Dansomanie : entretiens : Maria Alexandrova



 

 

Maria Alexandrova, Principal au Bolchoï

 

II.          Ma carrière au Bolchoï

 

Vous avez intégré la troupe du Bolchoï à la fin de l'été 1997. Comment s’est passée votre arrivée?

A la fin du mois d'août, comme c’était la coutume, on nous a présentés lors de la réunion de l’ensemble de la troupe. Nous sommes arrivés au Théâtre avec Svetlana Lunkina et Alexandre Volchkov. En regardant les membres de la troupe, j'ai pris conscience que j’étais une nouvelle personne pour eux, que tout ce que j’avais fait auparavant ne comptait pas du tout et qu’à présent il fallait recommencer à zéro. J'étais devant eux comme une petite fille qui doit acquérir son droit de monter sur cette scène. Peut-être étais-je trop sévère avec moi-même en me disant qu'il fallait oublier tout mon passé et recommencer à zéro. En plus à ce moment-là, toute la direction du Bolchoï a changé. La direction qui attendait les résultats du concours était partie, et c'est Alexandre Bogatyrev qui est devenu le directeur du ballet. Mes modestes résultats n'avaient aucun intérêt pour eux. J'ai été alors admise dans le corps de ballet. J'ai débuté dans Giselle, j'étais une paysanne parmi d’autres munie d’une corbeille et cueillant le raisin et l’une des Willis, celles de l’ensemble, qui sont «serrées comme des harengs»! Mais je n'y ai participé que deux ou trois fois. Je dansais également dans le corps de ballet dans Les Sylphides, j’ai fait une fois la Valse des Flocons dans Casse-noisette et une fois également l’une des dryades dans le rêve de Don Quichotte.

 

Pourquoi  êtes-vous restée si peu de temps dans le corps de ballet?

Comme je l'ai appris plus tard, le maître de ballet avait informé la direction qu'il ne pouvait pas me faire distribuer dans les ensembles, car il aurait été nécessaire de beaucoup travailler avec le reste du corps du ballet pour les mettre au même niveau que moi. Officiellement je suis demeurée membre du corps de ballet pendant un an [i.e. «Quadrille», ndlr.] ; ensuite, j’ai effectué encore une année en tant que coryphée. Mais en réalité, la situation était différente. Durant cette période, j'ai dansé dans des groupes de deux, trois, quatre ou six personnes. Et  en même temps, j'ai officié en tant que soliste. Le premier solo eut lieu à l’automne 1997, où j'ai dansé le rôle de la Reine du Bal dans Fantaisie sur le thème de Casanova de M. Lavrovski. Au mois de novembre, j'ai interprété mon deuxième rôle de soliste, c'était la variation dite des "sauts", ajoutée dans le Grand pas de Don Quichotte. C'est là que mon nom est apparu pour la première fois sur les affiches du Bolchoï. Ensuite, le 27 décembre, ce fut la première de la nouvelle version de Giselle chorégraphiée par Vassiliev, où j'ai interprété le rôle de Myrtha. Les critiques saluèrent la décision audacieuse de Vassiliev, qui avait choisi pour la deuxième distribution de tout jeunes danseurs : S.Lunkina (Giselle), N.Tsikaridzé (Albrecht) et moi-même (Myrtha). Depuis cette époque, j'aime tout particulièrement le personnage de Myrtha. On considère que je suis bien dans ce rôle et d’ailleurs, le spectacle a été enregistré en vidéo, il en existe une version dans le commerce [malheureusement non disponible en France, ndlr.]. Dans mes premières tournées avec le Bolchoï, j'ai également dansé la variation de la Fée Courage [La fée Violente dans la version Nouréev, ndlr.] dans La Belle au bois dormant.

 

Avec quels professeurs préparez-vous vos rôles?

Depuis mon premier jour au Théâtre, je travaille avec Tatiana Nikolaevna Golikova, artiste émérite, qui a elle-même été l'élève d'Elisabeth Gerdt, de Sulamith Messerer et de Marina Semenova. Tatiana Golikova était une danseuse reconnue, elle a dansé une grand nombre de rôles au Bolchoï : Odette-Odile , Kitri, Mahméné-Banou dans La Légende de l'amour, Egine dans Spartacus, Liouska dans L'Age d'or, la fille-reine dans Le Petit cheval bossu, la femme du pêcheur dans La Nayade et le pêcheur (Ondine) et d’autres encore. Certains rôles ont été préparés avec Tatiana Terekhova et  Nicolas Fadeechev.

 

Quels sont les ballets qui ont particulièrement marqué votre carrière jusqu’à présent?

Il faut commencer bien sûr par Giselle, avec Myrtha. C'était mon premier grand rôle de ballerine, et cela s’est passé durant ma première année au Théâtre. A cette époque, ce n'était pas du tout l'habitude: les artistes qui font leur première année au Théâtre n'ont pratiquement pas d'opportunité d’interpréter des rôles, et il était d’usage de faire patienter les jeunes environ trois ans.

Ensuite, il y a eu le troisième mouvement de Symphonie en Ut de Balanchine. Nous étions en mars 1999, je n'avais que vingt ans. Personne n'a cru que je pourrais bien danser ce rôle. C'est mon partenaire, Nicolas Tsikaridzé qui a insisté. Et jusqu’à la fin des représentations au Bolchoï, nous étions les seuls interprètes de ce mouvement : pour les autres mouvements, il avait deux distributions, mais pas pour le nôtre.

L'année suivante, en février 2000, j'ai obtenu un troisième rôle, celui de l'Impératrice dans le ballet d'Eifman , Hamlet russe. C'est un rôle très fort. Je ne crois pas qu'Eifman, en débutant les répétitions, avait la moindre idée de qui j'étais. J'avais 21 ans, et Eifman ne connaissait pas bien notre troupe. A cette époque, la direction du Bolchoï était très autoritaire, et on m'avait tout simplement imposée pour ce rôle. J'étais jeune et je n'avais pas le choix. Mais deux semaines avant la première, une autre danseuse est arrivée et tout a changé. Je me suis retrouvée dans la deuxième distribution. Nous avons eu beaucoup d'éloges. Il a même été écrit que la deuxième distribution était meilleure que la première, une nouveauté au Bolchoï!. Mais je n'étais pas vexée. En effet, c’était la danseuse connue du chorégraphe et du public qui faisait partie de la première distribution. Eifman a voulu deux répétitions générales. Et pour la "nôtre" (avec la deuxième distribution, donc) il a invité le public et la presse. Le Hamlet russe a été donné sept fois. J'ai dansé cinq spectacles, y compris certains spectacles avec la première distribution. J'ai rendu service au Théâtre, la danseuse qui faisait partie de la première distribution ayant dû avoir des contrats ailleurs. Ensuite le spectacle a quitté l’affiche. J'aimais danser ce ballet, qui fut bien accueilli par le public. Toutes les places avaient été  vendues à l'avance. Ce spectacle était intéressant et sa chorégraphie inhabituelle pour moi. Il m'a offert la possibilité de mettre en valeur l'art avant l'acrobatie qu'il utilise. J'étais obligée de descendre d'une hauteur de 4,5 mètres, et je suis sujette aux vertiges !

 

Vous aviez déjà abordé ce point dans une autre interview. C'est assez paradoxal, non, une fille qui exécute un tel saut et qui, comme vous, a peur de la hauteur?

Alors je vais répondre comme dans cette interview : «Imaginez-vous quel saut j'aurais pu faire si je n'avais pas eu peur de la hauteur?» Au début, avec Eifman j'avais très peur de tomber. Dans le Hamlet russe  j'ai eu à franchir plusieurs étapes. J'ai compris que si on ne voulait pas tomber, il fallait savoir s'accrocher. Apprendre à se débrouiller, comprendre que si on a juste une seconde, on doit savoir faire un seul geste sûr pour réussir à s'accrocher et à bien poser son poignet. A ce moment-là, j'ai compris : pour que ton porté soit beau, il ne faut pas se jeter dedans n'importe comment, il faut bien connaître tout le mouvement du début jusqu'à la fin. J'ai appris beaucoup de choses en travaillant dans ce ballet, et ensuite c'est la mémoire du corps qui fonctionnait. J'ai compris que mon corps était capable de faire certains mouvements auxquels je n'avais jamais pensé avant. Et en plus, en faisant ces mouvements, j'arrivais à  me sortir en beauté de situations difficiles sans que  personne  s'en rende compte. Pour une personne sous l’emprise d’une telle appréhension, c'était une grande découverte.

 

Quelle a été la suite de votre carrière?

Après le Hamlet russe, on m’a collé une étiquette d'héroïne à fort tempérament. Avec ce rôle, le répertoire classique s'est plus ou moins fermé pour moi. J'ai reçu le Prix de l’ «Etoile montante» de la revue Ballet. Un mois plus tard j'ai obtenu le rôle de Kitri dans Don Quichotte. Et encore deux mois plus tard, j'ai dansé Ramzé dans La Fille du Pharaon. Pour ce rôle, j'ai été nommée au Prix National du Théâtre : "Les  Masques d'Or". Vers la fin de l’année 2000, j'ai dansé Gamzatti dans La Bayadère. Mais on m'a bientôt fait comprendre qu'il serait très difficile de continuer ainsi, que le répertoire avec tutu, ce n'était pas pour moi, que ce n'était pas mon style. Dans le meilleur des cas, je pouvais espérer une variation ou un rôle secondaire mais pas plus.

C'était vraiment étrange, d'un côté une ascension brillante, - tout le monde s’accordait à dire que la jeune fille avait des qualités -, et de l'autre côté on me coupait les ailes. Ensuite pendant deux ans, je n’ai eu aucun rôle important, uniquement des personnages secondaires ou d’amie des héros principaux. Dans le même temps, "mes" ballets : Hamlet, Symphonie en Ut, La Fille du Pharaon ont été retirés de l’affiche. Finalement, on m'a donné le rôle d'Egine dans Spartacus, pour une seule représentation.  Ayant insisté pour danser avec une perruque rousse provocante, j'ai choqué une bonne moitié des balletomanes. Mais l'autre moitié a ressenti un enthousiasme indescriptible. Cette seule représentation a fait quand même parler d’elle dans les critiques et les bilans de la saison publiés par la presse.

Tout à fait par hasard, j'ai obtenu le rôle de la Sylphide pour deux représentations ; le Bolchoï effectuait une tournée à laquelle je ne participais pas et j’étais à ce moment pratiquement sans travail. Avec ce rôle, j'ai atteint mon rêve, car c'est quand même  à la danse classique qu'on nous a formé. Une année encore s’est écoulée. Pendant ces trois ans j'aurais pu faire nettement plus que ce que j'ai fait. Ma vie au théâtre m'a permis de toucher à tous les genres : un peu de classique, de la danse moderne sur pointes ou pieds nus, de la danse de caractère, en chaussures. Mais le grand répertoire classique, je l’aborde seulement maintenant.

Le Clair ruisseau, au printemps 2003, fut aussi une étape majeure. C'est un bond en avant grâce auquel je suis vraiment sortie de l'ombre. Ce fut un grand succès auprès du public et des critiques,  une grande joie pour moi-même et une revanche avec les quatre prix nationaux des "Masques d'Or" qui ont récompensé ce spectacle : un pour le chorégraphe Alexeï Ratmanski, deux pour les hommes, Sergueï Filin et Guennadi Yanine, et un pour moi. Je dois avouer que j'avais d’abord refusé ce rôle. Dans mes plans, il y avait la préparation du rôle d'Aspicia dans La Fille du Pharaon, mais il n'y avait pas de partenaire et cette prise de rôle ne s’est pas faite. J’ai donc été obligée d'accepter de danser Le Clair ruisseau.

Longtemps, on a essayé de me démontrer que le rôle avait été conçu pour moi, et moi j'ai essayé de démontrer qu'Alexeï Ratmanski avait tout conçu pour lui-même : il arrivait dans la salle de répétition avec la chorégraphie déjà toute prête. Nous avons répété pendant six semaines, mais l’essentiel du ballet a été réglé en deux semaines. Nous avons commencé à travailler sur scène très tôt pour filer tous les morceaux déjà prêts. C'était une période très intéressante. Le Clair ruisseau est un ballet burlesque et chaque artiste ajoutait certaines improvisations selon sa propre imagination. C'était incroyable, mais Ratmanski a facilement accepté la plupart des suggestions des artistes. La troupe a travaillé avec plaisir et nous avons réussi notre comédie.

En décembre 2003, la mise en scène de Roméo et Juliette eut une importance particulière pour moi en tant qu'actrice dramatique. Roméo était une découverte. Dans ce spectacle, je ne pouvais qu'être très naturelle, pas du tout artificielle. Sans cela, Juliette ne pouvait pas se réaliser, et le spectacle risquait de devenir une falsification. Shakespeare et Prokofiev sont indubitablement des génies. Et dans ce spectacle, il apparaît une contradiction entre la forme et le fond. Je ne voyais qu'une seule solution, c'était de créer ma Juliette la plus humaine possible, sincère au plus haut point. Je ne regrette aucun de mes rôles, j'ai toujours travaillé en me donnant à fond, et j’ai vécu chaque personnage au plus profond de moi.

Tous les rôles m’ont apporté quelque chose, je les aime tous, je me suis investie beaucoup pour chacun d’eux. Avec Roméo j'ai vécu un épisode amusant. Pendant très longtemps, je n'arrivais pas à imiter le rire de Juliette. Je n'arrivais même pas à parler sur scène, et pour le rire, c'était encore plus difficile. Le rire d'enfant pendant le bal, ça allait encore. Dans le spectacle, il y a encore "un rire", que je fais rarement, uniquement quand je veux rire, mais ça n'arrive pas souvent. Cela se passe dans la scène où je me prépare pour aller au bal, au moment où je mets ma robe : nous avons répété plusieurs fois ce rire, mais nous avons dû le supprimer, car  je n'y arrivais pas. Cela dit, dans cette scène, ce n'est pas très important. Ce qui était plus grave, c’est que je ne réussissais pas non plus le rire de la fin qui lui est très important. Je n'arrivais pas à le faire correctement même dans la salle de répétition seule avec mon professeur ou  Radu Poklitaru [chorégraphe de cette nouvelle version de Roméo et Juliette, ndlr.]. Et puis un jour, je rentre à la maison et me mets à couper des tomates pour préparer une salade. J'ai alors décidé d'essayer ce rire et j'ai commencé à rire très fort. J'ai dû avoir l'air d'une folle : j'ai commencé à avoir un fou-rire comme une enfant et puis ce fou-rire est devenu un grand rire hystérique. Ma famille est arrivée tout de suite : " Chérie, tu vas bien?". Après, pendant les vraies répétions, je n’avais plus de difficultés majeures pour rire de cette manière!

 

L’arrivée d'Alexeï Ratmanski en tant que directeur artistique du ballet du Bolchoï a-t-elle marqué un tournant dans votre vie professionnelle?

Bien entendu, ce fut une étape de plus dans ma vie. Les choses ont en réalité changé avant même que Ratmanski soit officiellement en poste, car il pouvait déjà influencer les décisions de la direction.

Après Le Clair ruisseau, la situation est devenue telle que le dit un proverbe russe : "on ne peut pas cacher un tire-point dans un sac" ["la vérité finit toujours par percer au-dehors", ndlr.]. La jeune fille que j’étais a enfin pu se libérer. Les rôles ont commencé à arriver comme la pluie au printemps. Un mois plus tard, j’obtins Esméralda dans Notre-Dame-de-Paris, le ballet de Roland Petit. Autrefois on m'avait refusé ce rôle, mais cette fois-ci, c'est Nicolas Tsikaridzé qui a insisté en disant qu'il ne danserait qu'avec moi.

C'était la fin de la saison 2002. Les vraies surprises sont arrivées avec la saison suivante, en septembre 2003. Cet automne-là, j'ai dansé les rôles de Makhméné Banou dans La Légende d'amour, Aspicia dans La Fille du Pharaon et la première de Roméo et Juliette. Ensuite, en janvier 2004, nous sommes allés en tournée à Paris. Au retour, j’ai fait la fée Lilas dans La Belle au bois dormant, la reprise du programme  Balanchine où j'ai dansé "ma" troisième partie dans Symphonie en Ut, Tchaïkovsky-Pas de deux et Léa de Ratmanski. La saison s'est terminée par la tournée à Londres. 2004-2005 fut donc une période très chargée et très riche. C’est à la fin de cette saison, après la représentation de La Fille du Pharaon, que le directeur du Ballet a annoncé devant toute la salle que j’étais nommée danseuse étoile. Pour la première fois c'était annoncé devant le public, comme c'est la coutume à l'Opéra de Paris. Et maintenant, toute mon attention est tournée vers Le Lac des Cygnes. Incontestablement, c'est une étape, j'arrive enfin vers le grand ballet classique. Odette devra aussi être authentique.

 

Quel rôle, parmi ceux que vous avez énumérés, vous est le plus cher?

J'aime tous mes rôles. Tous ces rôles sont devenus une partie de moi-même. Il n'y en a pas un seul pour lequel je me sois permise de me dire : «Voilà, je le prépare en vitesse et je le montre sur scène ». Je réfléchis beaucoup, je pense à chaque détail du début à la fin. Je peux certes me tromper, et parfois je n'arrive pas à faire parvenir au public ce que j'aurais voulu transmettre. Mais je mets dans chaque rôle tout ce que je possède intérieurement, je peux le jurer.

Je ne veux pas me limiter à des rôles du type héroïco-dramatique. Je n'arrive pas à faire sortir de ma tête l’idée que je suis capable de faire bien beaucoup d'autres choses. Je ne veux pas fermer les yeux devant ce fait et je ne veux pas non plus que mes yeux me cachent autre chose. Je me rebelle, je n'accepte pas quand on me dit à l'avance que ce ne sera pas bien ou que ce sera une erreur. L'artiste apprend beaucoup de choses quand il fait des erreurs. On a le droit de se tromper si on est prêt à accepter ses erreurs, si on est prêt à se surpasser pour les corriger. C'est l'essentiel de notre profession, chaque jour on doit chercher en soi-même pour se construire, accroître la connaissance de soi, de ses possibilités, de ses qualités et de ses défauts. Et il ne faut pas  interdire à l’artiste de le faire.

On entend parfois le public dire : "Les places sont très chères, je suis venu au spectacle pour  voir une représentation de qualité et pas les fautes d'une danseuse". Bien sûr le spectateur a absolument raison d’être exigeant. Mais c’est aussi pour pouvoir satisfaire cette exigence de qualité qu'il existe une période durant laquelle on attribue des rôles à un jeune artiste pour le tester, pour déterminer quel sera vraiment son style. L'artiste passe par plusieurs étapes. Il arrive tout jeune, il danse un rôle, un autre, et l'on juge ses capacités. S'il arrive à réussir tous ses rôles - d'autant plus si les rôles sont divers et variés-  s'il a atteint un certain niveau, s'il n'y a pas un seul spectacle où il ait  fait défection, il faut lui faire confiance, il faut lui donner la possibilité de s’exprimer dans des grands rôles. Il a déjà prouvé sa supériorité par rapport aux autres, il a gagné son droit d'essayer les nouveaux rôles [i.e. les créations ou nouvelles chorégraphies d’une œuvre, ndlr.].

Il faut lui accorder cette liberté, on verra et il verra lui-même quelles sont ses limites réelles, et quelles sont les limites imaginées par l'administration, qui prend les décisions des distributions. Si l'administration est compréhensive et aime la profession, elle ne procèdera jamais en usant de méthodes restrictives. La vie d'un danseur sur scène est très courte, il se prépare pour des rôles, que souvent il ne  dansera jamais. Il arrive qu'on sache à l'avance qu'un certain rôle ne conviendra jamais à un artiste donné, mais on sait bien également que ce sera malgré tout intéressant de le lui faire travailler.

 

Comment jugez-vous la notion d’"emploi" ? Une danseuse, qui connaît mieux que quiconque ses possibilités physiques et artistiques, doit-elle se limiter aux rôles les plus adaptés pour elle, ou doit-elle les essayer tous?

"Emploi"? Je crois que le public me désire telle que je suis aujourd'hui et il ne peut pas imaginer que je puisse être tout à fait différente. J’ai de multiples facettes et j'ai toujours voulu plus que les propositions de rôles que l'on m'a faites. Mais j'ai déjà essayé suffisamment de choses pour comprendre que mon domaine d’emploi est assez vaste. Je me suis heurtée assez souvent au fait que l’on m'ait par avance attribué tel ou tel "emploi", et que l’on ait essayé de m’étiqueter dans une catégorie particulière. Et moi, je ne le veux pas! Moi-même, je ne connais pas encore mon "emploi", comment pourrait-on le définir  alors qu’il y a un tas de choses que je n'ai pas encore essayées? Cette attitude tient certainement au fait que j'ai dépassé la période où l’on ne me proposait rien et que, par ailleurs, j'ai appris à rendre intéressants des rôles fades à l’origine. Après moi, on interprète ces petits rôles à ma façon. C'est une fierté professionnelle : on ne peut pas se montrer sur scène plus mauvaise qu'on ne l'est.

Au risque de faire enrager certains, je ne peux danser que mieux, et ne jamais régresser. Pour déterminer à coup sûr si l’on peut faire quelque chose mieux que les autres, il faut essayer. Je peux vous le dire sincèrement : moi-même je ne sais pas exactement si j'arriverai à  réussir ou non tant que je n'ai pas essayé. C'est d'autant plus vrai pour les autres. Il existe divers moyens pour permettre à un danseur de tout danser. On peut essayer certains rôles dans un autre théâtre, lors d'une tournée, avec une autre troupe, à l'étranger ou en Russie. Il ne faut pas l'interdire, toutes les interdictions provoquent des contestations de la part de l'artiste. J'accepte la notion d' "emploi", cela serait ridicule de nier cette réalité. Mais je suis contre le fait qu'on colle à l’artiste un emploi comme on lui collerait une étiquette et qu'on ne lui permette pas d'essayer autre chose.

Cela est arrivé souvent au cours de l'histoire : personne n'imaginait tel ou tel artiste dans un rôle car on ne le lui laissait jamais danser. Et puis un jour il le danse et l'on est obligé d'admettre qu'il y est brillant. C'est l'âme de l'artiste, toute son apparence qui détermine son "emploi", aussi bien que son potentiel physique et psychologique. Parfois, les divers éléments ne correspondent pas à un "emploi", mais il faut toujours garder en mémoire que de tels critères ne sont pas toujours subjectifs.

Il faudrait d'abord définir la notion d’"emploi". S’agit-il de l'apparence physique, de la longueur des bras ou des jambes? Le costume existe pour corriger ou cacher ce qui ne convient pas. Evidemment, on n'arrivera jamais à cacher la courbure des jambes, mais il y a beaucoup de danseuses qui dansent Le Lac des Cygnes avec des jambes arquées, et souvent elle y réussissent très bien. Par l’âme qu'il met dans le rôle, l'artiste fait oublier les défauts de son physique. Mais tout cela est sujet à discussion : dans un tonneau, on trouvera toujours un peu de fiel qui gâtera beaucoup le miel.

Il arrive également que les artistes sortent des cadres prescrits. Certains se sentent bien et s'expriment mieux quand ils sont encadrés, d'autres n'arrivent pas à se sentir à l'aise dans un cadre rigide. Ils ne peuvent pas vivre dans un tunnel, ils ont besoin de plein air.

 

De quels rôles rêvez-vous, et lesquels excluez-vous a priori?

Malheureusement, je ne suis pas dans une situation où je puisse me limiter. J'ai faim. Je n'ai pas une quantité suffisante de rôles principaux  pour pouvoir en refuser. Si j'avais beaucoup de propositions, je choisirais les rôles qui me conviendraient le mieux. Mais aujourd'hui, je ne vois pas de rôles qu’a priori je ne voudrais pas essayer. Je n'ai fait qu'une infime partie de ce que je voudrais faire pour le théâtre et pour le public. Et en même temps, je participe pratiquement à chaque spectacle qui est donné à Moscou. C'est pour cela que je rêve de tous les rôles, en même temps, je veux tous  les danser, tous les essayer. Compte tenu du répertoire actuel du Bolchoï - je suis pragmatique! -, je voudrais tout d'abord danser Raymonda, Aurore, et Nikiya. Et encore beaucoup d'autres choses après : Manon, la Sirène dans le Fils prodigue, ce serait fastidieux à énumérer. Je peux jouer des rôles dramatiques, mais je me débrouille aussi dans les rôles d’ingénue ; je ne suis pas mauvaise dans les rôles héroïques, je peux m’adapter au style di bravura. J’aimerais bien tenter Giselle ; on affirme pourtant que je suis d’abord une bonne Myrtha, mais il me semble que l'un n'empêche pas l'autre. Je ne dis pas que ce sera un succès fou mais je veux essayer et tant mieux si ça marche.
 


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