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Marlène Ionesco - Filmer Ouliana Lopatkina
14 novembre 2014 : Marlène Ionesco - Ouliana Lopatkina, la Divine
Nous
avions déjà rencontré Marlène Ionesco en
2009 à l'occasion de son film sur Dominique Khalfouni et Mathieu
Ganio : Comme un rêve.
Nous la retrouvons pour la présentation de son dernier
documentaire, consacré à une figure majeure du ballet,
Ouliana Lopatkina, qu'elle a rencontrée et filmée cette
année durant le festival des Nuits Blanches de
Saint-Pétersbourg. Ouliana Lopatkina, la Divine - tel en est le titre - sera diffusé le vendredi 21 novembre à 20h30 sur Mezzo, juste avant Joyaux
de George Balanchine, dans lequel Lopatkina interprète le
rôle principal de Diamants. Une rediffusion est prévue le
lundi 24 novembre à 13h30.
Comment vous est venue l'idée de réaliser un film sur Ouliana Lopatkina ?
L'idée
est d'abord venue d'une rencontre. Monica Govina, une ancienne
journaliste de danse, m'avait présenté Natacha Dolinsky,
une Russe, qui est bien plus qu'une fan, une personne très
avertie dans la danse. Elle avait vu tous mes films. Elle m'a dit :
«Marlène, pourquoi ne tourneriez-vous pas un film sur
Lopatkina, elle est extraordinaire!». J'étais d'accord sur
le principe, mais évidemment, monter un film, trouver un
budget...tout ça, ce n'est pas facile.
Cette idée est restée dans un coin ma tête. Deux ou trois ans après, alors que je finissais L'Apogée d'une étoile,
consacré à Agnès Letestu, j'y ai repensé.
Mon amie Monica Govina m'a proposé au même moment d'aller
voir Ouliana Lopatkina à Versailles, au Théâtre Montansier.
Je devais avoir un premier contact avec elle pour faire le film.
Malheureusement, au dernier moment, j'ai eu un problème
personnel, je n'ai pas pu y aller, mais j'ai quand même
envoyé quelqu'un avec une caméra filmer le spectacle.
C'est à partir de là, de ces images, que j'ai
décidé de monter ce projet.
J'ai contacté alors Héléna Perroud, qui est une
grande amie d'Ouliana Lopatkina et en quelque sorte son
imprésario en France. C'est elle justement qui avait
organisé sa venue au théâtre de Versailles et co-écrit son spectacle. Elle
est Franco-Russe et a dirigé l'Institut Français de
Saint-Pétersbourg.
Je dirais donc que c'est d'abord par la parole, puis par l'image, que
j'ai décidé de faire ce film. Il y a aussi, bien
sûr, le caractère unique et très particulier de
cette ballerine. J'ai été fascinée par son
travail, par sa grâce et par ce qu'elle dégageait. Il y a
une force spirituelle dans sa danse qu'on ne trouve pas chez les autres
étoiles. Ce projet vient aussi de ça.
L'aviez-vous vue sur scène?
Je ne l'avais jamais vue sur une scène. Je ne l'avais vue qu'en
image. J'aurais dû la voir à Versailles, mais ça ne
s'est pas fait. Je l'avais vue dans des films, des petites choses comme
ça... Laurent Gentot en particulier, qui a fait un film sur
elle, me l'avait montré. Lorsque j'étais au Mariinsky
pour tourner mon film sur Mathieu Ganio, elle n'était pas
là. Il est d'ailleurs arrivé la même chose à
Pierre Lacotte, qui voulait lui aussi la voir danser, quand il s'y
trouvait.
C'est une sorte de concours de circonstances qui vous a amené à ce film alors ?
Non, je pense qu'au fond c'est quelque chose qui devait se faire. Pour
moi, un film c'est quelque chose qui est à l'intérieur de
moi, qui reste, et tout d'un coup, cela surgit dans ma vie au moment
où je ne m'y attends pas du tout. Ouliana est arrivée
comme ça dans ma vie. C'était presque imprévu. Je
venais de finir L'Apogée d'une étoile
et je voulais prendre du recul, un temps de réflexion et puis je
me suis lancée là-dedans, j'ai commencé à
chercher des budgets, etc...
Comment s'est déroulé le tournage? Avez-vous rencontré des difficultés?
Je dirais que tout a été très difficile : le
montage production comme le montage tournage. Le montage production,
cela consiste à trouver un budget. En France, on oublie. En
Russie, c'est compliqué, il faut trouver des sponsors. J'ai
rencontré François Duplat qui était d'accord pour
le distribuer, mais pour le montage, il fallait que je dépose
d'abord un dossier, tout cela prenait beaucoup de temps, et moi je
voulais tourner assez rapidement. En fait, tout s'est enclenché
très vite. Je me suis tournée vers la Russie et j'ai
contacté Héléna pour trouver des financements
là-bas. Par elle, j'ai trouvé deux sponsors, dont Bettina
von Siemens, qui a une grande admiration pour Lopatkina. Mais ce n'est
pas encore fini, parce qu'il y a la post-production. J'ai engagé
dans le film ma propre production, avec un apport financier personnel.
Héléna a contacté la chaîne Mezzo, qui
possède tous mes films. Ça tombait bien, mais il fallait
aller vite : ils avaient décidé de faire une
soirée Théma en novembre sur la Russie. Ils
étaient d'accord pour le film - et pour un film de quatre-vingt
dix minutes. Ils voulaient ouvrir la soirée avec.
Le montage financier a commencé l'année dernière
et le film, je l'ai tourné cette année, en juin-juillet,
au moment du festival des Nuits Blanches. Je viens tout juste de le
finir et de l'envoyer à la chaîne. Le tournage sur place a
été difficile aussi. C'est Héléna qui m'a
servi d'interprète et d'intermédiaire dans les
négociations avec le théâtre. Elle est
arrivée un jour après moi sur place, ce qui ne
m'a pas facilité les choses. Le Mariinsky, je le savais, c'est
toujours compliqué. Ils commencent par vous dire oui, et puis
ensuite, c'est non. Ça s'est passé exactement comme quand
j'ai filmé Mathieu Ganio. Il n'y avait aucun problème au
départ et puis, à la dernière minute, ils m'ont
demandé de filmer le spectacle des coulisses. Là, pour
filmer La Légende d'amour,
j'étais soumise à un minutage très précis.
J'avais le droit de filmer trois minutes pour chaque acte du ballet et
j'étais contrôlée pendant que je filmais de la
salle. Heureusement j'avais fait les repérages avant et je
savais ce que je voulais avoir du ballet. Je dois dire que le
professeur d'Ouliana, Irina Chistiakova, a été magnifique
pour ça. Nous avons visionné tout le film ensemble,
repéré les passages intéressants. Donc
j'étais là dans la salle, prête à lancer mon
chrono pour mon caméraman, trois secondes avant ce que je
voulais filmer... Les conditions étaient vraiment difficiles et
tout cela a rendu le montage très compliqué ensuite.
La Légende d'amour sert de fil conducteur à ce portrait. Pourquoi ce ballet en particulier?
C'est
Ouliana qui a choisi ce ballet. C'est elle-même qui l'a
suggéré. Bien sûr, il était à
l'affiche du théâtre, mais il y a eu une volonté de
sa part d'être filmée dans ce ballet qui est le plus
important pour elle actuellement, celui qui lui correspond
désormais totalement. C'est devenu ainsi le fil conducteur de
mon film. Au départ, je devais venir pour Marguerite et Armand,
dont j'ai d'ailleurs capté les répétitions. Je
devais filmer le ballet à Moscou, et puis on a eu des
problèmes de droits. Mais le grand désir d'Ouliana,
c'était en fait La Légende d'amour.
Mon film tourne donc autour de ce ballet. Ouliana a d'ailleurs toute
une réflexion à propos du sens de La Légende
d'amour. – sur l'amour, sur le don... Elle explique qu'elle est
maintenant parvenue à une forme de maturité artistique
qui lui permet de le comprendre enfin. Il y a dix ans, elle le dansait,
mais elle ne le comprenait pas. Maintenant, elle le comprend et il
l'enrichit. C'est aussi cela que je trouve extraordinaire chez cette
étoile. Elle se sert des interprétations pour s'enrichir
intérieurement. Le ballet est pour elle une nourriture
spirituelle. C'est fascinant parce que d'habitude c'est le contraire
qui se passe. Ce film, c'est aussi un portrait d'elle-même, de
ses états d'âme, ceux d'une femme de quarante ans. De
toutes les étoiles que j'ai filmées, c'est elle qui s'est
livrée le plus intimement.
Il fallait éviter le Cygne?
Elle me l'a dit tout de suite : ce film, ce ne sera pas Le Lac des Cygnes, ce ne sera pas La Mort du Cygne.
J'en ai gardé quand même un extrait. Mais j'ai voulu la
montrer dans des choses différentes, inattendues, qui donnent
une autre image d'elle. C'était un choix concerté.
Que comprend d'autre le film?
La Légende d'amour
en est le fil conducteur. C'est le ballet qui a été
filmé et qui apparaît au travers d'extraits. On voit bien
sûr d'autres ballets. Je l'ai notamment filmée en
répétition dans In the Night et dans Marguerite et Armand. On la voit aussi dans sa fameuse danse russe qu'elle aime beaucoup.
Elle m'a donné beaucoup de films d'archives. Au départ,
il faut apprendre à la connaître, à la cerner, et
puis une harmonie finit par s'installer. Un jour, elle m'a
apporté des films, ses archives personnelles, des images
extraordinaires. J'ai effectué des choix et elle en était
très contente. On la voit ainsi dans la chorégraphie de
Roland Petit sur les Bee Gees, dans la Carmen d'Alonso... dans des choses qu'on a peu vues, je pense.
Je l'ai filmée aussi dans sa vie, dans la loge, en coulisses
avant le spectacle, mais aussi dans des lieux qu'elle aime, son
café favori, une église, un monastère en fait,
où elle va souvent à Saint-Pétersbourg. Je l'ai
aussi emmenée dans son ancienne école, à
l'Académie Vaganova. Elle n'y était pas allée
depuis longtemps. Elle a réagi de manière très
spontanée durant cette visite. A l'église, c'était
aussi très naturel. Je tenais à cela, parce que j'ai
senti que c'était quelque chose d'important pour elle. Elle
parle de spiritualité, mais de manière très
pudique, on comprend que cela fait partie de sa vie intérieure,
de sa vie quotidienne même. Je l'ai aussi filmée au
théâtre de l'Hermitage, dont le directeur est l'un de ses
amis, lors d'une remise de prix.
L'interview, je l'ai réalisée la veille de mon départ, juste après le spectacle de La Légende d'amour.
à 23h30 du soir, jusqu'à 1h du matin, dans un petit salon
du Mariinsky qu'elle avait choisi. D'ailleurs elle m'a dit qu'elle
trouvait ce théâtre extraordinaire pour ça aussi,
parce que c'est le seul où l'on peut dormir toute la nuit. Bref,
c'était un moment extraordinaire.
Il y a aussi les gens qui la connaissent et en parlent, comme
Agnès Letestu, qui a rencontré Ouliana quand elle a
dansé au Mariinsky. Je devais aussi interviewer José
Martinez, mais il y a eu un concours de circonstances et je n'ai pas pu
le faire. J'ai aussi interviewé Jean-Guillaume Bart. Il a
dansé avec elle quand il était tout jeune danseur, il a
fait Diamants avec elle
à l'Opéra, monté une chorégraphie pour elle
en Russie, on voit d'ailleurs des extraits de tout ça. Il y a
enfin Pierre Lacotte, qui l'adore évidemment.
Quelle image aviez-vous de Lopatkina avant de tourner? A-t-elle été conforme à vos attentes?
Je n'en avais aucune. Je ne voulais pas en avoir. Je sentais que
c'était quelqu'un d'extrêmement profond, quelqu'un qui
n'était certainement pas facile, mais un caractère
exceptionnel. Mais je ne savais pas qui elle était. Les gens
m'avaient dit : «Tu vas voir, Lopatkina, elle est
exigeante, ceci, cela...». Mais moi je l'ai découverte
d'une manière totalement différente. Je n'ai eu aucun
problème. Elle a accepté tout ce que je lui proposais.
Elle a adhéré à tous mes choix, elle ne m'a rien
imposé. Je sais qu'elle avait vu mes films. Elle avait donc une
grande confiance. Sa mère aussi a été un amour.
Elle m'a envoyé de Russie des photos, un superbe livre sur
Ouliana. Sa fille, malheureusement, n'était pas là au
moment je filmais. On la voit quand même bébé, sur
un film d'archive, et en photo. Au départ, on se demande
toujours comment les choses vont se passer, mais petit à petit,
elle s'est libérée. A la fin du tournage, elle m'a offert
un cadeau, elle a aussi offert un cadeau à mon caméraman,
à ma directrice de production... Au début du tournage,
elle m'a offert des fleurs. J'ai trouvé ça plus
qu'élégant. Bref, je n'ai pas vu en elle une diva, mais
au contraire quelqu'un d'une grande simplicité. Elle a
d'ailleurs été très touchée par le film.
Vous avez filmé d'autres étoiles avant Lopatkina, comme
par exemple Agnès Letestu. Comment les appréhendez-vous
l'une par rapport à l'autre?
On ne peut pas les comparer. Elles sont très différentes.
Ce sont comme deux lignes parallèles. Ouliana livre son
âme, Agnès a du mal à se livrer. Là
où elle s'est livrée totalement, je pense, c'est dans La Dame aux camélias.
Chacune est dans la recherche de la perfection artistique et dans une
recherche par rapport à elle-même. Chez Agnès, il y
a cette intégrité artistique, ce désir qui la
conduit à toujours aller vers le meilleur. Chez Ouliana, il y a
une recherche plus profonde, une recherche spirituelle. Elle livre
véritablement son âme. Elle a quelque chose
d'immatériel. Elle est plus proche en cela de Dominique
Khalfouni. Ce que j'essaye en tout cas, c'est de faire
transparaître ce que ces étoiles ont à
l'intérieur, et dans tous les cas, le côté
éphémère de la danse. Elles ont quarante deux ou
quarante trois ans, elles revivent après la danse, mais d'une
autre manière.
Le film va être diffusé sur Mezzo. Y aura-t-il d'autres moyens de le voir?
Je ne sais pas encore. Il devrait sortir au Japon, en salles. Je vais
voir en Russie et en Angleterre pour la distribution. Je cherche
également un éditeur-distributeur en France. Il y aura
très vite un DVD, normalement en janvier. En décembre, il
y aura une avant-première officielle à Paris, en
présence d'Ouliana, peut-être en accord avec Mezzo. Quoi
qu'il en soit, je ferai cette projection privée. Le lieu n'est
pas encore fixé: le Mac-Mahon, le Balzac... Il y aura
également des projections en Russie, peut-être à
l'Hermitage.
D'autres projets, en Russie ou ailleurs ?
Carolyn Carlson m'a parlé l'autre jour de Vichneva. Je me
demandais aussi si je n'allais pas faire quelque chose sur la
génération Noureev, en partant de Noureev. Mais je n'ai
rien décidé encore, cela reste une idée vague.
Là, j'ai cumulé plusieurs films, L'Apogée d'une
étoile, le film sur Mireille Nègre, qui veut que j'en
fasse un 90' (au lieu de 54'), celui sur Ouliana, qui va sortir... Donc
on verra. Mes films sont toujours le résultat de rencontres avec
des personnes. Et je m'aperçois que celles-ci n'arrivent jamais
pour rien.
Marlène Ionesco - Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse
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Entretien
réalisé le 14 novembre 2014 - Marlène Ionesco © 2014,
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