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critiques et comptes rendus
Ballet du Bolchoï

22 et 23 juillet 2015 : Un Héros de notre temps (Youri Possokhov) au Bolchoï  (Moscou)


un héros de notre temps
Denis Savin (Groushnitski), Ruslan Skvortsov (Pétchorine), Svetlana Zakharova (Mary)


Les sujets littéraires «nationaux» constituent une source d'inspiration pérenne pour le ballet russe, régulièrement en quête d'une identité propre. Un Héros de notre temps offre à cet égard un terrain d'exploration de choix pour un chorégraphe. Le roman de Lermontov, connu de tous, revêt une importance quasi-patrimoniale dans la culture russe et son personnage principal, Pétchorine, archétype du dandy romantique désabusé et cynique, possède a priori les qualités pour faire un héros de drambalet passionnant, a fortiori dans une compagnie comme le Bolchoï, qui ne manque pas de brillantes individualités masculines. Son donjuanisme constitutif – le désir pulsionnel de conquêtes féminines qui l'anime – semble ainsi particulièrement propice aux développements dramatiques et à la construction de caractères féminins bien trempés, aux contours variés, inspirés des figures forgées par le romantisme. Le cadre oriental du récit, ce Caucase obsessionnel qui sonne tout à la fois comme un rêve et un cauchemar pour les Russes, est par ailleurs riche de potentialités imaginaires, que l'histoire du ballet a su exploiter à maintes reprises - pensons seulement à La Fontaine de Bakhtchissaraï ou à la Légende d'amour pour l'époque soviétique.

Ce roman-culte n'en représente pas moins un défi en termes d'adaptation scénique et l'on peut au fond comprendre qu'un chorégraphe ne se soit pas saisi plus tôt du sujet. Youri Possokhov, à qui Serguei Filine avait passé commande du ballet il y a déjà plusieurs années de cela, avait d'ailleurs souhaité initialement adapter Guerre et Paix (un autre défi de taille!) avant que son choix ne se porte sur Un Héros de notre temps, roman préféré du metteur en scène Kirill Serebrennikov, dont le chorégraphe a voulu s'adjoindre les services pour l'occasion. Le récit de Lermontov, délibérément fragmentaire, échappe en effet à la linéarité classique et offre un portrait discontinu de Pétchorine, évoqué successivement par un narrateur extérieur, puis par lui-même, par le biais de son journal intime. La création de Possokhov et Serebrennikov, tout en proposant une vision actualisée du roman, ancrée dans une modernité indéniable mais à vrai dire bien tempérée (malgré l'image avant-gardiste de Serebrennikov, auteur de mises en scène d'opéra jugées sulfureuses par les autorités), ne cède pas pour autant au syndrome du ballet impressionniste, dépourvu de pittoresque ou déconnecté d'une narration.


un héros de notre temps
Igor Tsvirko (Pétchorine), Olga Smirnova (Bela)

Du roman, les deux compères retiennent, de manière plutôt fidèle, les trois « nouvelles » principales – «Bela», «Taman» et «Princesse Mary» -, chacune étant confiée à un interprète différent : trois Pétchorine pour le prix d'un, voilà un luxe que seul le Bolchoï peut se permettre! Introduites par un monologue parlé, puis dansé, du héros, les trois «actes» fonctionnent comme trois « moments » distincts de la vie de garnison de Pétchorine, qui pourraient presque s'envisager comme trois ballets autonomes, si l'épilogue ne réunissait finalement, dans un chœur étrange, les trois Pétchorine, avatars scéniques d'un même anti-héros. L'idée n'est ainsi pas tant de livrer un portrait exhaustif, voire de montrer une hypothétique évolution de Pétchorine, qui se construirait progressivement à travers les tableaux successifs, que de proposer trois lectures possibles du personnage dans sa confrontation compulsive et destructrice avec des femmes d'origines et de natures très différentes. La musique d'Ilya Demoutsky, faite d'un collage de références et de clins d’œil à la tradition symphonique et lyrique (la partition est à la fois orchestrale et vocale), joue du reste de cette discontinuité en conférant aux différents tableaux une atmosphère sonore particulière, emblématisé chacun par un instrument (la clarinette pour le I, le violoncelle pour le II, le piano et le hautbois pour le III). Si le ballet tend à évacuer quelque peu l'ambivalence et la profondeur trouble de Pétchorine, en se contentant de jouer, magnifiquement il est vrai, avec la virtuosité bondissante caractéristique des danseurs du Bolchoï, les figures féminines ont quant à elles droit à des partitions bien mieux individualisées. C'est là que réside peut-être le paradoxe du ballet et que se glisse cette ironie, essentielle au romantisme de Lermontov (le titre de l’œuvre n'est jamais qu'une antiphrase), que la danse n'a guère les moyens de traduire : apparemment centré autour d'une figure masculine, écrit en partie pour exalter l'énergie et la bravoure du corps de ballet masculin, ce sont les femmes, victimes de ce diable de Pétchorine, qui en apparaissent in fine comme les authentiques héroïnes.  

un héros de notre temps
Igor Tsvirko (Pétchorine), Olga Smirnova (Bela)

Bela

Ecoute, prononça d'une voix ferme Azamat. Tu vois, je me résous à tout. J'enlèverai ma sœur pour toi, veux-tu? Comme elle danse! Comme elle chante! Et ses broderies d'or, une merveille! Le padishah turc ne possède pas de femme pareille...

Bela est une jeune Tcherkesse, désirée, puis délaissée par Pétchorine, et finalement tuée par Kazbitch, le brigand Caucasien. Au lever du rideau, elle apparaît étendue à terre, enveloppée dans un linceul, tandis que, des hauteurs du décor, s'élève l'Allahou akbar du muezzin. Image du pouvoir destructeur de Pétchorine, de la fatalité qui le poursuit aussi, c'est la mort qui ouvre les débats, comme une nécessité. Le pittoresque exotique, souvent prétexte à une flamboyance visuelle stéréotypée, est dans le même temps ouvertement mis à distance par une scénographie mobile, en clair-obscur, à la géométrie abstraite, quasi-constructiviste. L'orientalisme tant désiré ressurgit néanmoins à travers certains signes, lourdement suggestifs : les voiles lourds dont est affublée l'héroïne, évocateurs d'un Islam rigoriste (et par trop actuel?), son costume chatoyant de bayadère, sa gestuelle serpentine de fière odalisque. Les références culturelles sont multiples et, à vrai dire, bien éloignées du Caucase. Ainsi, Bela aux yeux noirs, «pareils à ceux du chamois» selon Lermontov, apparaît-elle plutôt comme l'image idéalisée d'une nature simple, primitive et naïve, que le soldat Pétchorine tente de domestiquer, en l'habillant d'un tutu rose et en éprouvant en quelque sorte sa «russité» au travers de quelques exercices à la barre, en maître de ballet d'un nouveau genre. En contrepoint, les hommes en noir et en toques de fourrure, menés par Kazbitch, incarnent, avec leurs danses d'inspiration très «Ballets Moïsseïev» (autrement plus probantes que celles de La Source!), un Orient des montagnes, un Orient guerrier, un Orient qui fait peur. Les oppositions, parfaitement conventionnelles, ne sont ici que le reflet de l'imaginaire romantique à l’œuvre dans le roman.

Igor Tsvirko, premier Pétchorine de la création de Possokhov, réussit à gommer son image de jeune homme solaire et éminemment sympathique pour camper un Pétchorine hautain, dont le désir de conquête transparaît dans l'énergie et l'aisance arrogantes qu'il imprime à sa danse. Son personnage, plus militaire fougueux que dandy spleenétique, ne manifeste pas le moindre signe de tendresse envers Bela - un désir brutal plutôt -, là où, dans la deuxième distribution, Mikhaïl Loboukhine campe un personnage certes violent, mais sans doute plus ambivalent et tourmenté. Olga Smirnova, de retour après un interminable arrêt pour blessure, prête ses déhanchés souples et ses bras merveilleux de danseuse pétersbourgeoise à la chorégraphie orientalisante de Possokhov. Par-delà la plasticité fascinante de sa danse, on retient le mystère et l'intensité émotionnelle qui imprègnent chacun de ses mouvements, que ce soit en solo ou en duo. Il est bien dommage que, de tous les rôles féminins, ce soit finalement le moins développé. Dans le même rôle, Maria Vinogradova, malgré une technique impeccable, pâtit de la comparaison avec Olga Smirnova, notamment en ce qui concerne le travail des bras et du haut du corps, loin de posséder la même sophistication. Son interprétation tend par ailleurs à réduire Bela à une sensualité de convention - à la Shéhérazade. Prime encore à la première distribution pour le personnage de Kazbitch, interprété par l'excellent Alexandre Smoliyanninov, présence sombre, énigmatique, à la danse puissante.


un héros de notre temps
Artem Ovcharenko (Pétchorine), Ekaterina Shipulina (Ondine)

Taman

Quel être étrange! Nul signe de démence sur son visage. Au contraire, ses yeux s'arrêtaient sur moi avec une pénétration délurée, et ces yeux paraissaient doués d'une sorte de pouvoir magnétique, et chaque fois ils semblaient attendre une question. Mais à peine essayais-je de parler qu'elle s'enfuyait avec un sourire perfide.

Taman est le nom d'un port situé au bord de la Mer Noire, dépourvu du moindre attrait, où débarque Pétchorine avant son départ pour le Caucase. Si le premier acte conserve une narration ténue et assez littérale, avec des rapports de force clairement dessinés entre les personnages, le second présente un caractère plus onirique et impressionniste. La scène, plongée dans une inquiétante obscurité, découvre une barque échouée au bord de l'eau, des échafaudages très post-modernes - un décor de fin des temps d'où surgissent d'étranges créatures : un jeune homme aveugle, une grotesque Mère Gigogne, qui «accouche» de Yanko le contrebandier, une femme en rouge, aux allures de femme fatale, ironiquement appelée Ondine. Coincé entre les aventures avec Bela et celles avec la Princesse Mary, ce tableau, installé dans un non-lieu – un lieu de passage –, se déploie comme une vision fugitive, un rêve vite dissipé, qui donne à voir un Pétchorine moins conquérant sans scrupule que victime passive de l'odor di femina, dans la lignée directe des Don Juan romantiques. Ondine est l'appel des sens, la séductrice au charme vénéneux, la Sphynge ailée aux pouvoirs mortifères, mais elle est aussi la créature idéale, inaccessible - le Cygne - que Possokhov cite de manière très littérale dans sa chorégraphie.

Dans le rôle du second Pétchorine, Artem Ovcharenko séduit sans doute davantage par son allure noble et sa danse à la virtuosité éblouissante, que par son interprétation, un peu lisse, un peu en retrait, qui évoque davantage le James de La Sylphide qu'un Don Juan byronien. De ce point de vue, Vladislav Lantratov offre un personnage plus âpre et inquiétant. La première distribution l'emporte toutefois largement grâce aux autres caractères. Longue chevelure blonde au vent, Ekaterina Shipoulina, qui jadis fut l'interprète de la Cendrillon du même Possokhov, apparaît parfaitement dans son élément dans ce rôle de vamp aussi sensuelle qu'irréelle, là où Maria Alexandrova dessine une créature agressive, dont « l'effeuillage » prend des allures par trop triviales pour être honnêtes. Dans le rôle de Yanko, Viacheslav Lopatine, dont on connaît les qualités de danseur classique, déploie une plastique à la fluidité très contemporaine – un petit miracle de légèreté et de puissance féline. Le jeune Gueorgi Goussev, bondissant comme un elfe, semble directement marcher sur ses pas.

un héros de notre temps
Kristina Kretova (Vera), Ruslan Skvortsov (Pétchorine), Svetlana Zakharova (Mary)

Princesse Mary

La jeune portait une robe gris de perles, une écharpe de soie légère flottait autour de son cou gracile. Des bottines couleur puce serraient si joliment à la cheville son petit pied maigre que même celui qui n'aurait pas été initié aux mystères de la beauté aurait sans aucun doute eu un « ah ! » d'étonnement. Sa démarche légère mais noble avait quelque chose de virginal impossible à définir, mais évident aux regards. Lorsqu'elle passa devant nous, il s'exhala d'elle cet arôme indéfinissable que répand parfois la lettre d'une femme aimée.

L'ultime tableau est de loin le plus complexe et le plus dramatique – un ballet en soi, non dépourvu de longueurs, où Pétchorine se retrouve confronté non plus à une, mais à deux figures féminines : Véra, la femme jadis aimée et désormais mariée à un autre, et la Princesse Mary, une héroïne « blanche », sorte de Giselle moderne, victime de son pouvoir fatal au point d'en perdre la raison. A l'intrigue sentimentale vient se greffer une intrigue d'honneur entre hommes, celle qui oppose Pétchorine et Grouchnitski et s'achève fatalement dans une scène de duel, ce grand classique de la littérature russe depuis Pouchkine. Ce tableau est aussi le prétexte à davantage mettre en valeur le corps de ballet – filles et garçons confondus - dans des scènes, devenues de véritables lieux communs chorégraphiques, de cours de danse ou de bal. La présence de danseurs en fauteuil, touche réaliste apportée à un ballet ancré dans l'histoire militaire russe, parvient même à ne pas paraître incongrue et à s'insérer naturellement dans l'action dramatique. Si le cadre narratif est censé être celui d'une ville d'eau où l'aristocratie impériale vient soigner son mal-être, le tableau, littéralement enfermé dans une caserne militaire aux murs de bois blanc, en pointe plutôt l'atmosphère carcéral et décadente, emblématisé par des agrès gymniques, au parfum quelque peu sado-masochiste, et un meneur de jeu au charme très pervers, interprété par le revenant magnifique Guennadi Yanine.

La première distribution brille avant tout par le charisme écrasant et très homogène de ses interprètes. Rouslan Skvortov, s'il n'a plus tout à fait la technique affûtée de Tsvirko ou Ovcharenko, séduit par sa présence dramatique en Pétchorine, s'affirmant sans doute comme le plus complexe des trois – privilège de l'âge et de la maturité sans doute. Denis Savine, imposante silhouette en long manteau gris de soldat, lui donne une réplique époustouflante en Grouchnitski – voilà un acteur comme on a peu l'occasion d'en croiser dans le monde du ballet. Svetlana Zakharova, au jeu plus prévisible, n'en est pas moins une réponse idéale aux mots de Lermontov décrivant Mary. C'est néanmoins Kristina Kretova, soubrette soudain métamorphosée en longue dame en noir de mélodrame, qui étonne le plus ici par son sens théâtral et la finesse néo-classique de sa danse. La seconde distribution paraît nettement plus déséquilibrée en regard de la première, avec Daria Bochkova et Artemy Belyakov, deux jeunes danseurs certes méritants, mais encore un peu verts pour les rôles de Véra et Grouchnitski. En revanche, Anastasia Stashkevitch et Viacheslav Lopatine, s'ils n'ont pas le charisme de Zakharova et Skvortsov dans les mêmes rôles, prouvent une nouvelle fois, plus encore que leur entente scénique, leur merveilleuse capacité à se fondre dans ce répertoire néo-classique qui envahit désormais le Bolchoï comme les autres scènes internationales. Au sein de ce vaste répertoire, qui n'échappe certes pas aux conventions et aux clichés, le ballet de Possokhov, pour déroutant qu'il soit à première vue, parvient à «donner de la voix» - une voix russe qui parle à notre temps.




Bénédicte Jarrasse © 2015, Dansomanie



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un héros de notre temps
Ensemble russe de danse sportive en fauteuil roulant



Un Héros de notre temps
Musique : Ilya Demutsky
Chorégraphie
: Youri Possokhov
Argument : Kirill Serebrennikov, d'après le roman de Michel Lermontov
Scénographie : Kirill Serebrennikov
Costumes : Elena Zaitseva, Kirill Serebrennikov
Lumières & vidéo : Simon Donger

Pétchorine – Igor Tsvirko, Artem Ovcharenko,  Rouslan Skvortsov (22/07)
Mikhail Lobukhin, Vladislav Lantratov,  Viacheslav Lopatin (23/07)
Bela – Olga Smirnova (22/07) / Maria Vinogradova (23/07)
Kazbitch – Alexander Smoliyaninov (22/07) / Denis Medvedev (23/07)
OndineEkaterina Shipulina (22/07) / Maria Alexandrova (23/07)
Yanko – Viacheslav Lopatin (22/07) / Anton Savichev (23/07)
L'AveugleGeorgy Gusev (22/07) / Ilya Artamonov (23/07)
Mary – Svetlana Zakharova (22/07) / Anastasia Stashkevich (23/07)
Vera – Kristina Kretova (22/07) / Daria Bochkova (23/07)
Groushnitski – Denis Savin (22/07) / Artemy Belyakov (23/07)
La Mère de Mary – Anna Antropova (22/07) / Vera Borisenkova (23/07)
Une Dame – Irina Zibrova (22/07) / Anna Antropova (23/07)
L'Infirmière en chef – Kristina Karasyova (22/07) / Anna Balukova (23/07)
Un Gentleman – Guennadi Yanin
Le Médecin – Alexander Fadeyechev (22/07) / Ilya Vorontsov (23/07)

Ballet du  Bolchoï de Moscou
Ensemble russe de danse sportive en fauteuil roulant

Svetlana Shilova, Marat Gali, Nina Minasyan, chant (22/07)
Elena Novak, Stanistav Mostovoy, Oxana Gorchakovskaya, chant (23/07)
Nikolai Sokolov, clarinette basse solo (22/07)
Vladimir Khachikyan, clarinette basse solo (23/07)
Boris Lifanovsky, violoncelle solo (22/07)
Fedor Amosov, violoncelle solo (23/07)
Alexander Kolosov, cor anglais solo (22/07)
Vladislav Komissarchuk, cor anglais solo (23/07)
Vladimir Chukhnov, piano solo


Orchestre du Bolchoï de Moscou, dir. Anton Grishanin

Mercredi 22 et jeudi 23 jullet 2015,  Théâtre du Bolchoï, Moscou


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