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Théâtre Montansier (Versailles)
19 juin 2010 : Carte blanche à
Ouliana Lopatkina
Pavlova et Cecchetti (chor. John Neumeier)
Sans
tambour ni trompette – ni feux d'artifice royaux -, Versailles,
berceau historique de la danse académique, accueille Ouliana
Lopatkina, étoile du Théâtre Mariinsky de
Saint-Pétersbourg. Un effet d'annonce minimal et pourtant, un
symbole puissant - et peu commun - pour célébrer en
beauté l'année France-Russie. Pour une fois, la
rhétorique publicitaire obligée, qui nous avait
qualifié cette venue d'«exceptionnelle», n'aura pas
trompé son monde. La ballerine est rare - a fortiori dans nos
contrées - et le cadre intimiste dans lequel elle offre son
récital est à son image – résolument
intempestif. Le petit Théâtre Montansier, essentiellement
dédié à l'art dramatique, se situe certes à
mille lieux de l'immensité majestueuse du Théâtre
Mariinsky, mais au fond, par-delà les distances, l'on y retrouve
un même mélange de simplicité discrète et
d'élégance aristocratique, une semblable aura de
nostalgie, un je-ne-sais-quoi d'un autre temps, impérial
là-bas, royal ici, aux antipodes du clinquant dont on est
abreuvé ordinairement. Un lieu idéal pour une
soirée dédiée à la grandeur du ballet
classique, en forme d'antidote au bling-bling culturel...
Ouliana Lopatkina
Le spectacle dans son entier est lui-même bien
éloigné de l'esprit des galas dont l'époque est
coutumière. Nulle accumulation de numéros brillants,
nulle démonstration de virtuosité – ce n'est pas
vraiment le genre de la maison -, mais plutôt un concert
«de chambre», conçu comme un hommage à trois
grandes ballerines russes - Anna Pavlova, Galina Oulanova, Maïa
Plissetskaïa -, qui révèle en creux la
volonté réitérée de la danseuse de
s'inscrire dans une histoire, dans une tradition, dans un
héritage. S'exposer en pleine lumière, glorieusement,
tout en sachant se retirer, avec une certaine humilité, devant
le rideau rouge d'une histoire forcément plus grande que soi,
voilà un peu sous quels auspices, réels ou symboliques,
se présente cette «Carte blanche à Ouliana
Lopatkina», pour laquelle la ballerine est accompagnée
d'un partenaire apparemment inédit, Marat Shemiunov, premier
danseur du Théâtre Mikhaïlovsky.
Danse russe (chor. Michel Fokine)
Construit
chronologiquement, ce programme d'hommage est illustré par cinq
miniatures chorégraphiques, entrecoupées par la
projection d'images et de films d'archive, parfois rares, à la
tonalité souvent bouleversante, malgré (ou
peut-être aussi à cause de?) les inévitables
changements d'esthétique. Si la rhétorique de la
célébration est là, avec ses attendus et ses
clichés, l'ensemble demeure néanmoins servi par un texte
intelligent, nourri, et dit avec éloquence par Jean-Daniel
Laval, directeur du théâtre et interprète –
en paroles – de la ballerine russe. Dans sa concision même,
cette soirée, surtout, sait prendre son temps, entre moments
dansés et moments filmés, à l'image encore de
Lopatkina, danseuse de la réflexivité et de la lenteur. A
tous, une telle soirée semblera bien trop courte, suscitant le
désir renaissant de pouvoir en prolonger l'émotion
au-delà. Et l'on en savoure d'autant plus chaque seconde, comme
si la beauté tenait précisément à la
rareté de ces instants éphémères,
suspendus, hors du temps...
Pavlova et Cecchetti (chor. John Neumeier)
Ballerine
à la charnière de deux âges, Anna Pavlova est
faite, tout autant, de la tradition de Petipa et du ballet
impérial que de celle des Ballets russes de Diaghilev, qui a
davantage retenu l'attention de l'Occident. Deux miniatures viennent
revisiter ces deux facettes esthétiques : le pas de deux de John
Neumeier, Pavlova et Cecchetti, extrait de son Casse-noisette,
offert à Lopatkina par le chorégraphe alors qu'elle
était encore élève de l'Académie Vaganova,
et la Danse russe du Lac des cygnes,
revue par Mikhaïl Fokine pour Pavlova elle-même.
Placé en ouverture, Pavlova et Cecchetti n'a point pour sujet
l'émotion lyrique ou dramatique, en tout cas de celle
délivrée par les autres pièces au programme de la
soirée. Dans un concentré de pas d'école,
déclinés à la barre et au milieu, le duo nous
parle plutôt d'héritage, d'apprentissage ininterrompu, de
cette humble et fragile transmission de maître à
élève, coeur et raison du ballet classique. Choc
esthétique – sinon éthique -, toujours
renouvelé, que ces bras, ces épaulements, qui savent
vivre, précis, et pourtant si loin de la rigidité
parisienne, qui frôle parfois la mort involontaire.
Danse russe (chor. Michel Fokine)
Face à l'académisme déployé dans cette première miniature, la Danse russe
n'oppose pas le classicisme hiératique, réputé
«noble» et savant, à la danse de caractère,
«populaire» et débridée, elle
l'intègre sans heurts, présentant une image de la Russie
stylisée - «sur pointes» -, civilisée sans
doute, mais conservée dans son essence, avec ses clichés
et ses couleurs - simultanément gaie et nostalgique. Tout autant
qu'un Cygne marmoréen ou une Bayadère mystique, Lopatkina
est - ou aurait pu être - aussi cette danseuse-là –
celle de la terre et de la joie...
Chopiniana (chor. Michel Fokine)
Après Pavlova, la tsarine de l'âge d'argent, Galina
Oulanova est l'élue des années de plomb. Elle en est
aussi comme l'avers, l'intériorité blessée, la
révolte silencieuse, la mauvaise conscience peut-être.
Lopatkina choisit de lui rendre hommage avec un extrait de Chopiniana,
une oeuvre ayant joué un rôle très particulier dans
la carrière d'Oulanova, qui l'a dansé dès sa
sortie de l'Ecole de ballet de Léningrad, puis, à la fin
de sa carrière, pour ses adieux à la scène du
Bolchoï. Au sein du programme, la Valse de Chopiniana
est aussi la seule pièce véritablement inédite
(à ma connaissance) présentée par Lopatkina.
Révélation inattendue du reste que cette Valse,
où la ballerine semble évoluer en apesanteur, à la
manière d'une Sylphide rêvée. On oublie ce physique
imposant et statuesque, sculpté pour incarner les reines de
drame, on ne voit que le tour de force artistique, la capacité
à comprendre et à recréer ce romantisme essentiel,
léger, aérien, impalpable, seul et unique sujet du
poème chorégraphique de Fokine.
La Rose malade (chor. Roland Petit)
Maïa
Plissetskaïa enfin, le tempérament flamboyant, libertaire,
l'autre facette du ballet de l'ère soviétique, et la
nécessaire contrepartie au lyrisme dramatique d'Oulanova. Le pas
de deux de La Rose malade a
été créé par Roland Petit pour elle, en
1973, en un temps où il devait probablement apparaître
comme un sommet de rébellion chorégraphique au pays des
Soviets. Aujourd'hui, certes, il ne reste plus grand-chose de ce parfum
vénéneux d'avant-garde, mais une fois de plus, comme dit
le poète irlandais, How can we know the dancer from the dance?...
La Rose malade (chor. Roland Petit)
Lopatkina,
même si on la préfère dans ce duo aux
côtés d'Ivan Kozlov, plus inspiré que Marat
Shemiunov dans la gestuelle néo-classique, demeure l'une des
rares interprètes, dans un monde du ballet guetté par un
technicisme décérébré, apte à donner
du poids – la pesanteur et la grâce - au rien ou au pas
grand-chose dont la danse est souvent faite, à faire vivre ici
– jusqu'à la mort – cette Rose malade,
sans sombrer dans le pur plaisir plastique et la pompe ridicule qui
guette tous les adages malhériens de la planète. Vibrante
d'intensité spirituelle, sa danse révèle une
chaleur, un abandon, une sensualité qui s'épuisent dans
le final, dramatisé et paroxystique, la laissant
pâmée dans l'étreinte, agonisante au creux des bras
de son partenaire. Ses bras serpentins de bayadère orientale y
semblent vivre et frémir jusqu'à l'exaspération du
désir - une image ensorcelante, à superposer à
celle, sublime et résolument autre, du cygne hyperboréen.
La Mort du cygne (chor. Michel Fokine)
Plus qu'une conclusion
et un morceau de bravoure personnel – une scie de concert
obligée -, le Cygne est un symbole. Symbole d'une Russie
fantasmatique, dont le ballet est fatalement le mode d'être et
d'agir, grandeur et lamentation mêlées, aussi fascinantes
qu'irritantes, au risque même de l'effroi. Après Anna,
Galina, Maïa, et tant d'autres, avec elles et sans elles, Ouliana
– dousha tanza - s'approprie donc cette mort rituelle, liturgie
païenne et chrétienne, identique et cependant toujours
différente, bien autre chose qu'un bis pour fans de ballet
béats et enamourés - une métaphore de la danse
elle-même.
B. Jarrasse © 2010, Dansomanie
Anna Pavlova et Cecchetti
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovsky
Chorégraphie : John Neumeier
Danse russe
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovsky
Chorégraphie : Michel Fokine
Valse n°7 extraite de Chopiniana
Musique : Frédéric Chopin
Chorégraphie : Michel Fokine
La Rose malade
Musique : Gustav Mahler
Chorégraphie : Roland Petit
La Mort du cygne
Musique : Camille Saint-Saëns
Chorégraphie : Michel Fokine
Avec : Ouliana Lopatkina, Marat Shemiunov
Jean-Daniel Laval, récitant
Musique enregistrée
Samedi 19 juin 2010, Théâtre Montansier, Versailles
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