Dansomanie : entretiens : Maria Alexandrova



 

 

Maria Alexandrova, Principal au Bolchoï

 

III.          Du ballet classique en Russie

Quelles sont à votre avis les spécificités qui caractérisent l'école russe de danse?

Des bras souples, un visage expressif. Je ne saurais le dire exactement. Il m'est difficile d'énumérer toutes nos qualités. Je ne peux dire qu’une seule chose : les danseuses occidentales me paraissent souvent sèches, trop retenues et peu expressives dans les ballets du répertoire russe. C’est certainement  dû à une autre conception du monde, à une autre psychologie.

 

Pensez-vous que le style russe sera préservé, ou bien y a-t-il une tendance vers l’uniformisation des styles, vers la formation d’un style international unique ?

Je ne sais pas. J'attends que s’ouvre une autre voie à la danse classique plutôt qu’une uniformisation des styles, des artistes et la disparition des caractères propres des nations. J'attends quelque chose de radicalement différent, mais je ne pourrais pas dire quoi exactement. Si je le savais, je le proposerais moi-même. Il me semble que l'art du ballet se trouve dans une impasse. Les ballets modernes? Il y a  des artistes merveilleux, des idées de départ magnifiques, mais quoique l’on fasse, on est dans une sorte de cercle vicieux. Au sens propre comme au sens figuré aussi, je perçois dans les ballets modernes une sorte de simplisme malgré leur complexité apparente. La technique classique est très difficile à aborder, mais elle est simple et logique dans l'exécution. Elle a de l'amplitude, elle se meut dans plusieurs dimensions de l’espace. Les ballets modernes me paraissent plats.

 

Qu’est-ce qui importe le plus à vos yeux : perpétuer les traditions ou créer du neuf?

On ne peut créer de choses nouvelles qu’à condition de bien connaître les choses anciennes. Quand on connaît bien les sources, les racines, on sait vers où aller.  Nous avons tous des hauts et des bas, mais si on a bien intégré les traditions, on ne tombera pas trop bas, on gardera toujours un certain niveau. Il faut nécessairement conserver les traditions, toutes les études commencent par l’apprentissage des traditions, des sources, du répertoire classique.

 

La méthode Vaganova prédomine-t-elle encore dans l’apprentissage de la danse classique ou les méthodes occidentales se propagent-elles aussi en Russie?

Il me semble que l’héritage de la danse russe et de l'Ecole russe n’est plus préservé qu’au Bolchoï. Le Mariinsky est sur la voie de l’assimilation du style occidental, alors que ce sont eux qui devraient avant tout être porteurs des traditions. Jusqu'à présent, personne parmi les professeurs occidentaux venus au Bolchoï n’est parvenu à me convaincre qu’il nous manque quelque chose, qu’il sait des choses que nous ignorons, que nous sommes limités par notre conservatisme et nos traditions, qu’il y a des points qui nous échappent. Pas un seul n’a réussi à me convaincre, vraiment pas un seul. J'étais présente à toutes les leçons. Si après on se pose la question du «pourquoi on a fait cela ?», on ne peut pas donner de réponse. Je ne vois pas de système. Si l'on va voir le professeur pour sa personnalité, oui bien sûr, c’est intéressant. Si l'on cherche à voir de nouveaux mouvements,  oui, aussi, c’est intéressant. Si c'est pour connaître des tendances nouvelles, oui encore, c’est intéressant. Mais si on considère l’exercice quotidien qu’est la classe comme un système qui doit mener vers quelque chose, alors on ne trouvera pas de réponse en dehors de la tradition russe..

 

Paradoxalement, Marius Petipa était français. La jeune génération de danseurs à laquelle vous appartenez  le considère-t-elle à ce jour encore comme une figure emblématique du ballet russe?

Marius Petipa est le personnage le plus remarquable de l’Histoire de la danse. Pour moi il est le symbole de l’art pur qui est parvenu à son achèvement. Son œuvre n'a pas pris une ride. Son travail parle pour lui. Petipa est comme les Pyramides d’Egypte, comme le Parthénon.. Sur ces constructions repose la culture humaine. Le ballet repose sur Petipa, il en est la base et le sommet. Entre ces deux extrémités, on peut construire ce que l'on veut.

 

Quel est, pour le ballet, l’héritage le plus important légué par la période soviétique?

Ce fut une constellation immense de brillants artistes. Il est possible que le monde n’en ait pas suffisamment connaissance, parce qu'à l’époque, on n’avait pas la possibilité de faire des tournées. Mais il se peut que le fait de vivre dans un espace clos ait constitué une condition favorable au développement du ballet et même à l'apparition de cette pléiade d’artistes, qui, s'ils avaient vécu dans un autre environnement, auraient été différents. C'est difficile de déterminer ce qui est la cause et ce qui est la conséquence. Mais une chose est certaine : une myriade d’artistes de diverses générations a brillé durant plusieurs décennies.

En ce qui concerne les chorégraphes, il y a malheureusement très peu de ballets de Lopukhov ou de Goleizovski qui soient parvenus jusqu'à nous. Il y a quand même ceux de Zakharov, comme La Fontaine de Bakhchisaraï, le Roméo et Juliette de Lavrovski, les ballets de Jakobson ou ceux de Grigorovitch. Je ne peux pas dire que Grigorovitch me soit vraiment proche, mais il est intéressant : la  forme et les personnages y sont grandioses  et il y a matière à interprétation théâtrale. Je peux dire qu’après avoir dansé Grigorovitch ou Petipa, on a toujours l’impression que l’on a fait un travail professionnel du début à la fin, de la première à la dernière mesure. Bien sûr, ceci ne vaut que pour moi-même. Peut-être que quelqu'un pourra dire la même chose après avoir dansé les ballets de Forsythe.

 


IV. Tournée parisienne : janvier 2004

 

Etait-ce la première fois que vous vous rendiez à Paris ?

C’était la première fois que je venais pour y danser. Deux ans auparavant, j’étais venue à Paris en visite privée : j’avais des problèmes de santé qui m’empêchaient de danser à ce moment-là. Je me suis retrouvée à Paris. J’ai pris  un taxi, c’était le soir et face à moi est apparu le Palais Garnier. Le théâtre était tout éclairé, c’était magnifique. J'étais impressionnée à tel point que j'ai crié au chauffeur : «Arrêtez-vous, arrêtez-vous!». J’étais si visiblement submergée par l’émotion qu’il s’est arrêté sur le champ. Je suis sortie de la voiture et j'ai regardé, regardé encore... Une idée a traversé mon esprit : ce théâtre mérite d'être conquis. En partant, j'ai acheté une carte postale du  Palais Garnier illuminé. Cette carte se trouve toujours sur la petite table de ma loge au Bolchoï.

Aviez-vous rencontré des danseurs français avant cette tournée ?

Oui, six mois avant cette tournée, j’avais dansé au Japon, dans un gala avec des artistes français : en l’occurrence, Aurélie Dupont, Agnès Letestu, Manuel Legris, José Martinez. Avec les filles, nous avions partagé la loge de maquillage. Nous avions bavardé ensemble avec mes modestes connaissances de la langue française. Nous avons eu des retrouvailles chaleureuses à Paris d’abord, puis quand Aurélie est venue à Moscou. Aurélie Dupont a une qualité étonnante: lorsqu’elle apparaît sur scène, elle est tout à fait différente de ce qu’elle est dans la vie courante. Quand nous avons préparé Le Songe d’une nuit d’été de Neumeier, je l’ai vue interpréter le rôle de Titania : elle est très bien dans ce rôle, tous les détails sont réfléchis, de sorte qu’il est difficile d’imaginer une interprétation avec plus de style.

 

A Paris, avez-vous eu la possibilité de discuter de votre expérience professionnelle avec les artistes français?  

A Paris, nous avions un programme tellement chargé que nous n’avons absolument pas eu le temps pour des rencontres et des échanges de vues. Une fois, je suis passée devant la salle de répétition où Aurélie et Agnès étaient en train de répéter un ballet. Je me suis arrêtée pour regarder. Les filles m’ont aperçue et sont sorties pour me dire bonjour. Mais nous n'avons pas eu de temps, ni elles ni moi, pour autre chose. Hélas!

 

N'avez-vous pas eu de problème avec la pente à 5% du plateau de l’Opéra de Paris?

Au Bolchoï, l’inclinaison est moindre : elle est de 4 degrés seulement. Mais je ne connais pas de scène plus agréable que celle de l’Opéra de Paris. D’un point de vue émotionnel, je me suis sentie très à l’aise et je n'ai pas pensé aux problèmes techniques. Je me rappelle quand même mes premières impressions quand j’ai vu la scène pour la première fois : c’était pendant la répétition du Lac des cygnes et je me suis dit :  «Oh là-là ! je risque de tomber et de rouler!». Ensuite vraiment, je n'y ai plus pensé, il n’y a pas eu de difficulté.

 

Le public de l’Opéra de Paris est-il différent de celui de Moscou?

Le public français est formidable, les gens sont vivants et cela se sent. Ils réagissent aux moindres détails. Le théâtre est aussi conçu différemment, on a l’impression que la scène se trouve plus près des spectateurs. J'ai une habitude : si je ne danse pas et si j’en ai la possibilité, sans hésiter, je vais dans la salle et je regarde de quoi a l'air la scène, comment sont les artistes vus de l’autre côté. A Paris c’est possible car tout est bien disposé, la scène et la salle, on voit même le huitième cygne devant le septième lac! Cela crée un contact très étroit entre la scène et la salle, alors qu’à Moscou on n’a jamais cette impression, même si l’on est aux premiers rangs de l’orchestre. Peut-être est-ce le mur de la fosse d'orchestre au Bolchoï qui est trop haut, ce qui crée comme une barrière vitrée qui fait qu’on sent davantage la séparation entre la scène et les spectateurs ? Je ne sais pas . C'est agréable de «chauffer» la salle et c'est aussi agréable quand le public se laisse «chauffer» de bonne grâce. A Paris, il me semble que j'ai réussi cela. En général, cela arrive plus souvent à l'étranger ou en province, en Russie, qu’à Moscou. Pourquoi? Ne me posez pas cette question : je suis sur scène. Posez cette question aux balletomanes moscovites : eux sont dans la salle, ils voient mieux que moi!

 

Gardez-vous des souvenirs particuliers de votre tournée à Paris?

Comme dit, certains ballets ont constitué des étapes dans ma carrière. C’est aussi le cas de certaines tournées, comme celle de Paris. Les souvenirs particuliers, c’est l’ambiance qui règne à Paris. Il flotte dans l’air parisien une grande légèreté, une insaisissable joie de vivre. Séjourner dans cette ville divine, c’était comme revenir dans un endroit que l’on a quitté depuis longtemps mais où on se sent toujours à l’aise. Lors de ma première visite à Paris, j’ai  été impressionnée par l'architecture, mais à ce moment-là, je n'avais pas ressenti cette légèreté répandue partout dans l’atmosphère. Elle m’est apparue lors du deuxième séjour ; je me suis dit : «Tu vois, tu es bien, les soucis et les troubles  se dissipent d’eux-mêmes». C’est une ville étonnante. Il est dommage qu’on ait eu si peu de temps pour soi : une seule journée de libre… Ce jour-là, je suis allée au cirque, le plus ancien, construit sous Napoléon III [le Cirque d’Hiver, boulevard des Filles du calvaire, ndlr.]. J’étais absolument enchantée.

 
 

V. Et demain?
 

Récemment vous avez dansé la première du Tricorne avec José Martinez, du ballet de l'Opéra de Paris. Comment est-ce arrivé ? Etait-ce la première fois que vous dansiez avec un artiste français ?

Avec José en particulier et de manière générale avec un danseur français, oui, c’était la première fois. Dommage que cela ait été une chorégraphie dans laquelle nous étions en vis-à-vis : à deux reprises, nous nous sommes touchés par les mains , mais cela n'était même pas prévu par le chorégraphe!  Avec José Martinez, nous n'avons répété qu'une seule fois : la veille de la générale. C'est seulement après la générale que nous avons discuté de quelques détails. Lorca Massine, en nous voyant  ensemble dans la salle de répétition , a dit tout de suite que le contact était établi et qu’il n'y aurait pas de problèmes. Je suis très reconnaissante envers José qui est venu ; pour moi ce fut une bonne expérience. Cela m’a aussi beaucoup intéressée . Mais pour le Théâtre, en revanche, je pense que ce fut une expérience discutable et inutile. Les solistes du Bolchoï susceptibles de tenir le rôle étaient tous deux en bonne condition physique et prêts à danser. Il me semble que José, qui vient d’un théâtre de grande tradition, n’ait  pas été lui-même très à l’aise par rapport à cela. Il ne se sentait pas indispensable. En revanche, pour ce qui me concerne personnellement, moi Macha Alexandrova, sa venue a été comme un cadeau. Le lendemain, j’ai dansé avec Dimitri Goudanov, et…oh ! c’est difficile. C'est le partenaire avec lequel je danse actuellement, et c’est aussi mon préféré. Avec Dima [i.e. Dimitri, ndlr.] tout s’est  également très bien passé.

 

Projetez-vous des représentations en tant qu’artiste invitée d’une compagnie française?  

Je suis toujours heureuse de me produire. Surtout à Paris. Il suffit qu'on me le demande, qu’on me fasse des propositions, qu’on m’ invite. On me dit que j'ai plu aux Parisiens ? Très bien, moi aussi j’ai apprécié Paris et je suis prête à y danser autant de fois qu'on voudra m’y voir.

 

Quels sont vos projets dans un proche avenir au Bolchoï, avec le début des travaux de rénovation de l'édifice? Ne vous sentez-vous pas un peu "sans domicile fixe"?

Les projets, c'est notre direction qui en décide. On parle d'augmenter les tournées à l'étranger et en Russie. Nous ne resterons pas sans toit, nous avons quand même une deuxième scène ; dans ce sens-là, nous sommes à l'abri! Toutefois, je ne le cache pas : on a la sensation d'être privés de quelque chose de magnifique. Personnellement, je vis la fermeture du théâtre comme une tragédie. Le décès de Raïssa Stepanovna Stroutchkova [célèbre danseuse russe qui fit ses débuts dans Le Lac des Cygnes au Palais Garnier en 1958, lors de la première tournée du Bolchoï en France, ndlr.] a encore accru ma tristesse. Ce n'est peut-être même pas seulement la fin d'une époque, c'est la fin tout court. Et le théâtre nouveau, encore faut-il le créer. Peut-être n’ai-je pas été bien éduquée , peut-être faut-il penser différemment, mais pour moi le Bolchoï est uniquement associé à cette scène. Quand je suis montée sur cette scène pour la première fois, il m’était difficile de faire ne serait-ce qu’un pas tellement ce lieu m'apparaissait comme sacré. Beaucoup de gens l’ont vénéré et s’y sont produits. Je crains qu'en Russie on ne sache plus construire correctement un bâtiment qui suscite l'enthousiasme. Pendant trop longtemps, on nous a interdit d’investir, de dépenser l’argent à bon escient. J'ai peur de cette rénovation, je n'ai pas confiance, je ne crois pas que ce sera une réussite. Cette affaire de la reconstruction du Bolchoï  me donne plus que jamais le sentiment que les Russes ne sont pas maîtres de leurs biens. Et moi, jeune danseuse, j’ai peur de ne jamais pouvoir retourner dans mon théâtre d’ici la fin de ma carrière. Ne parlons pas de mes collègues plus âgés. Je ne crois pas qu'on puisse reconstruire le théâtre en trois ans ni même en cinq ans. Et j’en suis triste.


Maria Alexandrova

Entretien réalisé le 08 mai 2005

 

© Maria Alexandrova – Dansomanie. Traduction française par Gala.



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