|




|

 |
|
|
Ballet du Stanislavski
24 juillet 2015 : Giselle (Tatiana Legat) au Théâtre Stanislavski (Moscou)
Sergueï Polounine (Albrecht), Natalia Ossipova (Giselle)
L'été s'installe, les théâtres ferment un peu
partout, direction la Russie! En ce mois de juillet aux températures
idéales, Moscou s'avère une véritable fête pour le ballet. En l'espèce,
le choix est vaste, jusqu'à l'indécence. S'il lui prend d'être lassé du
Bolchoï, l'amateur de danse peut ainsi se diriger vers le Stanislavski,
situé à seulement quelques encablures, dont la riche programmation offre
une alternative tout à fait digne à celle de son prestigieux voisin.
Dans son écrin bleu et blanc aux proportions plus modestes, ce théâtre,
que dirigea un temps Serguei Filine, propose non seulement d'excellentes
productions classiques, souvent uniques en leur genre, dont
l'infiniment précieux Lac des cygnes de Bourmeister
(que nous y avions vu en 2011), mais offre aussi, régulièrement,
d'intéressantes entrées au répertoire. Ce fut le cas, dernièrement, pour
trois ballets de Jerome Robbins, qu'y remontèrent les meilleurs
spécialistes de la question. C'est du reste à l'occasion de cette
première que purent se produire ensemble, pour la première fois à
Moscou, Natalia Ossipova et Serguei Polounine, dont le partenariat (nous
éviterons de parler ici du compagnonnage), engagé à il y a quelques
mois à la Scala de Milan, semble amené à perdurer sur les scènes
internationales.
On peut dire, sans crainte d'exagérer, que leur Giselle,
programmée quelques jours plus tard (en attendant les retrouvailles,
dans ce même théâtre, de Natalia avec son ancien compagnon Ivan
Vassiliev pour une nouvelle mouture de Solo for Two),
a véritablement fait courir tout Moscou – et sans doute bien au-delà -,
et ce, alors même que le Bolchoï jouait en parallèle sa dernière
création, Un Héros de notre temps,
à guichet fermé. La représentation est complète depuis des semaines
(a-t-on jamais vu quelque part des places en vente pour cette
représentation?), des chaises ont été rajoutées un peu partout dans les
travées centrale ou latérales, les galeries sont envahies de détenteurs
de magiques «laissez-passer» et l'on sent bien que le redoutable
système D à la russe a fonctionné à plein pour accéder au précieux
sésame. L'immense popularité des deux artistes – elle, l'enfant chéri du
Bolchoï, lui, le bad boy dompté
par Zelensky – est ici une réalité, que l'on éprouve lors des
interminables ovations qui les accueillent ou en voyant, à l'issue du
spectacle, les files de balletomanes massés sagement dans le foyer pour
la traditionnelle séance d'autographes.
Le jeu de la débrouille en valait bien la chandelle – et peut-être pas pour les raisons que l'on croit. La Giselle
du Stanislavski, montée par Tatiana Legat, aux ensembles paysans très
joliment chorégraphiés, est un petit bijou de cohérence narrative, qui
tranche avec les productions du Bolchoï - Grigorovitch ou Vassiliev -,
d'où d'importantes parties mimées ont été malheureusement éliminées.
L'inspiration très Kirov de l'ensemble est notamment sensible dans le
Pas de deux des Paysans - qu'on a coutume d'appeler Pas de deux
classique -, qui comporte une variation féminine bondissante, sur une
musique oubliée de la version parisienne actuelle. Comme au Mariinsky
également, le personnage d'Hilarion porte le prénom germanisé de Hans.
Les décors, dans la plus pure tradition du pittoresque romantique, et
certains costumes au satiné un peu cheap
- ceux des nobles à l'acte I -, font bien sûr comprendre que les moyens
financiers ne sont pas tout à fait ceux du Bolchoï ou du Mariinsky,
mais ce n'est guère gênant eu égard à la qualité de danse proposée.
Les Wilis
A vrai dire, avec Natalia Ossipova, on est
bien-delà de la qualité de danse – dans un authentique et très personnel
travail d'interprétation. Née Kitri, elle est devenue naturellement
Giselle, offrant une nouvelle fraîcheur en même temps qu'un regard
inédit sur ce rôle rebattu, aux mille et une interprètes. Qu'elle l'ait
déjà étrenné sur la plupart des scènes internationales (curieusement,
pas sur celle de l'Opéra de Paris, qui ne semble pourtant avoir nulle
grande Giselle à proposer aujourd'hui au monde) et avec différents
partenaires n'est que justice : sa Giselle s'impose à l'admiration et à
la mémoire au même titre que le Cygne de Lopatkina. A son image, sa
Giselle ne peut être que radicale, paroxystique, dans la vie comme dans
la mort. La force de l'engagement scénique, la virtuosité saltatoire, le
contrôle exceptionnel de la danse ne sont pas des qualités que l'on
découvre subitement chez elle, ils ne sont que des instruments, certes
formidables, destinés à donner forme et existence à une jeune fille
«folle de danse et de plaisir» au point d'en mourir. La fragilité du
personnage se dit, paradoxalement, dans l'intensité, presque
étourdissante, de la danse et de la pantomime à l'acte I. La vitesse de
son manège de piqués, ses courses éperdues à travers la scène ne sont
pas une démonstration de force déplacée, mais bel et bien les symptômes
d'une folie essentielle. Néanmoins, un tel parti-pris, presque
naturaliste, s'avère sans doute plus probant dans la production et avec
les artistes du Royal Ballet que dans le cadre d'une compagnie russe, où
le jeu passe généralement par davantage de stylisation. Par ailleurs,
pour impressionnant que soit son acte I, il n'en laisse pas moins le
spectateur sur sa faim, tant Serguei Polounine paraît extérieur à
l'action. Dans une récente interview, ce dernier affirmait, avec son
goût plus ou moins conscient du paradoxe, que son ballet préféré était
l'acte II de Giselle. Est-ce à
dire que l'acte I ne l'intéresse pas? Son Albrecht est une présence au
mieux hautaine, au pire absente, qui ne manifeste que peu d'engagement
dans le mime. Étonnant tout de même pour un ancien danseur du Royal
Ballet qui avait su jadis prouver, malgré sa jeunesse, qu'il n'était pas
qu'un virtuose de gala, mais un artiste doté un grand potentiel
dramatique. Si l'acte II rétablit l'équilibre et délivre enfin l'émotion
attendue, l'on ne peut se retenir de penser qu'il «pourrait mieux
faire». Face à un Polounine qui simplement «assure» (trop facile les
entrechats six!) - évidemment à un niveau qui n'est pas celui du commun
-, Ossipova fait de l'acte II véritablement son
acte. Légère, aérienne, immatérielle et toujours d'une exceptionnelle
vivacité, elle semble flotter au-dessus du sol, délivrée de la
pesanteur, réalisant le paradoxe romantique de la créature de la terre
échappée de la terre – littéralement une morte-vivante.
Oksana Kardash (Myrtha)
Va-t-on voir le ballet Giselle ou bien Ossipova et Polounine dans, éventuellement, Giselle?
Il y a toujours quelque chose d'un peu gênant, voire d'un peu pervers,
dans ces représentations de stars invités qui se multiplient, en
l'occurrence que la compagnie invitante, destinée à leur servir d'écrin,
joue simplement les utilités et se retrouve peu ou prou éclipsée par
leur valeur - artistique ou marchande -, quelle que soit au demeurant sa
valeur à elle. On n'assiste pas, dieu merci, à cela ici. Le
Stanislavski n'a certes pas le brillant international du Bolchoï ou du
Royal Ballet - cette patine particulière difficilement explicable mais
immédiatement reconnaissable -, mais il n'en est pas moins une
excellente compagnie, d'une unité stylistique qu'on ne voit guère
aujourd'hui qu'à l'Opéra ou en Russie. Le corps de ballet, s'il peut
paraître un peu brouillon dans l'acte I, y déploie beaucoup de style,
avec en prime une touche «vieille école russe» rare et d'autant plus
appréciable. Dans l'acte II, il touche véritablement à la perfection,
avec d'impeccables ensembles et de fort belles demi-solistes (Maria Beck
et Natalia Kleymenova). Le croisement des Wilis, aux arabesques
superbement contrôlées, est - à juste titre - très chaleureusement
applaudi. Du côté des solistes, Tatiana Melnik,
formée à la belle école de Perm, brille tout particulièrement dans le
duo paysan du premier acte. Si sa saltation n'a pas le naturel de celle
d'Ossipova (intouchable, il est vrai!), ce qui est un peu frustrant dans
l'une des variations soliste, sa danse est un délicieux mélange, très
contrôlé, de naïveté, de grâce et de précision. Du reste, même au
Mariinsky, on ne voit pas toujours des bras et des mains aussi délicats
et raffinés que les siens. Son partenaire, Alexander Omelchenko,
jeune diplômé de l'Académie de Moscou engagé en 2012 au Stanislavski,
paraît malheureusement un peu grand pour elle. Si l'on perçoit chez lui
un grand souci de propreté dans les positions, on regrette que ses bras
et son haut du corps paraissent aussi tendus. Dans l'acte II, enfin,
l'étoile du Stanislavski, Oksana Kardash,
offre en Myrtha une réplique magistrale à Natalia Ossipova. Dès
l'instant où elle surgit des tréfonds de la scène, elle impose son
autorité et son magnétisme. De la reine des Wilis, elle réunit
idéalement toutes les qualités, dont certaines devenues trop rares : une
grande élévation dans le saut, une danse ample et puissante, des menées
qui semblent glisser au sol et des bras qui chantent dans le silence de
la mort. Mais la prouesse n'est pas ici que technique ou stylistique.
Impérieuse et conquérante, cette Myrtha-là a conservé la mélancolie
ineffable de la fiancée morte d'avoir trop aimé.
Bénédicte Jarrasse © 2015, Dansomanie
Le
contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et
www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de
Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction
intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie
ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de
citation
notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage
privé), par
quelque procédé que ce soit, constituerait une
contrefaçon sanctionnée
par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la
propriété
intellectuelle.
Sergueï Polounine (Albrecht), Natalia Ossipova (Giselle)
Giselle
Musique : Adolphe Adam
Chorégraphie : Tatiana Legat d'après Jean Coralli et Jules Perrot
Argument : Kirill Serebrennikov, d'après le roman de Michel Lermontov
Décor : Vladimir Arefiev
Giselle – Natalia Ossipova
Albrecht – Sergueï Polounine
Hans (Hilarion) – Sergey Manuylov
Myrtha – Oksana Kardash
"Duo classique" (Pas de deux des paysans) – Tatiana Melnik, Alexander Omelchenko
Deux Wilis – Maria Beck, Natalia Kleymenova
Bathilde – Daria Darienko
Le Duc de Courlande – Stanislav Bukharaev
Wilfried – Alexander Seleznev
Berthe – Yana Bolshanina
Ballet du Stanislavski
Orchestre du Stanislavski, dir. Anton Grishanin
Vendredi 24 juillet 2015, Théâtre du Stanislavski et Nemirovich-Danchenko
|
|
|