Dansomanie
: entretiens : Maria Alexandrova
Maria
Alexandrova, Principal au Bolchoï II. Ma carrière au Bolchoï Vous
avez intégré la troupe du Bolchoï à la fin de l'été 1997. Comment
s’est passée votre arrivée? A
la fin du mois d'août, comme c’était la coutume, on nous a
présentés
lors de la réunion de l’ensemble de la troupe. Nous sommes arrivés
au Théâtre avec Svetlana Lunkina et Alexandre Volchkov.
En regardant les membres de la troupe, j'ai pris conscience que j’étais
une nouvelle personne pour eux, que tout ce que j’avais fait
auparavant ne comptait pas du tout et qu’à présent il fallait
recommencer à zéro. J'étais devant eux comme une petite fille qui
doit acquérir son droit de monter sur cette scène. Peut-être étais-je
trop sévère avec moi-même en me disant qu'il fallait oublier tout mon
passé et recommencer à zéro. En plus à ce moment-là, toute la
direction du Bolchoï a changé. La direction qui attendait les résultats
du concours était partie, et c'est Alexandre Bogatyrev qui est
devenu le directeur du ballet. Mes modestes résultats n'avaient aucun
intérêt pour eux. J'ai été alors admise dans le corps de ballet.
J'ai débuté dans Giselle, j'étais une paysanne parmi
d’autres munie d’une corbeille et cueillant le raisin et l’une des
Willis, celles de l’ensemble, qui sont «serrées comme des harengs»!
Mais je n'y ai participé que deux ou trois fois. Je dansais également
dans le corps de ballet dans Les Sylphides, j’ai fait une fois
la Valse des Flocons dans Casse-noisette et une fois également
l’une des dryades dans le rêve de Don Quichotte. Pourquoi
êtes-vous restée si peu de temps dans le corps de ballet? Comme
je l'ai appris plus tard, le maître de ballet avait informé la
direction qu'il ne pouvait pas me faire distribuer dans les ensembles,
car il aurait été nécessaire de beaucoup travailler avec le reste du
corps du ballet pour les mettre au même niveau que moi. Officiellement
je suis demeurée membre du corps de ballet pendant un an [i.e. «Quadrille»,
ndlr.] ; ensuite, j’ai effectué encore une année en tant que
coryphée. Mais en réalité, la situation était différente. Durant
cette période, j'ai dansé dans des groupes de deux, trois, quatre ou
six personnes. Et en même
temps, j'ai officié en tant que soliste. Le premier solo eut lieu à
l’automne 1997, où j'ai dansé le rôle de la Reine du Bal dans Fantaisie
sur le thème de Casanova de M. Lavrovski. Au mois de
novembre, j'ai interprété mon deuxième rôle de soliste, c'était la
variation dite des "sauts", ajoutée dans le Grand pas de Don
Quichotte. C'est là que mon nom est apparu pour la première fois
sur les affiches du Bolchoï. Ensuite, le 27 décembre, ce fut la première
de la nouvelle version de Giselle chorégraphiée par Vassiliev,
où j'ai interprété le rôle de Myrtha. Les critiques saluèrent la décision
audacieuse de Vassiliev, qui avait choisi pour la deuxième distribution
de tout jeunes danseurs : S.Lunkina (Giselle), N.Tsikaridzé
(Albrecht) et moi-même (Myrtha). Depuis cette époque, j'aime tout
particulièrement le personnage de Myrtha. On considère que je suis
bien dans ce rôle et d’ailleurs, le spectacle a été enregistré en
vidéo, il en existe une version dans le commerce [malheureusement non
disponible en France, ndlr.]. Dans mes premières tournées avec le
Bolchoï, j'ai également dansé la variation de la Fée Courage [La fée
Violente dans la version Nouréev, ndlr.] dans La Belle au
bois dormant. Avec
quels professeurs préparez-vous vos rôles? Depuis
mon premier jour au Théâtre, je travaille avec Tatiana Nikolaevna
Golikova, artiste émérite, qui a elle-même été l'élève d'Elisabeth
Gerdt, de Sulamith Messerer et de Marina Semenova. Tatiana
Golikova était une danseuse reconnue, elle a dansé une grand
nombre de rôles au Bolchoï : Odette-Odile , Kitri, Mahméné-Banou
dans La Légende de l'amour, Egine dans Spartacus, Liouska
dans L'Age d'or, la fille-reine dans Le Petit cheval bossu,
la femme du pêcheur dans La Nayade et le pêcheur (Ondine)
et d’autres encore. Certains rôles ont été préparés avec Tatiana
Terekhova et Nicolas
Fadeechev. Quels
sont les ballets qui ont particulièrement marqué votre carrière
jusqu’à présent? Il
faut commencer bien sûr par Giselle, avec Myrtha. C'était mon
premier grand rôle de ballerine, et cela s’est passé durant ma première
année au Théâtre. A cette époque, ce n'était pas du tout
l'habitude: les artistes qui font leur première année au Théâtre
n'ont pratiquement pas d'opportunité d’interpréter des rôles, et il
était d’usage de faire patienter les jeunes environ trois ans. Ensuite,
il y a eu le troisième mouvement de Symphonie en Ut de Balanchine.
Nous étions en mars 1999, je n'avais que vingt ans. Personne n'a cru
que je pourrais bien danser ce rôle. C'est mon partenaire, Nicolas
Tsikaridzé qui a insisté. Et jusqu’à la fin des représentations
au Bolchoï, nous étions les seuls interprètes de ce mouvement : pour
les autres mouvements, il avait deux distributions, mais pas pour le nôtre.
L'année
suivante, en février 2000, j'ai obtenu un troisième rôle, celui de
l'Impératrice dans le ballet d'Eifman , Hamlet russe.
C'est un rôle très fort. Je ne crois pas qu'Eifman, en débutant
les répétitions, avait la moindre idée de qui j'étais. J'avais 21
ans, et Eifman ne connaissait pas bien notre troupe. A cette époque,
la direction du Bolchoï était très autoritaire, et on m'avait tout
simplement imposée pour ce rôle. J'étais jeune et je n'avais pas le
choix. Mais deux semaines avant la première, une autre danseuse est
arrivée et tout a changé. Je me suis retrouvée dans la deuxième
distribution. Nous avons eu beaucoup d'éloges. Il a même été écrit
que la deuxième distribution était meilleure que la première, une
nouveauté au Bolchoï!. Mais je n'étais pas vexée. En effet, c’était
la danseuse connue du chorégraphe et du public qui faisait partie de la
première distribution. Eifman a voulu deux répétitions générales.
Et pour la "nôtre" (avec la deuxième distribution, donc) il
a invité le public et la presse. Le Hamlet russe a été donné
sept fois. J'ai dansé cinq spectacles, y compris certains spectacles
avec la première distribution. J'ai rendu service au Théâtre, la
danseuse qui faisait partie de la première distribution ayant dû avoir
des contrats ailleurs. Ensuite le spectacle a quitté l’affiche.
J'aimais danser ce ballet, qui fut bien accueilli par le public. Toutes
les places avaient été vendues
à l'avance. Ce spectacle était intéressant et sa chorégraphie
inhabituelle pour moi. Il m'a offert la possibilité de mettre en valeur
l'art avant l'acrobatie qu'il utilise. J'étais obligée de descendre
d'une hauteur de 4,5 mètres, et je suis sujette aux vertiges ! Vous
aviez déjà abordé ce point dans une autre interview. C'est assez
paradoxal, non, une fille qui exécute un tel saut et qui, comme vous, a
peur de la hauteur? Alors
je vais répondre comme dans cette interview : «Imaginez-vous quel saut
j'aurais pu faire si je n'avais pas eu peur de la hauteur?» Au début,
avec Eifman j'avais très peur de tomber. Dans le Hamlet russe j'ai eu à franchir plusieurs étapes. J'ai compris que si on
ne voulait pas tomber, il fallait savoir s'accrocher. Apprendre à se débrouiller,
comprendre que si on a juste une seconde, on doit savoir faire un seul
geste sûr pour réussir à s'accrocher et à bien poser son poignet. A
ce moment-là, j'ai compris : pour que ton porté soit beau, il ne faut
pas se jeter dedans n'importe comment, il faut bien connaître tout le
mouvement du début jusqu'à la fin. J'ai appris beaucoup de choses en
travaillant dans ce ballet, et ensuite c'est la mémoire du corps qui
fonctionnait. J'ai compris que mon corps était capable de faire
certains mouvements auxquels je n'avais jamais pensé avant. Et en plus,
en faisant ces mouvements, j'arrivais à me sortir en beauté de situations difficiles sans que
personne s'en rende
compte. Pour une personne sous l’emprise d’une telle appréhension,
c'était une grande découverte. Quelle
a été la suite de votre carrière? Après
le Hamlet russe, on m’a collé une étiquette d'héroïne à
fort tempérament. Avec ce rôle, le répertoire classique s'est plus ou moins
fermé pour moi. J'ai reçu le Prix de l’ «Etoile montante» de la
revue Ballet. Un mois plus tard j'ai obtenu le rôle de Kitri
dans Don Quichotte. Et encore deux mois plus tard, j'ai dansé
Ramzé dans La Fille du Pharaon. Pour ce rôle, j'ai été nommée
au Prix National du Théâtre : "Les
Masques d'Or". Vers la fin de l’année 2000, j'ai dansé
Gamzatti dans La Bayadère. Mais on m'a bientôt fait comprendre
qu'il serait très difficile de continuer ainsi, que le répertoire avec
tutu, ce n'était pas pour moi, que ce n'était pas mon style. Dans le
meilleur des cas, je pouvais espérer une variation ou un rôle
secondaire mais pas plus. C'était
vraiment étrange, d'un côté une ascension brillante, - tout le monde
s’accordait à dire que la jeune fille avait des qualités -, et de
l'autre côté on me coupait les ailes. Ensuite pendant deux ans, je
n’ai eu aucun rôle important, uniquement des personnages secondaires
ou d’amie des héros principaux. Dans le même temps, "mes"
ballets : Hamlet, Symphonie en Ut, La Fille du Pharaon
ont été retirés de l’affiche. Finalement, on m'a donné le rôle d'Egine
dans Spartacus, pour une seule représentation.
Ayant insisté pour danser avec une perruque rousse provocante,
j'ai choqué une bonne moitié des balletomanes. Mais l'autre moitié a
ressenti un enthousiasme indescriptible. Cette seule représentation a
fait quand même parler d’elle dans les critiques et les bilans de la
saison publiés par la presse. Tout
à fait par hasard, j'ai obtenu le rôle de la Sylphide pour deux
représentations ; le Bolchoï effectuait une tournée à laquelle je ne
participais pas et j’étais à ce moment pratiquement sans travail.
Avec ce rôle, j'ai atteint mon rêve, car c'est quand même
à la danse classique qu'on nous a formé. Une année encore
s’est écoulée. Pendant ces trois ans j'aurais pu faire nettement
plus que ce que j'ai fait. Ma vie au théâtre m'a permis de toucher à
tous les genres : un peu de classique, de la danse moderne sur pointes
ou pieds nus, de la danse de caractère, en chaussures. Mais le grand répertoire
classique, je l’aborde seulement maintenant. Le
Clair ruisseau, au printemps 2003, fut aussi une étape majeure.
C'est un bond en avant grâce auquel je suis vraiment sortie de l'ombre.
Ce fut un grand succès auprès du public et des critiques,
une grande joie pour moi-même et une revanche avec les quatre
prix nationaux des "Masques d'Or" qui ont récompensé ce
spectacle : un pour le chorégraphe Alexeï Ratmanski, deux pour
les hommes, Sergueï Filin et Guennadi Yanine, et un pour
moi. Je dois avouer que j'avais d’abord refusé ce rôle. Dans mes
plans, il y avait la préparation du rôle d'Aspicia dans La Fille du
Pharaon, mais il n'y avait pas de partenaire et cette prise de rôle
ne s’est pas faite. J’ai donc été obligée d'accepter de danser Le
Clair ruisseau. Longtemps,
on a essayé de me démontrer que le rôle avait été conçu pour moi,
et moi j'ai essayé de démontrer qu'Alexeï Ratmanski avait tout
conçu pour lui-même : il arrivait dans la salle de répétition avec
la chorégraphie déjà toute prête. Nous avons répété pendant six
semaines, mais l’essentiel du ballet a été réglé en deux semaines.
Nous avons commencé à travailler sur scène très tôt pour filer tous
les morceaux déjà prêts. C'était une période très intéressante.
Le Clair ruisseau est un ballet burlesque et chaque artiste ajoutait
certaines improvisations selon sa propre imagination. C'était
incroyable, mais Ratmanski a facilement accepté la plupart des
suggestions des artistes. La troupe a travaillé avec plaisir et nous
avons réussi notre comédie. En
décembre 2003, la mise en scène de Roméo et Juliette eut une
importance particulière pour moi en tant qu'actrice dramatique. Roméo
était une découverte. Dans ce spectacle, je ne pouvais qu'être très
naturelle, pas du tout artificielle. Sans cela, Juliette ne pouvait pas
se réaliser, et le spectacle risquait de devenir une falsification. Shakespeare
et Prokofiev sont indubitablement des génies. Et dans ce
spectacle, il apparaît une contradiction entre la forme et le fond. Je
ne voyais qu'une seule solution, c'était de créer ma Juliette la plus
humaine possible, sincère au plus haut point. Je ne regrette aucun de
mes rôles, j'ai toujours travaillé en me donnant à fond, et j’ai vécu
chaque personnage au plus profond de moi. Tous
les rôles m’ont apporté quelque chose, je les aime tous, je me suis
investie beaucoup pour chacun d’eux. Avec Roméo j'ai vécu un
épisode amusant. Pendant très longtemps, je n'arrivais pas à imiter
le rire de Juliette. Je n'arrivais même pas à parler sur scène, et
pour le rire, c'était encore plus difficile. Le rire d'enfant pendant
le bal, ça allait encore. Dans le spectacle, il y a encore "un
rire", que je fais rarement, uniquement quand je veux rire, mais ça
n'arrive pas souvent. Cela se passe dans la scène où je me prépare
pour aller au bal, au moment où je mets ma robe : nous avons répété
plusieurs fois ce rire, mais nous avons dû le supprimer, car
je n'y arrivais pas. Cela dit, dans cette scène, ce n'est pas très
important. Ce qui était plus grave, c’est que je ne réussissais pas
non plus le rire de la fin qui lui est très important. Je n'arrivais
pas à le faire correctement même dans la salle de répétition seule
avec mon professeur ou Radu
Poklitaru [chorégraphe de cette nouvelle version de Roméo et
Juliette, ndlr.]. Et puis un jour, je rentre à la maison et me mets
à couper des tomates pour préparer une salade. J'ai alors décidé
d'essayer ce rire et j'ai commencé à rire très fort. J'ai dû avoir
l'air d'une folle : j'ai commencé à avoir un fou-rire comme une enfant
et puis ce fou-rire est devenu un grand rire hystérique. Ma famille est
arrivée tout de suite : " Chérie, tu vas bien?". Après,
pendant les vraies répétions, je n’avais plus de difficultés
majeures pour rire de cette manière! L’arrivée
d'Alexeï Ratmanski en tant que directeur artistique du ballet du Bolchoï
a-t-elle marqué un tournant dans votre vie professionnelle? Bien
entendu, ce fut une étape de plus dans ma vie. Les choses ont en réalité
changé avant même que Ratmanski soit officiellement en poste,
car il pouvait déjà influencer les décisions de la direction. Après
Le Clair ruisseau, la situation est devenue telle que le dit un
proverbe russe : "on ne peut pas cacher un tire-point dans un
sac" ["la vérité finit toujours par percer au-dehors",
ndlr.]. La jeune fille que j’étais a enfin pu se libérer. Les rôles
ont commencé à arriver comme la pluie au printemps. Un mois plus tard,
j’obtins Esméralda dans Notre-Dame-de-Paris, le ballet de Roland
Petit. Autrefois on m'avait refusé ce rôle, mais cette fois-ci,
c'est Nicolas Tsikaridzé qui a insisté en disant qu'il ne danserait
qu'avec moi. C'était
la fin de la saison 2002. Les vraies surprises sont arrivées avec la
saison suivante, en septembre 2003. Cet automne-là, j'ai dansé les rôles
de Makhméné Banou dans La Légende d'amour, Aspicia dans La
Fille du Pharaon et la première de Roméo et Juliette.
Ensuite, en janvier 2004, nous sommes allés en tournée à Paris. Au
retour, j’ai fait la fée Lilas dans La Belle au bois dormant,
la reprise du programme Balanchine
où j'ai dansé "ma" troisième partie dans Symphonie en Ut,
Tchaïkovsky-Pas de deux et Léa de Ratmanski. La
saison s'est terminée par la tournée à Londres. 2004-2005 fut donc
une période très chargée et très riche. C’est à la fin de cette
saison, après la représentation de La Fille du Pharaon, que le
directeur du Ballet a annoncé devant toute la salle que j’étais nommée
danseuse étoile. Pour la première fois c'était annoncé devant le
public, comme c'est la coutume à l'Opéra de Paris. Et maintenant,
toute mon attention est tournée vers Le Lac des Cygnes.
Incontestablement, c'est une étape, j'arrive enfin vers le grand ballet
classique. Odette devra aussi être authentique. Quel
rôle, parmi ceux que vous avez énumérés, vous est le plus cher? J'aime
tous mes rôles. Tous ces rôles sont devenus une partie de moi-même.
Il n'y en a pas un seul pour lequel je me sois permise de me dire : «Voilà,
je le prépare en vitesse et je le montre sur scène ». Je réfléchis
beaucoup, je pense à chaque détail du début à la fin. Je peux certes
me tromper, et parfois je n'arrive pas à faire parvenir au public ce
que j'aurais voulu transmettre. Mais je mets dans chaque rôle tout ce
que je possède intérieurement, je peux le jurer. Je
ne veux pas me limiter à des rôles du type héroïco-dramatique. Je
n'arrive pas à faire sortir de ma tête l’idée que je suis capable
de faire bien beaucoup d'autres choses. Je ne veux pas fermer les yeux
devant ce fait et je ne veux pas non plus que mes yeux me cachent autre
chose. Je me rebelle, je n'accepte pas quand on me dit à l'avance que
ce ne sera pas bien ou que ce sera une erreur. L'artiste apprend
beaucoup de choses quand il fait des erreurs. On a le droit de se
tromper si on est prêt à accepter ses erreurs, si on est prêt à se
surpasser pour les corriger. C'est l'essentiel de notre profession,
chaque jour on doit chercher en soi-même pour se construire, accroître
la connaissance de soi, de ses possibilités, de ses qualités et de ses
défauts. Et il ne faut pas interdire
à l’artiste de le faire. On
entend parfois le public dire : "Les places sont très chères,
je suis venu au spectacle pour voir
une représentation de qualité et pas les fautes d'une danseuse".
Bien sûr le spectateur a absolument raison d’être exigeant. Mais
c’est aussi pour pouvoir satisfaire cette exigence de qualité qu'il
existe une période durant laquelle on attribue des rôles à un jeune
artiste pour le tester, pour déterminer quel sera vraiment son style.
L'artiste passe par plusieurs étapes. Il arrive tout jeune, il danse un
rôle, un autre, et l'on juge ses capacités. S'il arrive à réussir
tous ses rôles - d'autant plus si les rôles sont divers et variés-
s'il a atteint un certain niveau, s'il n'y a pas un seul
spectacle où il ait fait défection,
il faut lui faire confiance, il faut lui donner la possibilité de
s’exprimer dans des grands rôles. Il a déjà prouvé sa supériorité
par rapport aux autres, il a gagné son droit d'essayer les nouveaux rôles
[i.e. les créations ou nouvelles chorégraphies d’une œuvre, ndlr.].
Il
faut lui accorder cette liberté, on verra et il verra lui-même quelles
sont ses limites réelles, et quelles sont les limites imaginées par
l'administration, qui prend les décisions des distributions. Si
l'administration est compréhensive et aime la profession, elle ne procèdera
jamais en usant de méthodes restrictives. La vie d'un danseur sur scène
est très courte, il se prépare pour des rôles, que souvent il ne
dansera jamais. Il arrive qu'on sache à l'avance qu'un certain rôle
ne conviendra jamais à un artiste donné, mais on sait bien également
que ce sera malgré tout intéressant de le lui faire travailler. Comment
jugez-vous la notion d’"emploi" ? Une danseuse, qui connaît
mieux que quiconque ses possibilités physiques et artistiques,
doit-elle se limiter aux rôles les plus adaptés pour elle, ou
doit-elle les essayer tous? "Emploi"?
Je crois que le public me désire telle que je suis aujourd'hui et il ne
peut pas imaginer que je puisse être tout à fait différente. J’ai
de multiples facettes et j'ai toujours voulu plus que les propositions
de rôles que l'on m'a faites. Mais j'ai déjà essayé suffisamment de
choses pour comprendre que mon domaine d’emploi est assez vaste. Je me
suis heurtée assez souvent au fait que l’on m'ait par avance attribué
tel ou tel "emploi", et que l’on ait essayé de m’étiqueter
dans une catégorie particulière. Et moi, je ne le veux pas! Moi-même,
je ne connais pas encore mon "emploi", comment pourrait-on le
définir alors qu’il y a
un tas de choses que je n'ai pas encore essayées? Cette attitude tient
certainement au fait que j'ai dépassé la période où l’on ne me
proposait rien et que, par ailleurs, j'ai appris à rendre intéressants
des rôles fades à l’origine. Après moi, on interprète ces petits rôles
à ma façon. C'est une fierté professionnelle : on ne peut pas se
montrer sur scène plus mauvaise qu'on ne l'est. Au
risque de faire enrager certains, je ne peux danser que mieux, et ne
jamais régresser. Pour déterminer à coup sûr si l’on peut faire
quelque chose mieux que les autres, il faut essayer. Je peux vous le
dire sincèrement : moi-même je ne sais pas exactement si j'arriverai
à réussir ou non tant que
je n'ai pas essayé. C'est d'autant plus vrai pour les autres. Il existe
divers moyens pour permettre à un danseur de tout danser. On peut
essayer certains rôles dans un autre théâtre, lors d'une tournée,
avec une autre troupe, à l'étranger ou en Russie. Il ne faut pas
l'interdire, toutes les interdictions provoquent des contestations de la
part de l'artiste. J'accepte la notion d' "emploi", cela
serait ridicule de nier cette réalité. Mais je suis contre le fait
qu'on colle à l’artiste un emploi comme on lui collerait une étiquette
et qu'on ne lui permette pas d'essayer autre chose. Cela
est arrivé souvent au cours de l'histoire : personne n'imaginait tel ou
tel artiste dans un rôle car on ne le lui laissait jamais danser. Et
puis un jour il le danse et l'on est obligé d'admettre qu'il y est
brillant. C'est l'âme de l'artiste, toute son apparence qui détermine
son "emploi", aussi bien que son potentiel physique et
psychologique. Parfois, les divers éléments ne correspondent pas à un
"emploi", mais il faut toujours garder en mémoire que de tels
critères ne sont pas toujours subjectifs. Il
faudrait d'abord définir la notion d’"emploi". S’agit-il
de l'apparence physique, de la longueur des bras ou des jambes? Le
costume existe pour corriger ou cacher ce qui ne convient pas.
Evidemment, on n'arrivera jamais à cacher la courbure des jambes, mais
il y a beaucoup de danseuses qui dansent Le Lac des Cygnes avec
des jambes arquées, et souvent elle y réussissent très bien. Par l’âme
qu'il met dans le rôle, l'artiste fait oublier les défauts de son
physique. Mais tout cela est sujet à discussion : dans un tonneau, on
trouvera toujours un peu de fiel qui gâtera beaucoup le miel. Il
arrive également que les artistes sortent des cadres prescrits.
Certains se sentent bien et s'expriment mieux quand ils sont encadrés,
d'autres n'arrivent pas à se sentir à l'aise dans un cadre rigide. Ils
ne peuvent pas vivre dans un tunnel, ils ont besoin de plein air. De
quels rôles rêvez-vous, et lesquels excluez-vous a priori? Malheureusement,
je ne suis pas dans une situation où je puisse me limiter. J'ai faim.
Je n'ai pas une quantité suffisante de rôles principaux pour pouvoir en refuser. Si j'avais beaucoup de propositions,
je choisirais les rôles qui me conviendraient le mieux. Mais
aujourd'hui, je ne vois pas de rôles qu’a priori je ne voudrais pas
essayer. Je n'ai fait qu'une infime partie de ce que je voudrais faire
pour le théâtre et pour le public. Et en même temps, je participe
pratiquement à chaque spectacle qui est donné à Moscou. C'est pour
cela que je rêve de tous les rôles, en même temps, je veux tous
les danser, tous les essayer. Compte tenu du répertoire actuel
du Bolchoï - je suis pragmatique! -, je voudrais tout d'abord danser
Raymonda, Aurore, et Nikiya. Et encore beaucoup d'autres choses après :
Manon, la Sirène dans le Fils prodigue, ce serait fastidieux à
énumérer. Je peux jouer des rôles dramatiques, mais je me débrouille
aussi dans les rôles d’ingénue ; je ne suis pas mauvaise dans
les rôles héroïques, je peux m’adapter au style di bravura.
J’aimerais bien tenter Giselle ; on affirme pourtant que je suis
d’abord une bonne Myrtha, mais il me semble que l'un n'empêche pas
l'autre. Je ne dis pas que ce sera un succès fou mais je veux essayer
et tant mieux si ça marche.
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