Dansomanie : entretiens : Maria Alexandrova

 

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Maria Alexandrova, Principal au Bolshoï

 

Pour Dansomanie, Maria Alexandrova narre la vie d'une ballerine russe 

 

 

Maria Alexandrova est l'une des danseuses les plus talentueuses du Ballet du Bolchoï. Après avoir remporté un triomphe à Paris dans Le Clair ruisseau et La Fille du Pharaon lors d'une tournée de la célèbre compagnie russe en janvier 2004, elle a été nommée Soliste principale et elle interprète depuis quasiment tous les grands rôles du répertoire classique.  En mai 2005, alors qu'elle s'apprêtait à faire ses débuts en Odile/Odette, dans le Lac des cygnes, Maria Alexandrova a fait à Dansomanie la très grande faveur d'une longue interview dans laquelle elle évoque ses années de formation, sa carrière au Bolchoï, la situation de la danse classique en Russie et ses projets d'avenir. Qu'elle en soit très chaleureusement remerciée, ainsi que tous nos amis russes qui ont permis la réalisation de cet entretien exceptionnel.

 

Maria Alexandrova, Principal au Bolchoï

 

I.          Années de formation

 

Maria Alexandrova, comment vous êtes-vous intéressée au ballet?

C’est une histoire assez banale. Des gens sont venus dans l’école maternelle que je fréquentais afin de sélectionner des enfants pour un cours de gymnastique. On nous a expliqué qu'il s'agissait de gymnastique artistique. Ma mère s'est renseignée et s’est rendue compte qu’il s’agissait  en réalité de gymnastique sportive ; elle s'y est formellement opposée. Elle a alors décidé de m'inscrire à l'atelier chorégraphique "Kalinka".

Il y  avait beaucoup d'ensembles comme celui-là à Moscou. "Kalinka" était rattaché à une Maison de la Culture. C'était un groupe d'amateurs. Je ne sais même pas par qui il était financé, s’il s’agissait du Ministère de la Culture ou d’une entreprise publique quelconque. De toutes façons, c’était l’Etat.

On donnait des  représentations dans la salle Tchaïkovski. Ces choses-là étaient monnaie courante en URSS. J'étais toute petite à l’époque. Je n'avais que quatre ans et l'on m'a dit de revenir au bout de six mois. J'ai beaucoup pleuré, ce qui a fait qu’on s’est souvenu de moi : six mois plus tard, j'étais admise.

J'ai fréquenté "Kalinka" assez longtemps, pratiquement jusqu'à mon admission à l'Ecole de danse. J'adorais danser et je participais  assidûment à toutes les représentations de la troupe. Maman raconte que je me donnais toute entière dans ces danses. Comme toutes les  petites filles, j'adorais les costumes. Un beau jour, j'ai vu une émission à la télévision sur l'Ecole Vaganova. Et j’ai compris qu'on pouvait vraiment apprendre la danse. Je me souviens encore de ce que j’ai ressenti lorsque j’ai compris que c’était cela que je voulais. J’étais une petite écolière à l’époque, et "Kalinka" relevait surtout du passe-temps. J’ai donc ainsi pris conscience du fait qu'on pouvait sérieusement apprendre à danser, comme on apprend une matière à l'école. J'ai exprimé à mes parents de manière très péremptoire mon désir d’entrer à l’école Vaganova. Je n'avais alors que huit ans.

 

C'était donc une décision personnelle, qui n’a pas été influencée par votre famille?

Ce fut un choix strictement personnel. Ma famille n'est liée ni de près ni de loin au monde de la danse classique. De fait, personne ne pouvait m'aider que ce soit pour la préparation au concours d'admission à l’école ou, par la suite, pour ma formation.

Maman prit conseil auprès de Nadejda Nesterova, mon professeur à Kalinka. Elle avait fait ses études à l'école Vaganova, et avait dansé dans la troupe du théâtre Stanislavski. Nadejda Nesterova lui répondit que j'étais la seule petite fille de son groupe à qui elle aurait recommandé d’envisager une carrière dans la danse. Pourtant, en ce qui me concernait, je n’avais pas du tout le sentiment d’être un cas unique, je voulais tout simplement apprendre à danser.

Maman m'a finalement inscrite à l’examen, mais au dernier moment elle a eu peur pour moi. Elle me disait que nous n’avions aucune relation dans le milieu de la danse et qu’il me serait difficile de réussir. J'ai rétorqué que je ne voulais rien entendre de tout cela et que je serais admise quoi qu’il arrive. Au bout du compte, ma famille m’a soutenue quand même : ma mère aimait bien la danse classique et elle n'avait rien contre le fait que sa fille devienne un petit rat. Et c’est ainsi que les choses se sont faites!

A neuf ans, j’ai intégré la classe préparatoire, et au bout d'une année, en 1988, j'étais admise à l'école de danse. Entre la fin des examens et l'annonce des résultats, il se passe deux semaines environ. Durant ce laps de temps, je suis partie en  vacances dans un camp de pionniers. Là-bas j'ai harcelé le directeur pour obtenir la permission de passer un coup de téléphone de son bureau à Moscou, sous prétexte que j'attendais un résultat très important ; tout le monde fut ainsi évidemment mis au courant. En vérité, je me rends compte aujourd’hui que je n'ai pas eu de difficultés réelles, ni pour être admise à l'école, ni pour passer ensuite en classe supérieure : à la fin de chaque année scolaire, il y avait des examens pour passer en division supérieure ; en première et en cinquième années, il y avait même un examen supplémentaire à la fin du premier semestre.

 

Quelles sont les conditions d'admission à l'Ecole de danse de Moscou (appelée aujourd’hui Académie de danse)?

Il faut franchir trois étapes. La première étape c'est la visite médicale, à l’issue de laquelle beaucoup d’enfants sont refusés . On examine le cœur, la respiration, les yeux, les oreilles, la colonne vertébrale, la forme du cou-de-pied, etc. La deuxième étape consiste à vérifier les aptitudes morphologiques pour la danse classique comme la souplesse, la position des jambes, l'en-dehors et les écarts. À la troisième étape, si l'enfant a déjà une formation en danse, il montre ce qu'il sait faire, sinon, on vérifie son sens du rythme. On joue une mélodie et ensuite nous devons applaudir en rythme. Quand j'ai passé l’examen pour entrer en classe préparatoire, je n'ai passé que le test rythmique. Mais à la fin de l'année suivante je dansais déjà la polka!

 

Parlez-nous de vos professeurs. Quels sont ceux dont l'influence vous a le plus marqué?

J'ai travaillé avec plusieurs professeurs et je suis reconnaissante envers chacun d'eux. Si on excepte la classe préparatoire, qui n'est pas obligatoire, les études à l'Ecole de danse de Moscou durent huit ans : cinq ans correspondent au niveau moyen (l'école), les trois dernières années constituent le niveau supérieur (Académie). J'y ai eu des professeurs remarquables. Les trois premières années, j’ai travaillé avec Ludmila Alexeevna Kolenchenko. Elle était très exigeante et on avait très peur d'elle.

Elle nous a inculqué le respect de notre future profession : cela commence par le sens de la discipline et le respect de soi-même. Nous étions encore des enfants, mais déjà, elle attirait notre attention sur le fait que nous nous destinions  à un métier  sérieux, difficile, qui demandait beaucoup d'investissement, et qu’il nous faudrait beaucoup travailler pour obtenir des résultats. Elle nous a appris à nous respecter et à respecter les autres personnes qui exercent ce métier.

Nous avons été élevés dans une atmosphère de discipline assez sévère. Maintenant, quand je me remémore tout cela, je comprends que même si c'était difficile et parfois même cruel pour les enfants, cela a néanmoins porté ses fruits. On nous apprenait, par exemple, à ne jamais porter un jugement sur le comportement sur scène des autres élèves. L'analyse des représentations se passait uniquement en tête-à-tête avec le professeur, pour éviter tout commentaire public : on discutait de ce qu'on avait réussi, de ce qu’on avait raté. Cette discussion n'avait jamais  lieu en présence de quelqu'un d’autre. Je ne me souviens pas exactement, mais nous abordions le sujet de nos apparitions sur scène lors des représentations ou pendant les examens dans le cercle très restreint des amis, jamais publiquement.

Ludmila Kolenchenko accordait notamment une importance primordiale au travail des jambes et des pieds, et avec elle, nous avons été bien préparés. Nous avons changé de professeur par la suite. Au cours des deux dernières années passées à l'école de danse, ainsi que lors de ma première année à l'Académie, je fus l'élève de Larissa Valentinovka Dobrjan. Elle était très attentive au fait que nous devenions des jeunes filles ; nous avions à l’époque entre 13 et 15 ans. Elle nous faisait travailler le haut du corps, les bras, les mains. Elle attirait notre attention sur la féminité qui  commençait à apparaître en nous. Elle nous a appris à nous faire remarquer du public, non seulement par notre technique, mais aussi par tout notre comportement sur scène, par notre tenue.

 

Les deux dernières années,  je fis partie de la classe de Sofia Nikolaïevna Golovkina qui était la directrice de l'Académie de danse de Moscou. Par le passé, elle avait été une célèbre danseuse du Bolchoï. Elle avait brillé dans les rôles de Nikiya, Raymonda, Kitri, Swanilda, Aurore et Odette-Odile ainsi que dans les rôles principaux  des ballets  soviétiques comme Flammes de Paris, Pavot rouge (Krasnyï mak) ou La Fontaine de Bakhtchissaraï. On a écrit que ce qui la distinguait des autres,  c’était son tempérament scénique, le rythme impétueux de sa danse, ainsi que sa grande virtuosité. J'ai beaucoup appris avec elle. Sofia Golovkina  a fait de nous de vraies actrices. Elle nous a enseigné l’art de nous mettre en valeur sur scène et d’avoir de la présence, de ne pas être seulement une belle poupée qui fait mine de dire au public : «voilà ce que je sais faire de mes jambes et de mes bras». Non, cela ne suffit pas ; il faut se mettre cela dans la tête : «Tu dois avoir de l’aplomb. Quand tu montes sur scène, tu oublies tout. Sur scène tu es unique,  le public ne voit que toi.».

Tout ce que mes professeurs m'ont donné , j’ai su l’intérioriser, et cela a contribué à former la danseuse Masha Alexandrova, telle qu’elle est aujourd'hui. Et elle n'est pas si mal, je pense! Je me souviens de tout ce qu’ils m’ont enseigné, j’apprécie ces gens et j’éprouve de la reconnaissance envers eux.

 

Aviez-vous une danseuse préférée quand vous faisiez vos études, un modèle que vous auriez voulu suivre?

Non, je n'ai jamais eu de modèle à qui j'aurais voulu ressembler. Dès mon enfance je m’étais tournée vers quelque chose de personnel. Bien sûr, nous adorions les danseuses de l’époque. Les ballerines, les artistes étaient pour nous des dieux : eux, ils étaient déjà au Théâtre, et nous, nous étions encore à l'école ; le Bolchoï était notre Olympe.

J'ai appris pour la première fois l'existence de la cantine pour le personnel quand je suis arrivée au Théâtre après mon examen final. Auparavant, quand je participais aux représentations en tant qu'élève, je ne connaissais que le chemin de la loge à la scène, et je ne pouvais pas me permettre de déranger les artistes, de traîner dans leurs jambes. C'étaient des dieux pour moi! Evidemment Galina Oulanova et Marina Semenova étaient les idoles de tout un chacun . Elles étaient des légendes vivantes, et quand on les croisait au Théâtre, on restait comme figées. Je n'ai jamais vu Semenova danser sur scène mais quand je la rencontrais dans les couloirs, j'avais terriblement peur. Marina Semenova m'inspirait une espèce d'effroi. Les enfants sont très sensibles – et moi peut-être particulièrement! - à une sévérité présumée. Et c'est ça que je ressentais face à Semenova. Lorsque je l’ai vue pour la première fois de près au Théâtre (je participais ce jour-là à  la première de La Bayadère de Grigorovich, et Semenova répétait le rôle de Nikiya avec Galina Stepanenko), je me suis blottie contre le mur. J'aurais voulu être totalement invisible, pour qu'elle ne me remarque pas.

Plus tard, alors que j’étais déjà dans  la troupe du Théâtre, je me suis aperçue que mes appréhensions d’enfant correspondaient à la réalité. Semenova est très énergique et très autoritaire, c'est une personnalité très brillante, très affirmée. C'est une femme dont rien ne peut entamer la détermination. Et quand nous avons commencé à discuter ensemble et que j'ai regardé ses photos, un sentiment d'admiration à son égard s’est éveillé en moi. J'ai fait mes classes avec elle.

Ma rencontre avec Galina Oulanova date de la même époque. A vrai dire, je la voyais très rarement. Elle ne m'a jamais inspiré de la crainte, mais je n'osais pas la déranger. Elle était très douce et je ne voulais pas perturber sa quiétude. De telles personnalités sont de véritables «montagnes» intérieures, qu’on distingue immédiatement. Elles sont comme d’énormes rocs, si solides qu’on ne peut les ébranler.

 

Avez-vous eu vous-même l’ambition d'atteindre ces sommets?

Il est probable que tout être humain a la capacité intrinsèque de gravir de pareilles montagnes. Mais il est probable aussi que la chance d’y parvenir n’est pas donnée à chacun. Quand on rencontre des gens comme ça, on éprouve le désir de trouver en soi-même une force similaire. Pas au sens de vaincre des sommets, non ; cela, je ne l'ai pas désiré. Je n'ai jamais voulu être la première, mais j'ai toujours voulu être la meilleure. Pour moi ce sont deux choses  très différentes. Le premier, c'est le héros à un instant particulier, l’instant d’après, ce sera un autre qui prendra sa place.  Le meilleur, lui, s’inscrit dans la durée ; c'est un processus à long terme. Dès mon enfance, je ne pouvais imaginer ma vie future sans le Bolchoï, je n'ai jamais eu l'idée de travailler dans une autre troupe. Mais je n'ai jamais pensé non plus que j'allais régner sur cette scène. Tout est arrivé et tout a été dicté par l'amour, par un très grand amour.

 

Quels sont les points-clés de la formation d’une danseuse classique?  

Dans mon enfance, on prêtait surtout attention à l’expression artistique. Je me souviens que dès le début c'était une exigence dominante : «est-ce que tu peux montrer autre chose que la technique»? C'est ainsi que l'on nous expliquait ce que voulait dire l'expressivité en danse. C'est même une particularité des danseurs russes. Les danseurs russes ont toujours eu, même sans posséder une technique parfaite, ce quelque chose qui attirait le regard sur leur corps et leur visage. Et ce que font les jambes à ce moment-là, on ne l'approfondit pas toujours. Bien sûr, on peut également accentuer l'expressivité de la danse avec le travail des jambes. En danse classique, il est important d'avoir une bonne coordination des mouvements des jambes et du buste, du dos et des bras. Oui, je pense qu'une telle coordination, c'est le plus important. Mais il manque quelque chose... Par l’expression, par l’âme, on peut compenser quelques défauts techniques, alors que l'inverse, c'est plus difficile : la technique pure n'arrivera jamais à transmettre à un instant donné la légèreté, l'enthousiasme et  la minute suivante, la tristesse. On n'enrichit pas l’idée avec de la technique Il n’y a que les qualités d’âme que l’on a en soi qui peuvent faire apparaître les sentiments, montrer un être humain sur scène et pas une machine. Il est difficile d'expliquer comment on obtient ce résultat, car tout est important : les yeux, les oreilles, le sourire, les bras, le petit doigt, le port de  tête, Le geste peut être infime, mais on le voit du quatrième balcon. On peut tenir la tête de telle façon pour montrer la fierté, ou d'une autre pour montrer la tristesse. C'est comme l'intonation dans le discours, les mots peuvent être les mêmes, mais l'intonation accentue, intensifie les sentiments.

 

En Russie, l’éducation musicale a-t-elle une place importante dans le cursus des futurs danseurs?

Nous avons tous reçu une formation musicale à l'Ecole de danse. Trois axes  sont considérés comme prioritaires :

-         l'enseignement général ; cela signifie que nous devions apprendre toutes les disciplines  scolaires comme au lycée et au collège ;

-         la formation spécifique au ballet,

-         la musique, et en l’occurrence, l’apprentissage du piano. Le programme n'était pas aussi approfondi que dans les écoles de musique spécialisées, mais quand même... Il est vrai que depuis que j'ai terminé mes études à l'Ecole de danse il y a déjà huit ans, je ne me suis jamais remise au piano, ce qui ne veut pas dire que je considère l'éducation musicale comme négligeable ou superflue. Mais simplement, j'avoue que je n'étais jamais satisfaite des sons que je produisais avec ce magnifique instrument, et je pense qu'il mérite mieux!

 

Participiez-vous déjà aux spectacles du Bolchoï en tant qu’élève de l'Ecole de danse? L’Ecole organise-t-elle ses propres spectacles sur la scène du Bolchoï?

Oui, j'ai participé à La Bayadère, ce fut inoubliable. Je jouais une des petites filles dans la scène des danses «Manou». On a participé pratiquement à toutes les répétitions du ballet, à la générale, et nous avons vu tous les artistes. Les répétitions ont duré assez longtemps, presque un mois. Le Théâtre c'est un autre monde, étranger à l'Ecole. A l'époque, il me paraissait très lointain et inaccessible. C'était en 1991. J'avais 14 ans. Avant cela, nous dansions sur la scène du Bolchoï, mais dans les spectacles de l'Ecole, et c'était tout à fait autre chose. Dans les spectacles de l'Ecole, on reste toujours entre nous ; ils  sont organisés régulièrement au Bolchoï. Le spectacle de  fin d'année est obligatoire, et à part celui-là, il y en a encore quatre durant l'année scolaire (autrefois, il y en avait même encore plus souvent). J'ai participé à tous les spectacles de l'Ecole, sauf une année durant laquelle j'étais occupée à la préparation d'un pas de deux intitulé Les Cigognes. Toute cette année-là, je me suis sentie mal dans ma peau. L'année suivante, quand je suis montée sur scène lors du spectacle de l'Ecole j'ai compris que c'était  précisément la scène qui me manquait.

 

A la fin de vos études vous avez remporté une médaille d'or au concours de danse classique de Moscou. Les circonstances en ont pourtant été assez dramatiques. Pouvez-vous nous raconter comment cela s'est passé?

J'ai achevé mes études à l'Ecole de danse en 1996, mais sur décision de la commission d’examen et du recteur, j'ai été retenue une année de plus à l'Ecole afin de préparer le concours de danse de Paris au mois de janvier 1997 et celui de Moscou  l’été suivant. Finalement , on n'a envoyé personne à Paris. Et à Moscou... Trois jours avant le début des spectacles de l'Ecole et deux semaines avant le concours de Moscou, mon père est décédé. Madame Golovkina suggéra alors d'annuler ma participation au concours. J'étais effondrée moralement en raison de ce deuil. Mais mon père voulait que je prenne part à ce concours et que je le gagne, et j'ai donc décidé de ne pas retirer mon nom de la liste des participants. J'allais perdre une année, et j'ai compris à ce moment que je devais dominer ma douleur, sinon je risquais de me briser définitivement. Ma mère m'a soutenue dans mon choix. Peut-être est-ce le respect envers soi-même et envers le métier qui se sont fait entendre. Quand mes professeurs et mes amis ont appris cette décision, ils ont émis des opinions diverses : «Personne n'a besoin  que tu accomplisse ces exploits», affirmaient les uns, tandis que  les autres pensaient exactement le contraire. Un de mes professeurs me dit : «Macha, je suis fière de toi, et ton père le serait aussi, j'en suis sûre». Evidemment, c'était difficile sur le plan psychologique. Je n’ai ressenti que la douleur de cette perte, aucune autre émotion. Je n'ai gardé aucun souvenir des deux premiers tours des épreuves du concours, ils sont restés dans le brouillard. Je ne me rappelle de rien. Je ne me suis ressaisie que lorsque j'ai appris que j’étais admise au troisième tour. J'ai réalisé alors que je participais à un concours, que je luttais pour quelque chose ; j'ai commencé à prendre la mesure du monde qui m’entourait et j'ai su quelle était ma place dans ce monde.

   

Comment  avez-vous réagi à l’annonce de votre victoire?

J'ai attendu jusqu'à minuit et demi la proclamation des résultats. Il y a parfois d'étranges concours de circonstances. Je me promenais dans Moscou cette nuit-là avec deux garçons avec lesquels j’avais passé le concours d'entrée à l'Ecole de danse. Nous y avions été admis tous les trois, alors que 90 autres candidats s’étaient présentés. Par la suite, nous avions fait nos études ensemble dans la même classe. Je les ai rencontrés après le troisième tour, eux n'avaient pas participé au concours de Moscou ; nous sommes allés nous balader, et nous sommes ensuite revenus au Théâtre afin de connaître les résultats. J'ai pensé à ce moment qu’un cycle dans mon existence se refermait, cycle que j'avais commencé et que j'achevais en compagnie des mêmes personnes. A présent, j’entamais une nouvelle vie.

En apprenant que j'avais obtenu une médaille d'or, je n'ai rien ressenti, ni joie, ni enthousiasme. J'avais simplement fait ce que je devais faire. J'ai alors parfaitement compris que le plus important, c'était d'être la meilleure, et non la première. Toujours cette obsession.

 

N’est-ce pas un peu la même chose?

Pas tout à fait. Le concours, c'est presque une compétition sportive, et le hasard et des circonstances fortuites peuvent y jouer un rôle. Un peu comme au théâtre lors de la distribution des rôles par exemple ! Ce n'est pas toujours bien d'être la première. Au concours, je fus certes la première, mais tout n'était pas impeccable et je n'avais pas réussi tout ce que j'avais voulu. Il faut d’abord essayer d'être la meilleure.

 

Le résultat du concours a-t-il eu une importance pour votre future carrière?

Je ne le pense pas.  Je crois que si, en mon for intérieur, j'avais été très fière de cette médaille, si j’avais pensé que j'avais accompli un exploit, j’en aurais parlé un peu plus souvent. Mais je ne l’évoquais jamais, et au Théâtre et dans notre administration, personne ne se souvient de ça ; la plupart des gens n'étaient même pas au courant.

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