Depuis les
fameux programmes Balanchine de l'époque Glushak, le Capitole
n'avait plus connu de soirées de ballets consacrées à un seul
chorégraphe. En interprète d’élection des grands ballets de
Roland Petit, Kader Belarbi a conçu cet hommage au grand chorégraphe
français en réunissant, outre la reprise des Forains, adopté par
la compagnie toulousaine en 2014, deux pièces célèbres d’autres
périodes créatrices : L’Arlésienne et Carmen. Il n'est que
de voir la curiosité qu'ont suscitée les diverses manifestations et
rencontres publiques autour de la programmation, sans parler de
l'affluence vers le spectacle lui-même, pour apprécier la trace
qu'a laissée dans l'histoire de la danse le chorégraphe français.
C'est d'autant plus à souligner que les rapports de Roland Petit
avec la Ville rose sont restés de son vivant étrangement
inexistants. Un rattrapage en règle s'imposait de toute évidence.
Le public toulousain a pu mesurer comment Roland Petit, dans des
intuitions d’artiste à l’écoute de son temps, savait s’entourer
des meilleurs créateurs : musiciens, décorateurs, peintres,
poètes ou littérateurs, dans le prolongement de l’esprit des
Ballets russes de Diaghilev. Les trois oeuvres choisies pour ce
programme ont de nombreux points communs, mais développent chacune
son propre climat, son propre rythme.
Kateryna Shalkina (la Belle endormie), Davit Galstyan (le Prestidigitateur)
Les Forains ont
fait, très jeune, accéder Roland Petit à la célébrité. A travers
la description tendre et savoureuse d’artistes ambulants vivant
chichement de leurs numéros de cirque face à un public intéressé
mais peu charitable, il présentait une allégorie de l’artiste
marginalisé. Si l’arrivée émouvante de la petite troupe
emmitouflée de châles, traînant péniblement sa charrette, a des
résonances contemporaines, c’est un tableau intemporel et
essentiellement poétique qui glisse des petits détails du quotidien
entre Visions d’art et Belle endormie.
Solène Monnereau (Visions d’art / Loïe Fuller)
Sur
la musique
ravissante de Sauguet, l’atmosphère douce et nostalgique
est
parfaitement rendue par les danseurs du Capitole, avec peut-être
sur
la deuxième distribution davantage de liant entre les
numéros,
davantage d’osmose entre les personnages si joliment
croqués
(est-ce par un effet de rodage du spectacle?). La danse
serpentine de Loïe Fuller, le lent éveil à la vie de
la Belle
endormie (superbe gradation de la danse de Juliette Thélin), la
complainte des Sœurs siamoises, les cabrioles du Clown, les
marches
sur les mains de l'Acrobate se succèdent sous la houlette du
Prestidigitateur qui fait apparaître des colombes. Celui-ci
mène
son petit monde avec malice pour ce qui est de Davit Galstyan, avec une
complicité bienveillante pour ce qui est de Minoru Kaneko. On se
souvient de
la tendresse paternelle que mettait de surcroît Valerio Mangianti
naguère dans un ballet que l'on prend toujours plaisir à
revoir.

Julie Charlet (Vivette), Ramiro Gomez Samon (Frédéri)
En maitre du ballet
narratif, Roland Petit s'est approprié l'histoire de L'Arlésienne.
Si le conte d'Alphonse Daudet, de
par son acuité de récit
ethnographique, n'a rien perdu de sa force, le drame en trois actes
que l'auteur en a tiré par la suite, en dépit de sa
célébrité
(le titre même est devenu une expression du langage courant), et
malgré l'appoint optionnel de la sublime partition de Bizet, n'a
jamais rencontré le franc succès. La faute probablement
à ses
outrances impudiques, ses tirades exacerbées et larmoyantes,
difficiles à faire passer sur scène. Roland Petit s'est
attaché à
un moment précis de la trame narrative, la soirée des
noces de
Fréderi et Vivette. En réalité cette scène
ne vient ni de la
nouvelle, ni de la pièce, l'argument du ballet ayant
transformé les «accordailles»
en «épousailles», ce qui, dans la
Provence du 19ème siècle, n'est évidemment pas la
même chose.
Julie Charlet (Vivette)
Accompagnés par leurs amis en habits
de fête, les jeunes mariés sont emmenés vers leur chambre
nuptiale. Les sollicitations des amis et une suite de pas de deux de
plus en plus cruels nous conduisent inéluctablement vers une issue
tragique que Vivette malgré tous ses efforts n'aura pas réussi à
détourner. Les deux rôles solistes exigent une intensité dans
l'expression qui ne supporterait aucune rupture de ton. Très féminine, très attentionnée,
à la fois confiante et inquiète, Julie Charlet rend avec toute la
subtilité voulue les nuances de ses sentiments tandis que Fréderi,
emmuré dans son obsession, se détourne d'elle. Ramiro Samón nous
ravit toujours de ses lignes pures et nettes, ses réceptions
moelleuses, ses grands jetés qui découpent l'espace jusqu'au grand
saut fatal.
Alexandra Surodeeva (Vivette) - Philippe Solano (Frédéri)
Dans l'autre distribution, Alexandra
Surodeeva et Philippe Solano, de par leur caractérisation et leur
expression, ne sont pas sans évoquer dans les mêmes rôles Eleonora
Abbagnato et Jérémie Bélingard. Ce n'est pas un mince compliment
quand on sait que ces deux étoiles furent spécialement choisies par
Roland Petit lui-même à l'Opéra de Paris. Alexandra Surodeeva,
danseuse arrivée en début de saison dans la compagnie toulousaine,
déploie des trésors d'indulgence et de bonté envers son
partenaire. Quant à Philippe Solano, dès son premier solo au rythme
incisif, il nous fait entrer de plain pied dans la tragédie du
moment. Son regard, qui semble déjà voir l'au-delà des choses, ses
mouvements, précis et pleins de violence contenue, montrent une
compréhension profonde du personnage dans une interprétation
bouleversante qui fera date. Ce danseur déjà maintes fois remarqué
trouve là son grand rôle de référence.
Dennis Cala Valdés (Don José), Natalia de Froberville (Carmen)
Avec Carmen, ce n'est
pas la conduite du récit qu'il faut admirer (il ne nous
intéresserait guère si l'on ne connaissait le support littéraire
et opératique), ni même la construction de personnages (peu
cohérents en définitive). Ce qui parait encore époustouflant
aujourd'hui, c'est l'invention foisonnante du chorégraphe dès le
début de sa carrière, avec ce zeste de trivialité voulue qui fut
souvent sa marque de fabrique. Les pieds en dedans, les genous pliés,
les danses avec les chaises, les cigarettes allumées, les chants
ridicules, sans parler de la cacophonie visuelle de la scène de la
taverne, toute cette insolence passe de manière réjouissante.
Avec
le tableau de la chambre, nous voici dans un ambiance très
cinématographique. Des éléments de décor réalistes (le lit de
fer, le lavabo), un éclairage étudié, une profondeur de champ
soulignée par Carmen qui regarde au-dehors à travers le store,
voici le décor idéal pour un des plus beaux pas de deux du
répertoire, un moment d'éternité au sein du ballet.
Natalia de Froberville (Carmen)
Natalia de Froberville et Kateryna
Shalkina n'ont certes pas la gouaille irrésistible de Zizi
Jeanmaire, mais elles en adoptent consciencieusement le jeu de
jambes, jouant du taqueté avec un humour distancié. Natalia de
Froberville met toute son élégance classique au service d'un style
qui ne lui est pas naturel. La composition séduit, à défaut de
convaincre tout à fait. La ravissante Kateryna Shalkina compose un
personnage tout en finesse. Mais où est le tragique désir de
liberté qui la conduira jusqu'à la mort?
Le Don José de Dennis Cala Valdés,
au physique de héros d'aventure, joue sur une virilité de macho
assumé. Sa danse un peu fruste le rend proche de Mérimée et il
fait des merveilles dans la scène de la chambre. Au contraire,
Rouslan Savdenov évoque moins le personnage malgré une danse
parfaite techniquement.
Thiphaine Prévost (La Femme-Bandit), Davit Galstyan (Le Chef-Bandit)
Le trio de Bandits forme un
contrepoint drolatique. Tiphaine Prévost et Davit Galstyan notamment
y déploient une énergie infernale qui les fait par instants
dépasser le couple principal. Le corps de ballet, aussi bien dans
l'exubérance de Carmen que dans la sobriété de L'Arlésienne, fait
montre d'une homogénéité remarquable, fruit d'un travail de longue
haleine pour s'approprier le style voulu. Et grâce à ce travail, on peut être
déjà certain que ce programme sera souvent demandé pour les
futures tournées du Ballet du Capitole. Il ne faudra pas le rater.
Jean-Marc
Jacquin © 2018, Dansomanie