sophia
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Posté le: Ven Nov 15, 2013 12:05 am Sujet du message: |
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Marco Spada
Ballet du Bolchoï
Moscou, Théâtre Bolchoï
8, 9, 10 novembre
Avec Marco Spada, Pierre Lacotte retrouve, treize ans après, le Bolchoï, pour lequel il avait monté en 2000, avec succès, La Fille du pharaon. Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’une recréation d’un vieux ballet perdu, mais d’une adaptation, d’un recyclage si l’on veut, d’un ouvrage déjà existant – quoique en grande partie oublié. En témoigne un film tourné en 1982 à l’Opéra de Rome, avec, dans les deux rôles principaux, Rudolf Noureev et Ghislaine Thesmar. Donné successivement à Rome, à Paris, à Monte-Carlo et à Nancy, Marco Spada vécut dans les années 80 sa petite vie de ballet, avant de disparaître, comme tant d’autres productions, de l’affiche.
Plus « chic » et moins « kitsch » que La Fille du pharaon, cette nouvelle version de Marco Spada est à la mesure – ou à la démesure – du Bolchoï d’aujourd’hui, pour qui il a été spécialement repensé. Le ballet, virtuose et plein de verve, paraît ainsi avoir été fait pour son corps de ballet flamboyant et ses solistes, nombreux et charismatiques. On l’imagine d’ailleurs volontiers en fer de lance des tournées de prestige des prochaines années. Bien loin des conventions établies par le ballet romantique, centré autour d’une héroïne idéale, Marco Spada, chorégraphié à l’origine par Joseph Mazilier, est un ballet d’action d’un genre inédit, et sans doute unique, où filles et garçons jouent résolument à égalité. Surtout, il compte pas moins de cinq rôles d’envergure, tant sur le plan technique que dramatique, tous destinés à des étoiles ou, au minimum, à des solistes expérimentés. Et c’est d’autant plus vrai dans cette nouvelle version. Lacotte a ajouté des variations – pour les divers amis des héros -, étoffé les parties solistes – notamment celles de la Marquise Sampietri et du Comte Pepinelli – et, in fine, rééquilibré l’ensemble des rôles principaux. Au centre de l’intrigue, on trouve Marco Spada, héros romantique, byronien, figure double comme il se doit, prince le jour, brigand la nuit - à moins que ce ne soit l’inverse –, personnage tour à tour noble et comique. Sa fille, Angela, est une délicieuse ingénue, tout de rose puis de blanc vêtue, qui vit dans un palais, symboliquement pourvu de trappes et de trompe l'oeil, comme coupée du monde réel : de fait, elle ignore, au moins dans les deux premiers actes, les activités de brigandage de son père. La révélation de la double identité du père est en quelque sorte le tournant du ballet, l'événement-clé qui va transformer la naïve jeune fille en héroïne de la fidélité et de l'amour filial. Le ballet ne se réduit cependant pas à l’étrange duo du noble bandit et de sa fille, mis en exergue par le titre - à deux visages - Marco Spada, ou La Fille du Bandit. A ce couple principal viennent s’adjoindre trois comparses d’importance - à défaut d'être profonds : le Prince Frederici, amoureux d’Angela, mais promis à la Marquise Sampietri, qui aime de son côté le Comte Pepinelli. A vrai dire, les relations de tout ce petit monde ne sont pas toujours d'une grande limpidité, les contours des personnages, simplement esquissés, restent dans l'ensemble assez flous, et il est sans doute préférable de jeter un peu plus qu'un petit coup d'oeil au livret avant la représentation. Sachez-le toutefois, chacun finira par épouser sa chacune, au prix de quelques rocambolesques péripéties et… de la mort du héros, qui se sacrifie pour permettre à Angela de s'unir à son bien-aimé. Commedia dell’arte et marivaudage côtoient là le romanesque le plus échevelé, au fil de scènes typiques du ballet français du XIXe siècle : la noce paysanne, l’orage, la leçon de danse, le bal, la reconnaissance… La double condition du héros, empruntée à l'esthétique du drame romantique, permet par ailleurs d’accumuler et de justifier les nombreuses danses collectives, dévolues au corps de ballet : danses paysannes au premier acte, danses aristocratiques au second, danses de bandits à coloration nationale au troisième, couronnées par l’indispensable tarentelle.
Si la scénographie originale, signée du chorégraphe lui-même, n’a pas été touchée dans ses grandes lignes, elle prend, sur la vaste scène du Bolchoï, une dimension tout autre. Sans complexe, le Bolchoï joue à fond le jeu du ballet romantique à grand spectacle - animaux vivants et enfants en bonus -, conçu pour éblouir et enchanter le spectateur près de trois heures durant. C’est donc avec un bonheur identique que, successivement, l’on traverse la place d’un village pittoresque où se tient l’inévitable noce paysanne, que l’on trouve refuge dans la féerique demeure du Bandit, que l’on s’invite dans un palazzo romain où se donne un grand divertissement, que l’on s’introduit dans la chambre rose et bleu aux allures d’œuf de Fabergé de la Marquise, que l’on pénètre, enfin, au cœur d’une vaste forêt perchée dans les montagnes. Les somptueuses toiles peintes, les trompe l’œil raffinés, les costumes de soie ou de velours aux coloris pittoresques, viennent s’unir à la délicieuse musique d’Auber et former un écrin lumineux pour la formidable virtuosité lacottienne – au fond le véritable, le seul, l’unique sujet du ballet. Une pantomime charmante et réduite à l’essentiel, de la danse, de la danse et encore de la danse, des pas, des variations et des codas à n’en plus finir et (presque) jusqu’à l’écoeurement, Marco Spada est un ballet pour balletomanes, un ballet pour qui se fiche bien de psychologie et de vraisemblance - un bon gros gâteau, à la fois gourmand et sophistiqué, qui paraîtra d’emblée indigeste à tous les allergiques au tricotage de pas virtuoses dont Lacotte s’est fait une spécialité.
Depuis La Fille du pharaon, le Bolchoï a appris - ou réappris –, contre sa nature orientale, à « danser français », tout en apportant au style Lacotte sa vivacité et sa formidable énergie collective. La présence, soir après soir, des danseurs de caractère émérites, qu’on croise dans toutes les grandes productions classiques de la troupe, tels Alexei Loparevitch, dans le rôle de Fra Borromeo, ou Andrei Sitnikov, dans celui du Gouverneur de Rome, permet notamment d’apporter la petite touche familiale – ou le cachet moscovite - à un ballet par ailleurs très français. Le soir de la première, le Bolchoï avait réuni, comme il sait le faire quand il le faut, un plateau d’exception. Pour David Hallberg, danseur noble par excellence, le rôle de Marco apparaît évidemment comme un contre-emploi. Sa retenue scandinave peut parfois trancher avec le naturel plus extraverti des danseurs du Bolchoï, mais il se tire pourtant de cette épreuve du feu avec humour et brio. Il apporte notamment au spectacle un charisme international – dans le meilleur sens du terme – qui n’est pas pour déplaire. Dans le rôle du Prince Frederici, Semyon Chudin est tout simplement éblouissant, aussi bien dans l'allegro que dans l'adage. Ce danseur, qui possède une petite batterie et une précision dans les placements que l’on ne voit pas toujours à l’Opéra de Paris, semble né pour danser du Lacotte. Comme Hallberg, il a une formidable élévation et une détente miraculeuse dans les sauts. Ces qualités viennent sublimer une propreté technique qui ne paraît jamais prise en défaut. Il est difficile de ne pas relever que les deux rôles féminins, conçues à l’origine pour deux supposées vedettes rivales de l’Opéra de Paris, sont ici interprétés par Evguénia Obraztsova et Olga Smirnova, deux demoiselles élevées dans les meilleures traditions de Saint-Pétersbourg. Evguénia Obraztsova s’affirme, après Ghislaine Thesmar, comme la muse idéale de Lacotte. Charme, beauté, virtuosité - et une âme avec tout ça -, Obraztsova est, une fois de plus, irrésistible. Le rôle d’Angela n’est certes pas d’une grande profondeur, mais sa métamorphose en reine des Bandits au troisième acte donne une tout autre dimension à son personnage de belle ingénue, dans lequel elle n’a, il est vrai, guère de mal à convaincre. Avec son petit chapeau de velours renversé sur l’oreille, son ceinturon doré et son fusil à l’épaule, elle incarne à merveille l’idéal de la danseuse terrienne – solide comme un roc et débordante de féminité. Qui n’attend là, avec impatience et gourmandise, Maria Alexandrova? Soit dit en passant, à défaut de pouvoir danser, la belle Macha a occupé son temps de repos forcé - on l’imagine trépigner - en rédigeant un article du programme sur les héroïnes « rouges » des ballets du XIXe siècle! Olga Smirnova, dans le rôle de la Marquise, est quant à elle une réplique de rêve à Evguénia Obraztsova. On a déjà pu admirer ses bras divins dans La Bayadère, mais le travail du bas de jambe est aussi chez elle d’un raffinement exemplaire. Elle forme avec Igor Tsvirko un couple délicieux de charme et de théâtralité – Colombine et Arlequin sortis tout droit d’une jolie boîte à musique rococo. Anastasia Stashkevitch et Viacheslav Lopatin, vifs et pleins de panache, apparaissent, pour un instant de plaisir bien trop furtif, dans le « pas de deux des paysans (ou des jeunes fiancés) » situé au tout début du ballet. Stashkevitch est prévue sur le rôle d’Angela, puisse Lopatin monter en grade à son tour dans la distribution de ce ballet cousu pour ses talents!
Comme il se doit, autrement dit, pour respecter la tradition, la deuxième distribution se révèle globalement plus pâlichonne. Et c’est pourtant la plus vigoureusement « claquée » des trois! Artem Ovcharenko est un très beau danseur, que l’on sait enthousiasmant, plus proche en réalité du personnage de Marco Spada que David Hallberg. Il se glisse d’ailleurs sans mal dans la peau du roué sympathique comme dans celle de l’aristocrate. Pourtant, après le panache d’Hallberg, sa prestation, entachée de quelques malheureux déséquilibres, paraît, sinon terne, du moins accuser quelque peu la fatigue. Même si l’on est loin de l’enchantement provoqué conjointement par Obraztsova et Chudin, Kristina Kretova tire assez bien son épingle du jeu dans le rôle d’Angela, grâce à une technique affûtée et une vivacité communicative, tandis qu’Artemy Belyakov s’impose comme un jeune danseur prometteur dans le rôle du Prince Frederici. La déception viendrait plutôt, et pour des raisons exactement inverses, de Ekaterina Shipulina, fine technicienne certes, mais sans verve ni sel particuliers dans le rôle de la Sampietri, et de Denis Savin en Pepinelli, excellent comédien - ça, on le savait -, mais pour qui la langue de Lacotte semble rester peu ou prou une langue étrangère.
Avec Igor Tsvirko, héros de la troisième distribution, Pierre Lacotte aura enfin trouvé « son » Marco Spada. Tsvirko, simple soliste du Bolchoï et récent médaillé du concours de Moscou, est un danseur comme on n’en fait plus, un vrai danseur de demi-caractère, terriblement humain, tout à la fois aérien et terrestre, l’idéal pour ce rôle double de bandit aristocrate. Léger, bondissant, amusant, généreux, élégant - on se perd en épithètes louangeuses - et… absolument aimable, depuis l’instant de son entrée en scène jusqu’à sa mort, interprétée avec une émotion qu’on n’avait pas un instant perçue chez ses collègues. Ekaterina Krysanova, radieuse – et bien plus « prima ballerina » qu’on ne l’aurait cru -, est de son côté impressionnante de charme et de virtuosité dans le rôle d’Angela. Elle offre également un joli travail du bas de jambe, avec des pointes délicates et des positions très soignées. La seule (petite) réserve concerne son incarnation de la reine des Bandits à l’acte III où elle se montre sans doute un peu trop légère et éthérée. David Hallberg retrouve, avec le rôle de Frederici, son emploi naturel de prince, et, sans vouloir l’y enfermer, il faut bien dire qu’il est, dans ce type de personnage, incomparable. Kristina Kretova convainc de son côté davantage dans le rôle de la Marquise, qu’elle agrémente, comme Olga Smirnova, d’une préciosité de bon aloi, que dans celui de la jeune fille pure et ingénue. Andreï Merkuriev vient compléter, dans le rôle de Pepinelli, ce magnifique quintette, et même s’il n’a pas la fougue juvénile d’un Tsvirko dans le même rôle, cela reste un bonheur de retrouver ce danseur, à la fois sympathique et charismatique, trop peu distribué au regard de son énorme talent. On soulignera enfin la prestation vive et pleine de piquant de Maria Vinogradova, aux côtés de Denis Medvedev, dans le pas des fiancés du premier acte.
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