ne suis pas d'accord avec tout, mais en tout cas, il a un respect pour toutes les formes de danse. C'était pareil avec Guy Darmet. Il n'y a pas de pouvoir sans contre-pouvoir. Or, la France a une relation très compliquée avec l'académisme et la modernité. Il y a toujours une attitude d'exclusion de l'un pour l'autre qui est insupportable pour moi. J'ai trois enfants, je les vois, je ne parle pas le même langage qu'eux, j'ai envie qu'ils me disent ce qu'ils écoutent, ce qu'ils regardent, mais je n'ai pas envie de m'empêcher d'oublier ce que je sais. La danse contemporaine a fait beaucoup de bien à tout le monde quand elle est arrivée en France, car le milieu académique était extrêmement conservateur et réactionnaire. Mais ce qui est hallucinant, c'est de s'apercevoir que ce milieu est devenu réactionnaire beaucoup plus vite que les autres, d'un radicalisme effrayant, d'une intolérance totale... Et quand on voit qu'aujourd'hui que ceux qui critiquaient tant les CCN s'y accrochent depuis des années, ne laissent pas la place, j'ai envie de dire qu'il n'y a pas de leçon à donner.

Le combat, je le mène donc depuis des années hors de France. Aujourd'hui, à Monaco, je suis ravi de pouvoir avoir en même temps le spectacle de Maguy Marin et le Bolchoï. Certains programmateurs, dont je m'amuse, diront que je fais un festival «éclectique» [le Monaco Dance Forum, ndlr]. Dans leur bouche, «éclectisme» est l'équivalent de «néo-classique». J'ai envie de leur dire, à eux qui prônent à juste titre la différence et la nécessité d'accepter l'autre, d'ouvrir les yeux sur la complexité du monde de la danse. Comment peut-on ne pas respecter des danseurs comme ceux du Bolchoï, leur savoir-faire, la qualité de leur travail, leur engagement...? De la même manière, j'ai une grande admiration pour Maguy [Marin], qui est une amie très chère. Et pourquoi, sous prétexte que je défends son spectacle, où le sens est aussi important que la forme, ou VieLLeicht de Melissa Von Vépy, qui vient du cirque, je ne défendrais pas aussi le Bolchoï? Je trouve ça bien plus extraordinaire de présenter le travail de Maguy Marin, qui nous montre des curés en train de forniquer, à Monaco, dans un pays où la religion catholique est religion d'état, que de le faire à Montpellier. Cette emprise, cette arrogance des programmateurs vis-à-vis de leur public – il y a ce qu'il faut montrer et ce qu'il ne faut pas montrer - m'est insupportable, me l'a toujours été et me le sera toujours. C'est pour ça que je me sens très bien ici. Je peux vivre ma vie chorégraphique comme je l'entends. Il est pour moi important d'offrir à un public la plus grande diversité possible et dans la meilleure qualité possible. Je me vois plus comme un médecin généraliste que comme un médecin spécialiste. La spécialisation tue le monde. Des festivals spécialisés, oui, pourquoi pas? Mais pourquoi ce mépris pour ceux qui, comme moi, dans un contexte particulier, comme celui de Monaco, offrent cette diversité? J'estime que je n'ai pas à proposer uniquement mon travail au public de la région.

En attendant, en France, en-dehors de l'Opéra de Paris, il n'y a plus une seule compagnie académique. La décentralisation est une utopie. Bordeaux et Toulouse ne sont considérées que comme des compagnies de théâtres municipaux. Ils sont extrêmement courageux de résister, mais bon, ils n'ont pas le respect... Et quand on voit le niveau de l'enseignement dans les conservatoires en France, c'est tragique! Je rejoins Thierry [Malandain] à 100% sur ce thème. Il y a aussi un énorme manque de curiosité. Mais quand on dit tout ça, on est immédiatement un réac, un vieux con... Moi j'aime beaucoup inviter des chorégraphes - et des bons! Ça ne me gêne pas, bien au contraire, d'avoir Duato, Kylián, Forsythe, Greco... Mes danseurs découvrent avec eux de nouvelles manières de penser et de faire et quand on chorégraphie ensuite avec eux, leur corps est changé, cela ne peut que les enrichir. C'est intéressant pour eux, mais pour moi aussi. Chorégraphiquement, on sait qu'on ne doit pas refaire les mêmes choses, qu'on peut, au mieux, amener ailleurs ce qui existe déjà.

C'est pour toutes ces raisons que ça fait du bien d'arriver au Bolchoï. C'est peut-être excessif dans un autre sens, mais en fait pas tant que ça, car il ne faut pas croire qu'ils ne sont pas ouverts. J'ai eu l'impression là-bas de redevenir un jeune chorégraphe. Le Bolchoï m'a donné le droit d'avoir une nouvelle peau, une nouvelle vie... et il y avait ces regards de danseurs extraordinaires, qui me donnaient le droit d'exister et de leur apporter quelque chose. Je n'aurais pas eu ça à l'Opéra, je le sais. Peut-être que je me sous-estime, peut-être que dans le studio, j'aurais suscité quelque chose, mais y aller dans les conditions imposées... Tout cela paraît tellement condescendant. 

Benjamin Millepied, ce sera peut-être une autre histoire et je lui accorde tout mon crédit. J'attends de voir sa programmation, j'attends de voir ce qu'il va faire, mais le simple fait que Stéphane Lissner ait coupé le carcan, ait passé outre la filiation logique, je trouve ça formidable. Même s'il ne reste que deux ans, ça fera un appel d'air.


mégère apprivoisée
Olga Smirnova (Bianca) et Artemy Belyakov (Baptista)


Terminons par des considérations plus pragmatiques. Y aura-t-il une diffusion du ballet au cinéma?

Oui, normalement la saison prochaine, en 2015-2016. François Duplat est d'ailleurs là pour voir le spectacle.


Y aura-t-il des tournées avec ce ballet ?

Le Bolchoï va le donner à Saint-Pétersbourg en avril pour le festival Dance Open. Ils veulent aussi l'emmener à Londres en tournée [en 2016, ndlr]. C'est une pièce intéressante à emmener quand ils font leurs grosses tournées. On peut le glisser entre une Bayadère et un Don Quichotte par exemple... Dans La Mégère apprivoisée, il y a seulement vingt-trois personnes sur scène. Là, c'est un peu spécial, ils viennent à Monaco pour moi en quelque sorte, et pendant ce temps, ils peuvent encore faire un Casse-noisette à Moscou. Mais je pense bien sûr qu'ils ont très envie de se montrer à l'extérieur dans ce ballet.

C'est surtout intéressant pour eux, mais j'ai cependant été surpris me concernant. Je m'attendais à faire quelque chose de beaucoup plus prudent. Quand on crée à l'extérieur, c'est normal, on a tendance à faire des choses que l'on connaît déjà, c'est rassurant. Ce n'est pas à l'extérieur que l'on va aller sur le terrain le plus aventureux. Mais finalement, il y a eu des choses assez aventureuses du côté de l'écriture. J'ai le sentiment que c'est une pièce plus académique que ce que je fais d'habitude, mais je trouve ça très bien, ça m'a beaucoup plu. Si je fais des pièces moins académiques, c'est tout simplement parce que j'ai un outil qui n'est pas aussi académique, je pense. En revanche, je la trouve limpide dans la narration, j'en suis très heureux, parce que c'est un travail que je mène depuis des années et qui m'importe. Je cherche en permanence à dégraisser, à enlever les scories, le but étant de parvenir à quelque chose d'épuré. Je suis surtout content parce que c'est a priori une pièce assez légère, assez drôle, dont je pense que j'ai gommé le côté un peu grossier, mais qui garde quand même un côté dramatique important. Elle a une forme de légèreté, mais comporte aussi des moments touchants. Krysanova m'arrache quelques petites larmes par moments! J'ai enlevé quelques petites choses, j'ai modifié certains détails, mais je pense que je ne vais pas y toucher davantage. Même si je ne suis pas tout à fait satisfait de tout, je pense qu'il faut qu'elle existe comme ça. Autant le Faust, je l'ai complètement retravaillé et je pense que j'ai bien fait, autant là, j'ai envie de laisser les petites failles et les petites erreurs... C'est comme dans une relation. Il n'y a pas de relation idéale, il y a toujours des choses qui ne marchent pas, des choses qu'on n'aime pas chez l'autre - et ne pas les voir, c'est se mentir... Là, c'est pareil, toutes ces petites fragilités, toutes ces petites erreurs font partie de l'histoire. Quand je le regarde, je sais, moi, pourquoi elles sont là. Ça a été par exemple très difficile de travailler avec le corps de ballet, c'était difficile de les avoir tous en même temps, donc j'ai un peu moins développé que d'habitude le travail que je fais avec le corps de ballet. D'ailleurs, je ne les considère même pas comme des corps de ballet, je les vois un petit peu tous comme des solistes là-dedans. Maintenant, c'est sûr que quand je regarde le deuxième acte, il y a des choses que je peux ou que je pourrais repenser, j'ai été tenté de le faire, mais bon, la pièce est comme ça...


Avez-vous d'autres projets au Bolchoï?

Oui. Ailleurs aussi, il y a des choses, mais comme je l'ai déjà dit, j'ai cinquante-quatre ans, j'ai un outil absolument extraordinaire à Monaco, et je n'ai jamais couru après les créations à l'extérieur. Mais avec le Bolchoï, il y a quelque chose qui s'est passé et je sens qu'ils ont envie d'une suite. Ils voulaient quelque chose pour novembre 2015, mais je pense que c'est un peu précipité. Ça sent le deuxième baiser immédiat et à mon avis, il faut laisser reposer un tout petit peu les choses. On  essayera de retrouver le parfum du premier baiser et on ne l'aura pas évidemment...

Sinon, il y a des danseurs que je vais faire venir ici. Certains ont envie de danser des ballets comme La Belle au bois dormant, Roméo et Juliette, Cendrillon... Ce qui m'intéresse, c'est aussi de repenser ces ballets pour eux, tout en gardant le même canevas. Avec ces danseurs-là, je peux aller, non pas plus loin, mais ailleurs, développer des choses. C'est un peu toute l'histoire de ma vie, ça. Quand j'étais à Tours, j'avais fait un premier Juliette et Roméo. Quand je le regarde et que je le compare à celui que j'ai fait ici en 1996, je constate que toute la dramaturgie était déjà là, mais à Tours, je n'avais pas les danseur
s que j'ai à Monaco et je n'avais pas Prokofiev. Si je vais au Bolchoï, je peux réécrire mon Roméo et Juliette, créé pour trente-deux danseurs, sur la même base, mais avec soixante-soixante-dix-danseurs. J'aime bien l'idée que sur une vie – comme j'ai la chance d'avoir une vie chorégraphique –, je peux repenser les choses différemment à des années d'intervalle. Un sujet dans l'absolu en vaut un autre. Ce qui m'intéresse, c'est d'aller à chaque fois un peu plus loin dans ma recherche, c'est de voir comment le corps humain peut raconter des choses au travers de la danse, sans que jamais la danse ne se réduise à une démonstration de savoir-faire. L'idée, c'est qu'on en arrive parfois à se demander s'il y a même de la chorégraphie. J'aime bien quand elle disparaît, la chorégraphie. Pour moi, il n'y a pas de danseurs extraordinaires sans un chorégraphe et inversement, il n'y a pas de chorégraphe extraordinaire sans danseurs. Si les danseurs sont extraordinaires, c'est parce que dans le travail chorégraphique, la volonté est de les rendre extraordinaires... Et peut-être justement qu'elle est là la chorégraphie. En tout cas, elle n'est pas uniquement dans l'analyse de l'écriture elle-même. C'est donc cette recherche-là qui peut se développer avec eux. Une relation s'est instaurée entre nous et pour eux, ce serait dommage qu'il n'y ait pas une suite. Et de mon côté, je trouve ça très excitant.



Jean-Christophe Maillot - Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse


mégère apprivoisée
Ekaterina Krysanova (Katharina) et Vladislav Lantratov (Petruchio)

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Entretien réalisé le 18 décembre 2014 - Jean-Christophe Maillot © 2014, Dansomanie


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