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Jean-Christophe Maillot : Ma Mégère apprivoisée
18 décembre 2014 : J.-C. Maillot - La Mégère apprivoisée, de Moscou à Monte-Carlo
A l'occasion de la tournée monégasque du Bolchoï, Jean-Christophe Maillot a longuement reçu Dansomanie pour
évoquer son dernier ballet, La Mégère
apprivoisée [lire notre critique du spectacle en cliquant sur le lien], créé le 4 juillet 2014 à
Moscou, et qui figurait pour la première fois à l'affiche
du Grimaldi Forum le 19
décembre dernier. Cette représentation de gala ouvrait
les festivités célébrant l'amitié entre la
Russie et la Principauté de Monaco, qui se poursuivront durant
toute l'année 2015.
PREMIERE PARTIE : Genèse d'une création
Comment a commencé votre histoire avec le Bolchoï?
Elle
a commencé lorsque Sergueï Filin était encore
lui-même danseur de la compagnie. Il avait vu, je crois, mon
Roméo et Juliette, dont il a dit d'ailleurs qu'il aurait bien
aimé pouvoir le danser à l'époque, ainsi que
d'autres productions. Quand il est devenu directeur du Stanislavsky, il
m'a contacté pour savoir si cela m'intéresserait de
remonter un ballet là-bas. En général, je suis
assez réticent pour remonter des ballets à
l'extérieur, du moins je l'ai été assez longtemps,
maintenant ça va mieux. Ensuite, Sergueï a été
nommé directeur du Bolchoï et il est revenu me voir. Il a
beaucoup parlé et il a parlé de manière
très convaincante. Ce qui l'intéressait, bien plus que
d'avoir un de mes ballets au répertoire, c'était de
trouver un chorégraphe qui pouvait explorer les
particularités des danseurs du Bolchoï, qui sont de fait de
très beaux danseurs, mais qui sont aussi des danseurs
très préoccupés par le jeu d'acteur. Ma
démarche chorégraphique l'intéressait parce que
j'ai cette volonté de remettre au goût du jour
l'attitude des danseurs dans des ballets narratifs. Ce qui a
été formidable, c'est qu'il a bien compris que je ne
pouvais pas travailler avec des danseurs que je ne connaissais pas.
Il m'a donc invité à Moscou, où j'ai
commencé à les rencontrer. Je les ai invités en
retour à Monaco à l'occasion de la création de
Lac. J'ai fait venir la compagnie une semaine avant la première.
Je voulais présenter au public un deuxième acte
traditionnel, avec les danseurs du Bolchoï, au milieu de mon
premier et de mon troisième actes, avec mes danseurs. C'est
quelque chose qui se fait assez souvent avec des chorégraphes
dits «académiques» : on
rechorégraphie le premier et le troisième actes, mais
évidemment on ne touche pas le deuxième, parce qu'il est
sacré. Ou alors on a des gens comme Mats Ek ou Matthew Bourne qui
font une relecture tellement complète du ballet que ça ne
pose pas de problèmes de l'éliminer. Cela me permettait
de mieux les connaître et des liens se sont créés.
C'est là qu'on a commencé à envisager la
possibilité d'une création. Comme je voyais aussi qu'il y
avait un appétit de leur part, ce qui était pour moi le
plus important, je me suis dit : «allons-y!».
Ensuite,
il y a eu cet accident terrible avec Sergueï [attentat au vitriol
contre Sergueï Filin, directeur du Ballet du Bolchoï, ndlr].
Des chorégraphes qui avaient
prévu de faire des choses là-bas ont annulé et
c'est vrai, tout cela a quelque
chose d'effrayant. D'un autre côté, je trouvais justement
qu'avec ce qui venait
de lui arriver, il était hors de question de ne pas aller
jusqu'au bout du
projet. Il n'y avait pas de raison qu'ils aient la double peine.
L'aventure
est donc partie comme ça, d'une rencontre avec Sergueï, parce que je trouve que
c'est un type passionnant. Il a un regard vraiment intéressant sur ses
danseurs. Il a rafraîchi toute une génération de danseurs qui sont aujourd'hui
les danseurs les plus importants au Bolchoï. Et puis après, ça a été, comme
toujours, une histoire humaine... J'avais envie de faire La Mégère apprivoisée avec eux, parce que je sentais que c'était un territoire
où l'on pouvait explorer pas mal de grandes émotions et de grands sentiments
humains.
Pourquoi
justement avoir choisi cette comédie de Shakespeare, La
Mégère apprivoisée, qui, du reste, a
déjà été mise en ballet?
Oui, une fois, par Cranko.
Et le ballet de Cranko vous a-t-il
influencé?
Bien sûr, parce que je l'ai dansé! Moi je
m'intéresse à la relecture de ces œuvres et La
Mégère apprivoisée, c'était vraiment quelque chose qui m'avait
marqué, entre autres parce que j'avais eu la chance de le danser
avec Marcia Haydée à Hambourg. Marcia était
sublime dedans et Cranko est un chorégraphe qui m'a toujours
fasciné. Il avait l'intelligence de la narration. Il y a aussi
quelque chose de très humain dans son écriture
chorégraphique.
Mais je me demandais pourquoi cette œuvre n'avait jamais
été reprise. Je crois savoir pourquoi. C'est une
œuvre a priori légère, dont la dramaturgie n'est
pas a priori passionnante, il n'y a pas non plus de grand drame. En
même temps, je trouve qu'il y avait un symbole, assez
cliché, de ce que l'on peut imaginer comme le comportement
masculin russe, c'est-à-dire un regard un peu brut, cru, avec
les relations féminines. Il est vrai aussi que la pièce a
aujourd'hui un parfum presque scandaleux, c'est une vision de la femme
assez effrayante. Je crois cependant que La Mégère apprivoisée, c'est
bien plus que cela. C'est un merveilleux tableau qui brosse, de
manière amusante, les grands caractères des relations
amoureuses. J'ai développé cet aspect en faisant quatre
couples, mais au départ, il y a bien tous les clichés des
relations amoureuses et sociales : le père qui veut marier
sa fille par intérêt financier, et puis, au milieu, cette
femme extraordinaire, qui est hors des conventions, hors des
règles, qui s'en moque complètement. A mon avis, elle est
le symbole même d'une merveilleuse relation amoureuse, parce que
ce qu'elle cherche, ce n'est pas quelqu'un qui la mate, quelqu'un qui
la dresse, mais quelqu'un d'aussi extraordinaire qu'elle. Elle a envie
de rencontrer quelqu'un qui soit à la hauteur de ce qu'elle est
elle-même. Pour moi, cela correspondait bien à
l'idée que je me faisais de ces danseurs, même si je ne
les connaissais pas à ce moment-là. Depuis, je sais
qu'ils ont une très belle sensibilité, un très
grand sens de l'humour dans leur travail. Ils ont une facilité
à interpréter les choses qui est assez exceptionnelle et,
en même temps, ils ont cette incroyable technique, qui n'a l'air
de rien. Ça plaisait à Sergueï, du moins il partait du
principe que ce qui me plaisait lui plairait. Il n'avait pas du tout
l'attitude d'un directeur de compagnie qui souhaitait imposer à
un chorégraphe ce qu'il devait faire. Il me laissait une
entière liberté.
Mon premier vrai travail a été de trouver une partition
musicale, parce que celle qu'a utilisée Cranko, je dois dire,
est assez effrayante. C'est une espèce de
réécriture de Scarlatti et musicalement, c'est
imbuvable. Ça faisait longtemps que j'avais envie de travailler
sur la musique de Chostakovitch. J'avais fait une pièce sur un
quatuor il y a de très longues années. J'ignorais tout de
ces musiques de film de Chostakovitch et j'ai découvert
là un univers absolument extraordinaire. J'ai donc pu
créer une partition et elle fonctionne super bien. Surtout,
ça m'intéressait de prendre un compositeur russe pour
qu'on ait avec les danseurs un point de rencontre. Comme c'était
la première fois qu'ils se retrouvaient face à un
chorégraphe étranger pour faire un ballet narratif (ils
avaient bien fait l'expérience avec Pierre Lacotte pour La Fille
du pharaon, mais c'était plus une reconstitution), je savais que
Chostakovitch, c'était un univers qu'ils connaissaient, dans
lequel ils se sentiraient en confiance. Et je suis certain que
ça a facilité la rencontre.
Vous avez donc procédé à un montage de différentes musiques de Chostakovitch?
Vous savez, je suis de formation musicale et je suis très
attentif à la composition musicale des œuvres sur
lesquelles je travaille. J'ai donc fait un découpage vraiment
très précis. Je l'ai fait seul, parce qu'ils ont mis pas
mal de temps à me désigner un chef d'orchestre. Mais
j'étais très heureux, parce que quand le chef a
reçu ma partition avec le découpage que j'avais choisi,
il était enchanté. Ce que je sais aussi, c'est que les
Russes ont découvert la musique de Chostakovitch d'une
manière nouvelle, différente. Pour les Russes,
Chostakovitch a une signification qui est au-delà de la musique.
Par exemple, dans le Huitème quatuor à cordes
op. 110, il y a un hommage aux victimes du fascisme pendant la guerre.
Quand ils entendent cette musique, elle est toujours liée
à quelque chose qui, sur le plan historique, est chargé
pour eux de sens et d'émotion. Sur cette musique-là, j'ai
fait quelque chose de beaucoup plus amusant, de beaucoup plus
léger, un pas de deux amoureux, presque sexuel même. Je
voulais leur montrer qu'on pouvait percevoir la musique sans cette
signification particulière, si spécifique à la
culture russe. Au Bolchoï, ils ne savaient pas comment le public
allait réagir et finalement les choses se sont très bien
passées. Cela a aussi fait comprendre aux Russes que
Chostakovitch est certes un compositeur russe engagé, dont
l’œuvre a une signification politique très
importante, mais qu'avant d'être Russe, il est un compositeur, et
donc qu'il est universel. J'ai trouvé formidable de leur
apporter une lecture sincère et respectueuse de la musique de
Chostakovitch, détachée de la lourdeur historique qu'elle
représentait pour eux. D'ailleurs, il y a des extraits de
pièces emblématiques, comme Le Boulon, Le Clair Ruisseau...
Ekaterina Krysanova (Katharina) et Vladislav Lantratov (Petruchio)
Pour en revenir au choix de La Mégère apprivoisée,
n'y avait-il pas là aussi une sorte de sujet idéal
pour un ballet, avec notamment deux personnages féminins
très contrastés, comme dans le ballet romantique?
Oui,
évidemment. Mais de toute façon, ce sont de grands
archétypes, que l'on retrouve dans toutes les histoires, Le Lac des cygnes, Roméo et Juliette, Giselle...
On s'aperçoit aussi que la vraie rencontre, elle se passe
au-delà du sujet. Moi j'avais juste besoin de trouver un sujet
avec lequel je sentais que la rencontre pouvait être confortable,
au moins avant de me retrouver face aux difficultés. C'est
déjà suffisamment lourd quand on arrive au Bolchoï,
quand on n'a pas fait de créations à l'extérieur
depuis vingt-cinq ans, quand on ne parle pas la langue... C'est un
sujet dans lequel je me sentais tout à fait à l'aise.
C'était aussi un sujet que j'avais promis au départ
à Bernice [Coppieters] quand elle avait 23 ans. J'étais
convaincu qu'un jour, je ferais La Mégère apprivoisée
pour elle. Il y avait aussi cet aspect circonstanciel. Comme elle est
en train de s'arrêter de danser - c'était
déjà un peu le cas à l'époque -, je lui ai
dit : «Je pense que je ne ferai jamais La Mégère apprivoisée pour toi, mais en revanche, il est inimaginable que je fasse cette Mégère
sans que tu sois là». C'était la première
fois qu'elle m'assistait sur une création. J'ai un peu le
sentiment aussi que j'ai fait La Mégère
avec elle. De toute façon, quand je chorégraphie, je
chorégraphie toujours avec elle. Il y avait une forme de
poésie dans cette situation.
Vous avez dit que cela faisait plus de vingt ans que vous n'aviez pas
travaillé pour une autre compagnie. Qu'est-ce qui vous
arrêtait?
Encore une fois, je pense que j'ai vraiment besoin d'être dans
une relation humaine avec les danseurs. J'ai besoin de travailler avec
des gens sur un terrain connu. Mon travail est trop lié à
la relation que j'ai avec le danseur au moment où je le fais
pour ne pas le connaître. Mon travail chorégraphique ne me
suffit pas à moi-même pour me mettre en confiance. Il faut
que j'ai en face de moi quelqu'un dont le retour est équivalent
à mon engagement. L'idée d'aller dans une compagnie faire
une création, en soi, ça n'a pas de sens pour moi.
Vous aviez eu des propositions?
Oui, j'en ai eu, beaucoup
même. Mais beaucoup de gens savaient aussi qu'avec moi, ce n'était
pas la peine. J'avais ce réflexe, que beaucoup de chorégraphes ont,
qui consiste à remonter d'abord un ballet, ce qui permet de
connaître les gens. Je me demande si c'est vrai d'ailleurs, mais
disons que c'est plus confortable.
Cela fait quarante ans
que je suis dans ce métier, et il y a un moment où on a aussi envie
de tenter des aventures qu'on n'a pas osé tenter. Je déteste ce
terme de «mise en danger», parce que je ne vois pas
très bien où est le danger – quoiqu'au Bolchoï... (rires) -, mais
je sentais que c'était aussi intéressant pour moi de me confronter
à un nouveau regard. J'ai une compagnie internationale –
vingt-cinq nationalités! -, et là-bas, on arrive, et il y a deux
cent cinquante Russes. Dans ce théâtre de trois mille cinq cent
personnes, il n'y a que des Russes. Et puis, il y a cette histoire
absolument extraordinaire, même si je ne m'en préoccupais pas
trop... Moi, ce qui m'intéressait, c'était la relation immédiate
avec eux. Là où Sergueï a été formidable, c'est qu'il a compris
que je ne pouvais pas travailler avec des gens que je ne connaissais
pas. Je n'ai même pas eu à le lui dire, il s'est débrouillé pour
que je voie les danseurs, pour que je les rencontre, pour que je les
apprivoise avant toutes choses. C'est pour ça aussi que je parle
toujours de Sergueï. Sans son attitude, je ne l'aurais pas fait. Il
m'a même proposé de m'envoyer des danseurs pendant cinq-six jours
ici. Dès le jour où je suis entré dans le studio pour travailler,
je me suis senti bien. Et moi, si je ne me sens pas bien, je ne peux
pas travailler. Je n'aime pas travailler dans le conflit, je déteste
ça. Le côté «je te pousse à bout pour sortir de toi
quelque chose» m'exaspère. On ne sort rien de personne s'il
ne le souhaite pas. Je n'ai jamais cru qu'il fallait pousser les gens
dans des retranchements insupportables pour faire sortir d'eux des
choses qu'ils ignorent eux-mêmes. J'aime beaucoup quand la
répétition est légère, quand il y a de l'humour, j'aime beaucoup
que l'on comprenne que même si l'on est en train de travailler,
c'est une relation humaine qui se passe. Quand on arrive à instaurer
ça, quand la personne se sent bien, non pas jugée, critiquée ou
poussée à bout, mais au contraire libre d'être ce qu'elle veut,
elle arrive alors à sortir des choses incroyables. Elle ose avouer
des choses que moi je peux prendre et mettre en vie. On peut
percevoir chez les gens des fragilités, des complexes ou des
craintes, mais ce n'est pas intéressant d'aller les chercher par la
violence. La relation amoureuse est nécessaire. S'il n'y a pas
d'amour dans le studio, je ne peux pas travailler.
Vladislav Lantratov (Petruchio) et Ekaterina Krysanova (Katharina)
DEUXIEME PARTIE : Travailler au Bolchoï
Comment s'est passé le choix des interprètes?
Le
Bolchoï m'a d'abord imposé deux distributions, ce que je
fais rarement avec mes danseurs. Ça a donné lieu à
une très grande négociation. Mais ils m'ont convaincu
à partir du moment où ils m'ont dit qu'ils tenaient
vraiment à garder la pièce au répertoire si elle
était réussie. Évidemment, vu l'activité du
Bolchoï, c'est inimaginable qu'ils n'aient qu'une distribution.
J'en ai d'ailleurs la preuve aujourd'hui, puisque j'ai ma
Mégère qui est un peu malade cet après-midi et je
suis un peu inquiet pour demain [Ekaterina Krysanova avait de la
fièvre au jour de la générale, mais tout s'est
finalement bien passé, ndlr].
Pour le reste, il y a eu deux cent cinquante danseurs à
auditionner. Il y a une dizaine ou une quinzaine de cours chaque matin
et chacun dure une heure. Je les ai donc tous vus ou presque.
Sergueï a été formidable là-dessus. Il m'a
dit : «Tu prends qui tu veux, comme tu veux». J'ai fait une
première sélection. Après, il y a eu pas mal de
danseurs qui sont venus d'eux-mêmes, qui ont demandé
à être auditionnés. Au début, j'avais
réuni tout le monde et je leur avais quand même dit de se
renseigner sur mon travail. Je les avais prévenus que si
ça ne leur disait rien, ce n'était pas la peine de venir
auditionner. Je savais qu'ils étaient payés au spectacle,
qu'ils pouvaient donc être tentés de participer à
l'aventure, soit parce que ça les flattait, soit parce que
ça leur faisait gagner de l'argent. Mais ça, je leur
avais bien précisé, j'étais à même de
le détecter! Je voulais des gens qui aient vraiment envie du
spectacle. J'ai néanmoins eu le sentiment qu'ils avaient envie
d'y participer dans leur grande majorité. Il n'y a eu aucune
arrogance de leur côté. J'ai senti un appétit de
leur part, chose qui devient, il faut bien le dire, assez rare dans le
monde de la danse. C'était très excitant. Après,
la sélection s'est faite petit à petit... sauf que
certains se sont imposés d'eux-mêmes, parmi lesquels
Krysanova.
Ekaterina Krysanova est une danseuse que j'avais vue ici, à
Monaco, dans le Cygne noir, et curieusement, je m'étais plus ou
moins promis que je ne travaillerai pas avec elle. Elle avait une
attitude qui m'inquiétait. Mais elle a tellement voulu le faire
qu'elle s'est imposée à moi. Je trouve ça
formidable un danseur qui a à la fois la volonté et la
capacité de vous faire changer d'opinion. Je ne l'avais pas
spécialement demandée et c'est elle qui est venue vers
moi. Elle m'a arrêtée un jour et m'a demandé :
«Pourquoi vous ne voulez pas m'auditionner? Je veux venir».
Je lui ai répondu évidemment : «Eh bien,
viens!» On avait déjà dessiné en partie les
costumes et le costume de la Mégère est tout vert. Elle
est arrivée à la répétition en tee-shirt
vert et elle avait du eye-liner vert! Je me suis demandé si elle
avait vu une maquette du costume quelque part. Si c'était le
cas, c'était génial, et si elle ne l'avait pas fait
exprès, elle s'imposait d'elle-même. Ce sont des choses
qui comptent pour moi. C'était un petit signe, mais je crois
qu'il n'y a pas de hasard... C'est elle la Mégère. En
tout cas, c'est elle la source principale de l'inspiration.
Après, il y a évidemment son tempérament. Elle est
très atypique comme danseuse, mais quand elle est juste, elle
devient tellement féminine! Et la Mégère, c'est
une peste certes, mais on doit aussi pouvoir l'aimer et la comprendre.
J'ai adoré travailler avec Katya [Krysanova], mais Olga
[Smirnova], pour moi, c'est une merveille. Elle aussi a
été une source d'inspiration énorme, et
d'ailleurs, on a prévu de faire plein de choses ensemble. C'est
une danseuse hors du temps, hantée par la danse. Elle est
«antique»! Je me souviens qu'elle revenait vers moi le
lendemain d'une répétition, elle avait
réfléchi à tout ce que je lui avais dit. Elle me
faisait aussi tout un drame si je n'avais pas de corrections pour elle
après la répétition. Elle est malade depuis quatre
mois et je suis très triste qu'elle ne soit pas là. Elle,
de son côté, est dévastée de ne pas
être là. La distribution de cette première
[Anastasia Stashkevitch remplaçait Olga Smirnova dans le
rôle de Bianca, ndlr] est donc un peu biaisée, car Olga
est beaucoup plus grande qu'Anastasia [Stashkevitch]. Anastasia est
adorable, très mignonne, mais un peu frêle par rapport au
rôle. Ce qui est magnifique avec Olga, c'est qu'elle est d'une
beauté... et féminine avec ça. Avec Katya, qui est
plus petite, le contraste était très fort. Là,
comme Anastasia est plus petite, il y a quelque chose qui se perd un
peu, mais bon, elle, Krysanova, [Anna] Tikhomirova, [Kristina] Kretova,
qui danse dimanche avec Denis Savin, elles sont toutes très
bien...
Il y a bien sûr Svetlana [Zakharova] qui n'est pas là. En
fait, je ne l'avais pas demandée. Je pensais que ça ne
l'intéresserait pas, mais elle est venue elle aussi auditionner.
Elle a vraiment voulu participer. Elle était au milieu des
autres filles et elle était formidable. J'ai beaucoup de respect
pour elle, mais je la voyais plus en Bianca qu'en Katharina, et vu le
statut des danseurs au Bolchoï... C'est hallucinant, c'est
l'équivalent des footballeurs en France, ce sont des
demi-dieux... Cela me surprend toujours un peu, mais je trouve
formidable ce respect qu'ils ont là-bas pour les danseurs. Je
lui ai donc expliqué que ça me paraissait difficile, mais
bon, on a un autre projet ensemble. Et on le fera!
Les choses n'ont pas été simples, mais en fin de compte,
il y a eu une rencontre... Smirnova était divine, Chudin
magnifique, Lantratov, Lopatin, Tsvirko... Voilà une
génération de danseurs absolument incroyable. En fin de
compte, je pense que j'ai trouvé la distribution de rêve.
Quand on les regarde, ce sont eux les caractères. C'est comme un
film : j'ai deux-cent cinquante personnes qui auditionnent, je cherche
les rôles et je crée les caractères sur eux et ce
sont eux les caractères. C'est cela que j'adore dans mon travail
et c'est pour ça que faire une création à
l'extérieur, oui, ça peut être un plaisir de
chorégraphe, mais je pense que ça demande d'avoir un ego
énorme par rapport à son écriture. J'admire ceux
qui peuvent le faire, mais moi je ne suis pas comme ça.
Qu'est-ce qui a changé pour vous dans le travail avec les
danseurs du Bolchoï, qui est une compagnie de répertoire,
par rapport à celui que vous menez avec votre compagnie? Quelles
difficultés avez-vous rencontrées?
Ils
ont d'abord une manière totalement différente de
travailler. Avec mes danseurs, j'ai l'habitude d'un engagement
permanent, total, mais évidemment, ils sont liés à
mon travail. Là-bas, ils font trois cents spectacles par an. Il
m'arrivait de faire des répétitions où je n'avais
sur un couple qu'un des deux danseurs et je voyais l'autre le
lendemain. J'avais des danseurs qui arrivaient en
répétition et qui sortaient du spectacle du Prince Igor,
ils étaient encore maquillés... J'ai passé douze
semaines là-bas et je faisais en trois heures ce que je peux
faire ici en une heure.
Ce qui change aussi, ce sont des codes de comportement et de travail.
Quand on a des danseurs qui s'engagent à venir travailler avec
vous, on attend d'eux – à juste titre – et on
reçoit d'eux – à juste titre aussi – un
engagement total. J'ai quand même été assez
surpris, parce qu'ils connaissaient très bien mon travail. Merci
Youtube! Ça permet vraiment une perception du ballet qu'on
n'aurait pas eue il y a une quinzaine d'années. J'avais quand
même du mal à les décoder au départ. La
langue a été un gros problème, parce qu'ils ne
parlent vraiment pas anglais. Au début, je ne voulais pas
d'interprète. J'étais convaincu que j'arrivais à
leur expliquer les choses et puis un jour, j'expliquais quelque chose
d'assez délicat à Olga [Smirnova], Bernice était
à côté de moi, et elle me dit : «Je ne suis
pas sûre qu'elle ait compris». Je m'adresse alors à
elle : «You understand?». Là, je me suis rendu
compte qu'ils avaient un profond respect pour le chorégraphe en
face d'eux. Ce n'est pas forcément quelque chose que l'on
perçoit. La langue fait qu'à chaque fois qu'ils font un
commentaire, on a une tendance paranoïaque, et l'on croit que...
En fait, pas du tout. Mais à partir de là, je me suis dit
qu'il fallait que ce soit plus précis. J'ai pris une
interprète et j'ai complètement changé ma
manière de travailler. Je ne m'adressais plus à eux, je
me parlais à moi-même et elle était mon porte-voix.
Ça crée des décalages assez forts, mais leur
attitude a été formidable. Maintenant, c'est vrai qu'ils
s'économisent beaucoup, parce qu'ils dansent beaucoup.
C'était la première fois de ma vie où j'arrivais
à la première, j'avais fait trois filages là
où d'habitude, j'en fait une vingtaine. Je n'ai donc pas
vraiment vu le spectacle avant la générale,
c'était assez curieux.
Les danseurs du Bolchoï vous offraient une matière
différente, plus virtuose que celle de vos danseurs, mais
l'évolution du répertoire de la compagnie, engagée
depuis quelques années, vous a-t-elle été aussi
sensible?
Ils
sont en fait d'une grande modernité. La moyenne d'âge est
de vingt-quatre ans. Smirnova a vingt-deux ans, Lantratov vingt-cinq
ans... Ce sont des gosses! Ils vont sur Internet, ils sont dans le
monde... L'autre soir, j'ai emmené Krysanova voir le spectacle
de Maguy Marin / Von Vépy à Monaco, j'ai eu l'impression que je
l'emmenais sur la planète Mars, qu'elle découvrait un
truc dont elle n'avait même pas idée, et en même
temps, elle m'en a fait une très bonne analyse. Ils ne sont pas
bloqués dans leur truc, ils y sont certes entretenus par leur
entourage, mais dans le studio, c'est différent. Et c'est
ça aussi qui m'a surpris. Ils sont jeunes, mais pas trop
formatés, enfin, un peu quand même (rires)... Par exemple
Lantratov, ça a été pénible de ne pas le
faire marcher comme dans les ballets de Grigorovitch en traînant
les pieds... Lui faire simplement lever le talon, le faire marcher
normalement..., sa seule défense au début, c'était
de faire l'idiot. Il se sentait pris en défaut et, de
façon générale, ils détestent ça,
que l'on remette en cause ce qui est ancré en eux. Or, ce n'est
pas du tout ce que je cherchais, je n'ironisais pas quand je le
corrigeais, car j'ai beaucoup de respect pour ce qu'ils sont et ce
qu'ils font. J'ai vu par exemple Ivan Le Terrible,
que je n'avais jamais vu, et j'ai adoré! Quand on voit
ça, on se demande vraiment d'où ça sort. Quand on
pense que ça a été fait en 1974, qu'un truc pareil
était là quand Trisha Brown et Merce Cunningham faisaient
ce qu'ils faisaient... Mais d'un autre côté, leur
engagement est tel, c'est comme lorsqu'on regarde un film de Murnau,
c'est hallucinant de voir comme ils y croient! Donc lui enlever
ce tic, ça n'a pas été simple, mais d'un autre
côté, quand il s'est mis à oublier sa
fierté, à passer outre ce sentiment d'être pris en
défaut, il y avait quelque chose qui se libérait en lui
qui était formidable. Lantratov, c'est le danseur
soviétique par excellence, un danseur extrêmement
académique, et là, maintenant, en Russie, c'est devenu un
sex-symbol! Il n'a pas mesuré au départ à quel
point il découvrait un espace de liberté. Il est
extraordinaire dans le spectacle. Il est d'une telle liberté, il
est d'un machisme hallucinant et, en même temps, on arrive
à percevoir en lui une grande tendresse.
Olga Smirnova (Bianca) et Semyon Chudin (Lucentio)
Certains d'entre eux avaient notamment participé à l'entrée au répertoire d'Appartement de Mats Ek...
Ils
ont fait une pièce de Kylián, une pièce de Mats
Ek, du MacGregor aussi, mais c'était toujours dans le contexte
d'une reprise. Et puis, à la limite, j'ai envie de dire, c'est
presque plus simple pour eux, intellectuellement, de faire du Mats Ek,
qui est radicalement différent de ce qu'ils font, que de faire
ce que je leur propose, qui est très très proche de ce
qu'ils font, mais subtilement différent. C'est une des raisons
pour lesquelles j'ai toujours hésité à faire des
créations à l'extérieur. J'ai par exemple assez
mal vécu mon Roméo et Juliette au Pacific Northwest Ballet, parce qu'ils ont tiré ce Roméo vers eux, vers la manière dont ils ont l'habitude de danser Roméo...
Et mon travail à moi, c'est entre les pas, c'est dans le
comportement, c'est dans une certaine manière de se tenir qu'il
prend vie. Ce sont ces petites choses qui font que le ballet ne se
confond pas avec ce qu'ils ont l'habitude de faire. Si jamais ils ne
comprennent pas ça, mon écriture est sans
intérêt. On retrouve un espèce de ballet
néo-classique et voilà tout. Quand ils font du Mats Ek,
ils ne peuvent pas tourner autour du pot. Au pire, le danseur est un
peu coincé parce qu'il a le dos tendu, mais au bout d'un moment,
ça vient et, de fait, ils le prennent comme quelque chose qui
est très éloigné d'eux.
En revanche, moi, je fais faire à Chudin un manège de
coupés-jetés et je lui demande ailleurs de casser son dos
pour être fragile quand il prend la main de la fille - et c'est
là qu'il me répond : «Mais un garçon ne fait
pas ça!». En fait, cela veut dire, un prince dans La Bayadère
ne fait pas ça! On l'a embêté pendant quinze ans
pour qu'il garde son dos droit et que son bras soit en harmonie avec sa
main, alors forcément, il ne comprend pas que le bras peut aller
ailleurs. Tout cela a été un vrai travail, un travail
fascinant, et je suis certain qu'ils l'ont entendu. Du coup, je crois
que le public russe était ravi de voir Chudin fragile, Smirnova
un peu plus espiègle qu'elle ne le paraît, Krysanova
complètement libérée, Lantratov comme ça...
incroyable... il y a un moment, il entre en scène, on a
l'impression qu'il a bu quinze bouteilles de bière... Bref,
ça leur a fait du bien – et à moi aussi.
Il faut en particulier leur apprendre à ne jamais regarder le
public, et aussi à se regarder dans les yeux. Tout ça est
nouveau pour eux. Ils séduisent le public certes, mais ils ne
vont pas le chercher. C'est aussi pour ça que nous les
spectateurs, on peut commencer à y croire. C'est comme au
cinéma! Ils doivent vivre les émotions à
l'intérieur de la pièce. Lantratov, quand il entre en
scène, il sait très bien que son numéro est
génial, mais cela reste dans la pièce. C'est cela qui
intéressait Serguei, il connaît ses danseurs, et il sait
que c'est cette dimension-là qui peut les enrichir.
Que pensez-vous en fin de compte avoir apporté aux danseurs du
Bolchoï et que vous ont-ils apporté en retour ?
Je
pense que je leur ai offert la possibilité d'avoir une relation
un peu plus vraie avec eux-mêmes. La plus belle chose que j'ai
entendue, c'est quand Olga [Smirnova] m'a dit qu'elle ne pourrait pas
danser Le Lac des cygnes de la même manière après.
C'est tout bête, mais je pense que c'était la
première fois qu'ils se regardaient dans les yeux les uns les
autres. C'était la première fois que des gens comme
Semyon [Chudin] ou Vladi [Vladislav Lantratov] n'avaient pas peur, par
exemple, de paraître fragiles auprès d'une femme dans un
rôle. C'est quelque chose que j'ai relié à leur
réalité d'êtres humains. On peut danser tous les
rôles, et les rôles les plus académiques, mais ce
n'est pas pour ça qu'il faut disparaître au profit d'un
rôle. On peut aussi exister humainement avec ça. J'ai
ressenti qu'il y avait là quelque chose d'important pour eux. De
manière générale, il y a eu, sur cette production,
beaucoup, beaucoup de plaisir, et dans tout le Bolchoï, avec les
équipes techniques, avec les costumes...
En ce qui me concerne, j'ai pu pousser plus loin ce sur quoi je me
freine parfois ici. Je crée évidemment avec les gens que
j'ai. Au Bolchoï, je me suis énormément amusé
avec leurs capacités techniques. Parce que ça n'est quand
même pas désagréable de les voir danser comme
ça... Je me suis fait plaisir avec le solo de Katharina, qui est
une vacherie, et je ne peux pas ne pas être excité par ce
que me fait Krysanova - le petit manège de piqués en
accéléré, les déboulés, les quatre
pirouettes... On ne sait pas d'où ça sort... Je n'aurais
pas forcément pu faire ça avec certains de mes danseurs
et elle, elle le fait les doigts dans le nez, c'est rien pour elle,
enfin si, mais bon... Quand je vois Semyon faire un manège de
coupés-jetés, quand je vois une qualité pareille
dans l'articulation de la danse, ça m'émeut, je trouve
ça magnifique! J'ai pu m'éclater avec la technique, les
arabesques et les bras de Smirnova... J'ai retrouvé le plaisir
de la technique, le plaisir que j'ai à articuler la danse, tout
en travaillant sur la narration. Et puis ce sont des bosseurs
incroyables. Ils ne montrent jamais qu'ils sont fatigués. Il y a
chez eux une espèce de fierté qui est d'ailleurs
difficile à comprendre. On le prend très souvent pour un
défi, mais c'est juste que ça leur est insupportable de
ne pas pouvoir faire tout ce que l'on demande. Il faudrait leur poser
la question, mais je pense que ça a été un
très beau moment pour eux aussi. La danse européenne a
énormément mis en avant la nécessité de
montrer la dynamique physique, la force, et eux ont encore cette
conception – juste – que l'effort ne doit pas se voir
– c'est la différence avec le sportif! Cette
volonté permanente qu'ils ont de nier l'effort pour le public
est assez extraordinaire. Dans le fond, ils ne prennent pas assez soin
d'eux, ils n'arrêtent jamais... J'ai été surpris
cependant, parce que Bernice était là et elle
embêtait beaucoup les filles sur l'articulation, sur le pied...
et en fait, personne ne leur dit jamais rien là-dessus, parce
qu'a priori, ils sont arrivés à un tel niveau... Donc ils
étaient toujours étonnés, mais aussi ravis, qu'on
les embête sur une articulation, sur un passé, sur une
glissade, sur des petites choses... et qu'on leur explique la
nécessité d'être très attentif à la
manière de marcher, de bouger, d'articuler un bras, pourquoi on
le fait, comment on réagit ou comment on ne réagit pas
avant que l'action ait lieu... Tout cela, ce sont de petits
détails qu'on peut tout à fait appliquer après
dans Giselle ou dans Le Lac.
Je pense qu'il y a eu une très belle chaleur entre eux et moi,
une relation sincère, une relation d'empathie des deux
côtés. Bien sûr, cela m'intéresse à la
fin de savoir si le ballet est réussi, si j'ai pu avancer dans
l'écriture, dans la construction, dans le propos, mais ce qui
compte surtout, c'est que les trois mois qu'on a passés ensemble
aient été aussi riches et qu'on ait eu autant de bonheur
à travailler ensemble. C'est ça aussi qui fait que ce
métier ne ressemble pas à un autre et c'est comme
ça aussi que je vois la chorégraphie. Je ne vois pas
ça du tout comme un travail solitaire. Je ne suis pas un
écrivain, je ne suis pas un peintre. Mon travail ne sort pas
uniquement de moi. S'il n'y avait qu'une relation directe avec le
geste, le travail serait beaucoup plus simple. Or, un
chorégraphe, c'est quelqu'un qui doit toujours penser qu'il
dépend des autres, les gens avec qui il travaille et qui sont
là pour transposer ce qu'il imagine, et puis évidemment
la scénographie, les costumes, les lumières... Tous les
ego doivent disparaître à la fin au profit du spectacle.
Savoir qui est à l'origine de quoi importe peu. Je ne supporte
pas quand, à la fin d'un spectacle, on me dit : «J'ai
aimé les costumes, mais pas les décors... j'ai
aimé la chorégraphie, mais pas la musique». On
adhère ou on n'adhère pas à un spectacle. Le
travail du chorégraphe, il est là pour moi. Il s'agit de
créer une synergie entre des pensées différentes,
faire en sorte qu'elles deviennent une et qu'à la fin tout le
monde se fonde dans le propos. Avec eux, ça a marché. Je
les ai emmerdés bien sûr. Ici, j'ai l'habitude de
travailler avec toute une équipe. Je veux changer un costume,
ça me prend cinq minutes. Là-bas, pour changer un
costume, il faut douze lettres. Je devenais fou et il m'est aussi
arrivé de quitter le studio quatre ou cinq fois. En même
temps, deux cent cinquante danseurs, dix productions
différentes, des tournées, des galas... je ne sais pas
comment on peut organiser ça mieux, parce que c'est
ingérable! Mais j'ai tout oublié. Il ne me reste que de
bons souvenirs de ce travail et j'ai le sentiment que c'est la
même chose de leur côté. On le sent quand on arrive.
Quand on se voit, il y a des «endorphines de plaisir» comme
dirait Cyrulnik. Il y a eu quelque chose de très fort entre
nous. Et je pense que le public le ressent aussi comme ça.
Artemy Belyakov (Baptista) et Anna Tikhomirova (La Gouvernante)
Daria Bochkova et Daria Khokhlova (Les Servantes)
TROISIEME PARTIE : La Mégère apprivoisée : Demain, ailleurs?
Le ballet va-t-il rester au répertoire du Bolchoï?
Pourrait-il d'ailleurs être monté dans une autre compagnie?
Je
ne peux même pas le remonter chez moi. Je l'ai d'ailleurs dit
à mes danseurs. Je n'ai pas les danseurs pour ça. Je
pourrais, mais bon... Le Bolchoï l'a fait vingt fois cette
année, ils le refont vingt ou vingt-cinq fois l'année
prochaine, ils le reprennent encore dans deux ans. C'est devenu une
pièce pour le Bolchoï. La Mégère apprivoisée
a été créé pour eux et est lié
à eux. Dans cinq ou dix ans, on verra bien. Je pense que
d'autres danseurs peuvent le faire ailleurs, mais j'aime beaucoup
l'idée que ce soit une pièce faite pour eux, chez eux, et
à eux. Cette histoire d'amour est là-bas et n'a pas
à être transposée ailleurs. S'il doit y en avoir
une autre, ce sera une autre, mais pour le moment, elle est à
eux et rien qu'à eux.
Un tel travail aurait-il été possible et/ou pourrait-il être possible à l'Opéra de Paris?
Je
ne crois pas. Bien sûr, j'ai eu des tas de propositions de
Brigitte [Lefèvre]... mais non. Je n'ai jamais rencontré
les danseurs de l'Opéra comme j'ai rencontré les danseurs
du Bolchoï. J'ai beaucoup parlé avec mon ami Thierry
[Malandain] de son expérience à l'Opéra et
humainement, il a beaucoup souffert. L'Opéra, en gros, je
n'ai jamais senti qu'on avait envie que j'y vienne. On m'a certes
invité, mais avec tellement de contraintes... et moi, j'ai
passé l'âge qu'on me dise avec quel compositeur et avec
quel scénographe je dois travailler.
De toute façon, j'ai un problème avec la France. Je
n'existe pas là-bas. J'y ai vécu des années
difficiles entre 1983 et 1993 [Jean-Christophe Maillot a dirigé
durant cette période le CCN de Tours, ndlr]. En France, j'ai
été saqué parce que j'ai eu le malheur
d'être nommé à Tours l'année où
François Léotard est devenu Ministre de la Culture.
J'incarnais soudain le démon de la droite réactionnaire,
alors que je suis profondément de gauche. Pourtant, je suis
beaucoup plus fier d'avoir fait ce que j'ai fait à Tours avec un
maire comme Jean Royer, un maire inculte, qui a été l'un
des derniers à pratiquer l'autodafé, que de ce que
j'aurais pu faire dans une ville de gauche où c'est quand
même la moindre des choses si l'on se préoccupe de
culture. Ce CCN existe toujours et c'était le seul alors dont la
ville donnait une fois et demi de plus que l’État! Au
Théâtre de la Ville, j'ai été
démonté... C'était l'époque où l'on
écrivait sur nos affiches : «Rentre dans ta
province!». Bref, tout cela a laissé des traces fortes en
moi. Et il y a un espèce de nœud qui revient toujours.
Avec les Ballets de Monte-Carlo, on est allés récemment
à Chaillot. Didier Deschamps, lui, a une ouverture d'esprit
réelle. Il a un point de vue, je ne suis pas d'accord avec tout,
mais en tout cas, il a un respect pour toutes les formes de danse.
C'était pareil avec Guy Darmet. Il n'y a pas de pouvoir sans
contre-pouvoir. Or, la France a une relation très
compliquée avec l'académisme et la modernité. Il y
a toujours une attitude d'exclusion de l'un pour l'autre qui est
insupportable pour moi. J'ai trois enfants, je les vois, je ne parle
pas le même langage qu'eux, j'ai envie qu'ils me disent ce qu'ils
écoutent, ce qu'ils regardent, mais je n'ai pas envie de
m'empêcher d'oublier ce que je sais. La danse contemporaine a
fait beaucoup de bien à tout le monde quand elle est
arrivée en France, car le milieu académique était
extrêmement conservateur et réactionnaire. Mais ce qui est
hallucinant, c'est de s'apercevoir que ce milieu est devenu
réactionnaire beaucoup plus vite que les autres, d'un
radicalisme effrayant, d'une intolérance totale... Et quand on
voit qu'aujourd'hui que ceux qui critiquaient tant les CCN s'y
accrochent depuis des années, ne laissent pas la place, j'ai
envie de dire qu'il n'y a pas de leçon à donner.
Le combat, je le mène donc depuis des années hors de
France. Aujourd'hui, à Monaco, je suis ravi de pouvoir avoir en
même temps le spectacle de Maguy Marin et le Bolchoï.
Certains programmateurs, dont je m'amuse, diront que je fais un
festival «éclectique» [le Monaco Dance Forum, ndlr].
Dans leur bouche, «éclectisme» est
l'équivalent de «néo-classique». J'ai envie
de leur dire, à eux qui prônent à juste titre la
différence et la nécessité d'accepter l'autre,
d'ouvrir les yeux sur la complexité du monde de la danse.
Comment peut-on ne pas respecter des danseurs comme ceux du
Bolchoï, leur savoir-faire, la qualité de leur travail,
leur engagement...? De la même manière, j'ai une grande
admiration pour Maguy [Marin], qui est une amie très
chère. Et pourquoi, sous prétexte que je défends
son spectacle, où le sens est aussi important que la forme, ou VieLLeicht
de Melissa Von Vépy, qui vient du cirque, je ne
défendrais pas aussi le Bolchoï? Je trouve ça bien
plus extraordinaire de présenter le travail de Maguy Marin, qui
nous montre des curés en train de forniquer, à Monaco,
dans un pays où la religion catholique est religion
d'état, que de le faire à Montpellier. Cette emprise,
cette arrogance des programmateurs vis-à-vis de leur public
– il y a ce qu'il faut montrer et ce qu'il ne faut pas montrer -
m'est insupportable, me l'a toujours été et me le sera
toujours. C'est pour ça que je me sens très bien ici. Je
peux vivre ma vie chorégraphique comme je l'entends. Il est pour
moi important d'offrir à un public la plus grande
diversité possible et dans la meilleure qualité possible.
Je me vois plus comme un médecin généraliste que
comme un médecin spécialiste. La spécialisation
tue le monde. Des festivals spécialisés, oui, pourquoi
pas? Mais pourquoi ce mépris pour ceux qui, comme moi, dans un
contexte particulier, comme celui de Monaco, offrent cette
diversité? J'estime que je n'ai pas à proposer uniquement
mon travail au public de la région.
En attendant, en France, en-dehors de l'Opéra de Paris, il n'y a
plus une seule compagnie académique. La décentralisation
est une utopie. Bordeaux et Toulouse ne sont considérées
que comme des compagnies de théâtres municipaux. Ils sont
extrêmement courageux de résister, mais bon, ils n'ont pas
le respect... Et quand on voit le niveau de l'enseignement dans les
conservatoires en France, c'est tragique! Je rejoins Thierry
[Malandain] à 100% sur ce thème. Il y a aussi un
énorme manque de curiosité. Mais quand on dit tout
ça, on est immédiatement un réac, un vieux con...
Moi j'aime beaucoup inviter des chorégraphes - et des bons!
Ça ne me gêne pas, bien au contraire, d'avoir Duato,
Kylián, Forsythe, Greco... Mes danseurs découvrent avec
eux de nouvelles manières de penser et de faire et quand on
chorégraphie ensuite avec eux, leur corps est changé,
cela ne peut que les enrichir. C'est intéressant pour eux, mais
pour moi aussi. Chorégraphiquement, on sait qu'on ne doit pas
refaire les mêmes choses, qu'on peut, au mieux, amener ailleurs
ce qui existe déjà.
C'est pour toutes ces raisons que ça fait du bien d'arriver au
Bolchoï. C'est peut-être excessif dans un autre sens, mais
en fait pas tant que ça, car il ne faut pas croire qu'ils ne
sont pas ouverts. J'ai eu l'impression là-bas de redevenir un
jeune chorégraphe. Le Bolchoï m'a donné le droit
d'avoir une nouvelle peau, une nouvelle vie... et il y avait ces
regards de danseurs extraordinaires, qui me donnaient le droit
d'exister et de leur apporter quelque chose. Je n'aurais pas eu
ça à l'Opéra, je le sais. Peut-être que je
me sous-estime, peut-être que dans le studio, j'aurais
suscité quelque chose, mais y aller dans les conditions
imposées... Tout cela paraît tellement
condescendant.
Benjamin Millepied, ce sera peut-être une autre histoire et je
lui accorde tout mon crédit. J'attends de voir sa programmation,
j'attends de voir ce qu'il va faire, mais le simple fait que
Stéphane Lissner ait coupé le carcan, ait passé
outre la filiation logique, je trouve ça formidable. Même
s'il ne reste que deux ans, ça fera un appel d'air.
Olga Smirnova (Bianca) et Artemy Belyakov (Baptista)
Terminons par des considérations plus pragmatiques. Y aura-t-il une diffusion du ballet au cinéma?
Oui, normalement la saison prochaine, en 2015-2016. François Duplat est d'ailleurs là pour voir le spectacle.
Y aura-t-il des tournées avec ce ballet ?
Le
Bolchoï va le donner à Saint-Pétersbourg en avril
pour le festival Dance Open. Ils veulent aussi l'emmener à
Londres en tournée [en 2016, ndlr]. C'est une pièce
intéressante à emmener quand ils font leurs grosses
tournées. On peut le glisser entre une Bayadère et un Don Quichotte par exemple... Dans La Mégère apprivoisée,
il y a seulement vingt-trois personnes sur scène. Là,
c'est un peu spécial, ils viennent à Monaco pour moi en
quelque sorte, et pendant ce temps, ils peuvent encore faire un Casse-noisette
à Moscou. Mais je pense bien sûr qu'ils ont très
envie de se montrer à l'extérieur dans ce ballet.
C'est surtout intéressant pour eux, mais j'ai cependant
été surpris me concernant. Je m'attendais à faire
quelque chose de beaucoup plus prudent. Quand on crée à
l'extérieur, c'est normal, on a tendance à faire des
choses que l'on connaît déjà, c'est rassurant. Ce
n'est pas à l'extérieur que l'on va aller sur le terrain
le plus aventureux. Mais finalement, il y a eu des choses assez
aventureuses du côté de l'écriture. J'ai le
sentiment que c'est une pièce plus académique que ce que
je fais d'habitude, mais je trouve ça très bien,
ça m'a beaucoup plu. Si je fais des pièces moins
académiques, c'est tout simplement parce que j'ai un outil qui
n'est pas aussi académique, je pense. En revanche, je la trouve
limpide dans la narration, j'en suis très heureux, parce que
c'est un travail que je mène depuis des années et qui
m'importe. Je cherche en permanence à dégraisser,
à enlever les scories, le but étant de parvenir à
quelque chose d'épuré. Je suis surtout content parce que
c'est a priori une pièce assez légère, assez
drôle, dont je pense que j'ai gommé le côté
un peu grossier, mais qui garde quand même un côté
dramatique important. Elle a une forme de
légèreté, mais comporte aussi des moments
touchants. Krysanova m'arrache quelques petites larmes par moments!
J'ai enlevé quelques petites choses, j'ai modifié
certains détails, mais je pense que je ne vais pas y toucher
davantage. Même si je ne suis pas tout à fait satisfait de
tout, je pense qu'il faut qu'elle existe comme ça. Autant le Faust,
je l'ai complètement retravaillé et je pense que j'ai
bien fait, autant là, j'ai envie de laisser les petites failles
et les petites erreurs... C'est comme dans une relation. Il n'y a pas
de relation idéale, il y a toujours des choses qui ne marchent
pas, des choses qu'on n'aime pas chez l'autre - et ne pas les voir,
c'est se mentir... Là, c'est pareil, toutes ces petites
fragilités, toutes ces petites erreurs font partie de
l'histoire. Quand je le regarde, je sais, moi, pourquoi elles sont
là. Ça a été par exemple très
difficile de travailler avec le corps de ballet, c'était
difficile de les avoir tous en même temps, donc j'ai un peu moins
développé que d'habitude le travail que je fais avec le
corps de ballet. D'ailleurs, je ne les considère même pas
comme des corps de ballet, je les vois un petit peu tous comme des
solistes là-dedans. Maintenant, c'est sûr que quand je
regarde le deuxième acte, il y a des choses que je peux ou que
je pourrais repenser, j'ai été tenté de le faire,
mais bon, la pièce est comme ça...
Avez-vous d'autres projets au Bolchoï?
Oui.
Ailleurs aussi, il y a des choses, mais comme je l'ai
déjà dit, j'ai cinquante-quatre ans, j'ai un outil
absolument extraordinaire à Monaco, et je n'ai jamais couru
après les créations à l'extérieur. Mais
avec le Bolchoï, il y a quelque chose qui s'est passé et je
sens qu'ils ont envie d'une suite. Ils voulaient quelque chose pour
novembre 2015, mais je pense que c'est un peu précipité.
Ça sent le deuxième baiser immédiat et à
mon avis, il faut laisser reposer un tout petit peu les choses.
On essayera de retrouver le parfum du premier baiser et on ne
l'aura pas évidemment...
Sinon, il y a des danseurs que je vais faire venir ici. Certains ont envie de danser des ballets comme La Belle au bois dormant, Roméo et Juliette, Cendrillon...
Ce qui m'intéresse, c'est aussi de repenser ces ballets pour
eux, tout en gardant le même canevas. Avec ces
danseurs-là, je peux aller, non pas plus loin, mais ailleurs,
développer des choses. C'est un peu toute l'histoire de ma vie,
ça. Quand j'étais à Tours, j'avais fait un premier
Juliette et Roméo.
Quand je le regarde et que je le compare à celui que j'ai fait
ici en 1996, je constate que toute la dramaturgie était
déjà là, mais à Tours, je n'avais pas les
danseurs que j'ai à Monaco et je n'avais pas Prokofiev. Si je vais au Bolchoï, je peux réécrire mon Roméo et Juliette,
créé pour trente-deux danseurs, sur la même base,
mais avec soixante-soixante-dix-danseurs. J'aime bien l'idée que
sur une vie – comme j'ai la chance d'avoir une vie
chorégraphique –, je peux repenser les choses
différemment à des années d'intervalle. Un sujet
dans l'absolu en vaut un autre. Ce qui m'intéresse, c'est
d'aller à chaque fois un peu plus loin dans ma recherche, c'est
de voir comment le corps humain peut raconter des choses au travers de
la danse, sans que jamais la danse ne se réduise à une
démonstration de savoir-faire. L'idée, c'est qu'on en
arrive parfois à se demander s'il y a même de la
chorégraphie. J'aime bien quand elle disparaît, la
chorégraphie. Pour moi, il n'y a pas de danseurs extraordinaires
sans un chorégraphe et inversement, il n'y a pas de
chorégraphe extraordinaire sans danseurs. Si les danseurs sont
extraordinaires, c'est parce que dans le travail chorégraphique,
la volonté est de les rendre extraordinaires... Et
peut-être justement qu'elle est là la chorégraphie.
En tout cas, elle n'est pas uniquement dans l'analyse de
l'écriture elle-même. C'est donc cette recherche-là
qui peut se développer avec eux. Une relation s'est
instaurée entre nous et pour eux, ce serait dommage qu'il n'y
ait pas une suite. Et de mon côté, je trouve ça
très excitant.
Jean-Christophe Maillot - Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse
Ekaterina Krysanova (Katharina) et Vladislav Lantratov (Petruchio)
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Entretien
réalisé le 18 décembre 2014 - Jean-Christophe Maillot © 2014,
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