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Ballet du Bolchoï
08, 09 et 10 novembre 2013 : Marco Spada, de Pierre Lacotte, au Bolchoï (Moscou)
Anastasia Stashkevich et Vyacheslav Lopatin (Les Fiancés)
Avec Marco Spada,
Pierre Lacotte retrouve, treize ans après, le Bolchoï, pour
lequel il avait monté en 2000, avec succès, La Fille du pharaon.
Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’une recréation d’un vieux ballet
perdu, mais d’une adaptation, d’un recyclage si l’on veut, d’un ouvrage
déjà existant – quoique en grande partie oublié. En témoigne un film
tourné en 1982 à l’Opéra de Rome, avec, dans les deux rôles principaux,
Rudolf Noureev et Ghislaine Thesmar. Donné successivement à Rome, à
Paris, à Monte-Carlo et à Nancy, Marco Spada
vécut dans les années 80 sa petite vie de ballet, avant
de disparaître, comme tant d’autres productions, de
l’affiche.
Plus «chic» et moins «kitsch» que La Fille du pharaon, cette nouvelle version de Marco Spada
est à la mesure – ou à la démesure – du Bolchoï d’aujourd’hui, pour qui
il a été spécialement repensé. Le ballet, virtuose et plein de verve,
paraît ainsi avoir été fait pour son corps de ballet flamboyant et ses
solistes, nombreux et charismatiques. On l’imagine d’ailleurs volontiers
en fer de lance des tournées de prestige des prochaines années. Bien
loin des conventions établies par le ballet romantique, centré autour
d’une héroïne idéale, Marco Spada,
chorégraphié à l’origine par Joseph Mazilier, est un ballet d’action
d’un genre inédit, et sans doute unique, où filles et garçons jouent
résolument à égalité. Surtout, il compte pas moins de cinq rôles
d’envergure, tant sur le plan technique que dramatique, tous destinés à
des étoiles ou, au minimum, à des solistes expérimentés. Et c’est
d’autant plus vrai dans cette nouvelle version. Lacotte a ajouté des
variations – pour les divers amis des héros -, étoffé les parties
solistes – notamment celles de la Marquise Sampietri et du Comte
Pepinelli – et, in fine,
rééquilibré l’ensemble des rôles principaux. Au centre de l’intrigue, on
trouve Marco Spada, héros romantique, byronien, figure double comme il
se doit, prince le jour, brigand la nuit - à moins que ce ne soit
l’inverse –, personnage tour à tour noble et comique. Sa fille, Angela,
est une délicieuse ingénue, tout de rose puis de blanc vêtue, qui vit
dans un palais, symboliquement pourvu de trappes et de trompe l'oeil,
comme coupée du monde réel : de fait, elle ignore, au moins dans les
deux premiers actes, les activités de brigandage de son père. La
révélation de la double identité du père est en quelque sorte le
tournant du ballet, l'événement-clé qui va transformer la naïve jeune
fille en héroïne de la fidélité et de l'amour filial. Le ballet ne se
réduit cependant pas à l’étrange duo du noble bandit et de sa fille, mis
en exergue par le titre - à deux visages - Marco Spada, ou La Fille du Bandit.
A ce couple principal viennent s’adjoindre trois comparses d’importance
- à défaut d'être profonds : le Prince Frederici, amoureux d’Angela,
mais promis à la Marquise Sampietri, qui aime de son côté le Comte
Pepinelli. A vrai dire, les relations de tout ce petit monde ne sont pas
toujours d'une grande limpidité, les contours des personnages,
simplement esquissés, restent dans l'ensemble assez flous, et il est
sans doute préférable de jeter un peu plus qu'un petit coup d'oeil au
livret avant la représentation. Sachez-le toutefois, chacun finira par
épouser sa chacune, au prix de quelques rocambolesques péripéties et… de
la mort du héros, qui se sacrifie pour permettre à Angela de s'unir à
son bien-aimé. Commedia dell’arte et marivaudage côtoient là le
romanesque le plus échevelé, au fil de scènes typiques du ballet
français du XIXe siècle : la noce paysanne, l’orage, la leçon de danse,
le bal, la reconnaissance… La double condition du héros, empruntée à
l'esthétique du drame romantique, permet par ailleurs d’accumuler et de
justifier les nombreuses danses collectives, dévolues au corps de ballet
: danses paysannes au premier acte, danses aristocratiques au second,
danses de bandits à coloration nationale au troisième, couronnées par
l’indispensable tarentelle.
Evguénia Obraztsova (Angela) et Semion Chudin (Le Prince Frederici)
Si la scénographie originale, signée du
chorégraphe lui-même, n’a pas été touchée dans ses grandes lignes, elle
prend, sur la vaste scène du Bolchoï, une dimension tout autre. Sans
complexe, le Bolchoï joue à fond le jeu du ballet romantique à grand
spectacle - animaux vivants et enfants en bonus -, conçu pour éblouir et
enchanter le spectateur près de trois heures durant. C’est donc avec un
bonheur identique que, successivement, l’on traverse la place d’un
village pittoresque où se tient l’inévitable noce paysanne, que l’on
trouve refuge dans la féerique demeure du Bandit, que l’on s’invite dans
un palazzo romain où se donne un grand divertissement, que l’on
s’introduit dans la chambre rose et bleu aux allures d’œuf de Fabergé de
la Marquise, que l’on pénètre, enfin, au cœur d’une vaste forêt perchée
dans les montagnes. Les somptueuses toiles peintes, les trompe l’œil
raffinés, les costumes de soie ou de velours aux coloris pittoresques,
viennent s’unir à la délicieuse musique d’Auber et former un écrin
lumineux pour la formidable virtuosité lacottienne – au fond le
véritable, le seul, l’unique sujet du ballet. Une pantomime charmante et
réduite à l’essentiel, de la danse, de la danse et encore de la danse,
des pas, des variations et des codas à n’en plus finir et (presque)
jusqu’à l’écoeurement, Marco Spada
est un ballet pour balletomanes, un ballet pour qui se fiche bien de
psychologie et de vraisemblance - un bon gros gâteau, à la fois gourmand
et sophistiqué, qui paraîtra d’emblée indigeste à tous les allergiques
au tricotage de pas virtuoses dont Lacotte s’est fait une spécialité.
Depuis La Fille du pharaon, le
Bolchoï a appris - ou réappris –, contre sa nature orientale, à «danser
français», tout en apportant au style Lacotte sa vivacité et sa
formidable énergie collective. La présence, soir après soir, des
danseurs de caractère émérites, qu’on croise dans toutes les grandes
productions classiques de la troupe, tels Alexei Loparevitch, dans le
rôle de Fra Borromeo, ou Andrei Sitnikov, dans celui du Gouverneur de
Rome, permet notamment d’apporter la petite touche familiale – ou le
cachet moscovite - à un ballet par ailleurs très français. Le soir de la
première, le Bolchoï avait réuni, comme il sait le faire quand il le
faut, un plateau d’exception. Pour David Hallberg, danseur noble par
excellence, le rôle de Marco apparaît évidemment comme un contre-emploi.
Sa retenue scandinave peut parfois trancher avec le naturel plus
extraverti des danseurs du Bolchoï, mais il se tire pourtant de cette
épreuve du feu avec humour et brio. Il apporte notamment au spectacle un
charisme international – dans le meilleur sens du terme – qui n’est pas
pour déplaire. Dans le rôle du Prince Frederici, Semyon Chudin est tout
simplement éblouissant, aussi bien dans l'allegro que dans l'adage. Ce
danseur, qui possède une petite batterie et une précision dans les
placements que l’on ne voit pas toujours à l’Opéra de Paris, semble né
pour danser du Lacotte. Comme Hallberg, il a une formidable élévation et
une détente miraculeuse dans les sauts. Ces qualités viennent sublimer
une propreté technique qui ne paraît jamais prise en défaut. Il est
difficile de ne pas relever que les deux rôles féminins, conçues à
l’origine pour deux supposées vedettes rivales de l’Opéra de Paris, sont
ici interprétés par Evguénia Obraztsova et Olga Smirnova, deux
demoiselles élevées dans les meilleures traditions de Saint-Pétersbourg.
Evguénia Obraztsova s’affirme, après Ghislaine Thesmar, comme la muse
idéale de Lacotte. Charme, beauté, virtuosité - et une âme avec tout ça
-, Obraztsova est, une fois de plus, irrésistible. Le rôle d’Angela
n’est certes pas d’une grande profondeur, mais sa métamorphose en reine
des Bandits au troisième acte donne une tout autre dimension à son
personnage de belle ingénue, dans lequel elle n’a, il est vrai, guère de
mal à convaincre. Avec son petit chapeau de velours renversé sur
l’oreille, son ceinturon doré et son fusil à l’épaule, elle incarne à
merveille l’idéal de la danseuse terrienne – solide comme un roc et
débordante de féminité. Qui n’attend là, avec impatience et gourmandise,
Maria Alexandrova? Soit dit en passant, à défaut de pouvoir danser, la
belle Macha a occupé son temps de repos forcé - on l’imagine trépigner -
en rédigeant un article du programme sur les héroïnes «rouges» des
ballets du XIXe siècle! Olga Smirnova, dans le rôle de la Marquise, est
quant à elle une réplique de rêve à Evguénia Obraztsova. On a déjà pu
admirer ses bras divins dans La Bayadère,
mais le travail du bas de jambe est aussi chez elle d’un raffinement
exemplaire. Elle forme avec Igor Tsvirko un couple délicieux de charme
et de théâtralité – Colombine et Arlequin sortis tout droit d’une jolie
boîte à musique rococo. Anastasia Stashkevitch et Viacheslav Lopatin,
vifs et pleins de panache, apparaissent, pour un instant de plaisir bien
trop furtif, dans le «pas de deux des paysans (ou des jeunes fiancés)»
situé au tout début du ballet. Stashkevitch est prévue sur le rôle
d’Angela, puisse Lopatin monter en grade à son tour dans la distribution
de ce ballet cousu pour ses talents!
Comme il se doit, autrement dit, pour respecter
la tradition, la deuxième distribution se révèle globalement plus
pâlichonne. Et c’est pourtant la plus vigoureusement «claquée» des
trois! Artem Ovcharenko est un très beau danseur, que l’on sait
enthousiasmant, plus proche en réalité du personnage de Marco Spada que
David Hallberg. Il se glisse d’ailleurs sans mal dans la peau du roué
sympathique comme dans celle de l’aristocrate. Pourtant, après le
panache d’Hallberg, sa prestation, entachée de quelques malheureux
déséquilibres, paraît, sinon terne, du moins accuser quelque peu la
fatigue. Même si l’on est loin de l’enchantement provoqué conjointement
par Obraztsova et Chudin, Kristina Kretova tire assez bien son épingle
du jeu dans le rôle d’Angela, grâce à une technique affûtée et une
vivacité communicative, tandis qu’Artemy Belyakov s’impose comme un
jeune danseur prometteur dans le rôle du Prince Frederici. La déception
viendrait plutôt, et pour des raisons exactement inverses, de Ekaterina
Shipulina, fine technicienne certes, mais sans verve ni sel particuliers
dans le rôle de la Sampietri, et de Denis Savin en Pepinelli, excellent
comédien - ça, on le savait -, mais pour qui la langue de Lacotte
semble rester peu ou prou une langue étrangère.
Avec Igor Tsvirko, héros de la troisième
distribution, Pierre Lacotte aura enfin trouvé «son» Marco Spada.
Tsvirko, simple soliste du Bolchoï et récent médaillé du concours de
Moscou, est un danseur comme on n’en fait plus, un vrai danseur de
demi-caractère, terriblement humain, tout à la fois aérien et terrestre,
l’idéal pour ce rôle double de bandit aristocrate. Léger, bondissant,
amusant, généreux, élégant - on se perd en épithètes louangeuses - et…
absolument aimable, depuis l’instant de son entrée en scène jusqu’à sa
mort, interprétée avec une émotion qu’on n’avait pas un instant perçue
chez ses collègues. Ekaterina Krysanova, radieuse – et bien plus «prima
ballerina» qu’on ne l’aurait cru -, est de son côté impressionnante de
charme et de virtuosité dans le rôle d’Angela. Elle offre également un
joli travail du bas de jambe, avec des pointes délicates et des
positions très soignées. La seule (petite) réserve concerne son
incarnation de la reine des Bandits à l’acte III où elle se montre sans
doute un peu trop légère et éthérée. David Hallberg retrouve, avec le
rôle de Frederici, son emploi naturel de prince, et, sans vouloir l’y
enfermer, il faut bien dire qu’il est, dans ce type de personnage,
incomparable. Kristina Kretova convainc de son côté davantage dans le
rôle de la Marquise, qu’elle agrémente, comme Olga Smirnova, d’une
préciosité de bon aloi, que dans celui de la jeune fille pure et
ingénue. Andreï Merkuriev vient compléter, dans le rôle de Pepinelli, ce
magnifique quintette, et même s’il n’a pas la fougue juvénile d’un
Tsvirko dans le même rôle, cela reste un bonheur de retrouver ce
danseur, à la fois sympathique et charismatique, trop peu distribué au
regard de son énorme talent. On soulignera enfin la prestation vive et
pleine de piquant de Maria Vinogradova, aux côtés de Denis Medvedev,
dans le pas des fiancés du premier acte.
Bénédicte Jarrasse © 2013, Dansomanie
David Hallberg (Marco Spada)
Pour cette entrée au répertoire, qui est
quasiment une (re)-création, le Bolchoï avait mis les petits plats dans
les grands. Le décor et les costumes ont été réalisés sur les mêmes
modèles qu'il y a trente ans à Rome, mais avec un soin et une finition
incomparablement supérieurs. La scénographie a été conçue comme au
dix-neuvième siècle, sous forme d'une succession de plans peints en
trompe-l'oeil sur des toiles. Les ateliers du Bolchoï ont fait des
merveilles, et l'illusion du volume est totale. Le travail le plus
admirable a été fourni pour la scène de bal du second acte. Les lustres
paraissent pendre des cintres, alors qu'ils sont dessinés à plat, et
habilement éclairés par transparence, depuis les coulisses, pour faire
coire à la présence de chandelles véritables. De la magie pure. Les
costumes eux aussi sont très beaux, coupés dans des matériaux qui
tombent bien, et qui tranchent agréablement avec l'aspect synthétique de
ceux utilisés à Rome et à Paris. La direction du Bolchoï, qui semble
décidée à faire de Moscou la capitale du ballet français romantique, en
programmant un ouvrage qui aurait «naturellement» sa place au Palais
Garnier, n'a pas lésiné sur les moyens et a investi beaucoup d'argent
dans ce «nouveau» Marco Spada.
Elle s'est, en retour, assurée pour sept ans de l'exclusivité de la
production, appelée à devenir l'un des chevaux de bataille de la troupe
russe.
Pour la première, Pierre Lacotte a réuni une
distribution presque idéale, en faisant appel à l'élite des solistes du
Bolchoï. A Rome en 1982, le duo féminin était déséquilibré, dominé par
l'Angela souveraine de Ghislaine Thésmar. Il est toutefois vrai que
l'enregistrement vidéo qui témoigne des représentations italiennes fait
appel, pour la Marquise Sampietri, à Lucia Colognato - à la danse au
demeurant fort correcte - alors que le soir de la création, c'est
Francesca Zumbo qui dansait et donnait vraisemblablement une réplique
plus énergique à sa comparse de l'Opéra de Paris.
A Moscou, Pierre Lacotte renoue avec les origines
du ballet, qui mettait largement en scène la rivalité entre deux divas
de l'Opéra de Paris, Amalia Ferraris et Carolina Rosati. De fait, on
assiste, sous le charme, à un duel (pacifique) entre la blonde Evguénia
Obraztsova (Angela) et la brune Olga Smirnova (La Marquise Sampietri),
toutes deux venues... de Saint-Pétersbourg. On a d'ailleurs du mal à
comprendre comment le Mariinsky a pu laisser échapper pareilles perles.
Si Mlle Obraztsova est une artiste déjà confirmée, Mlle Smirnova, dont
le potentiel est immense, est appelée a devenir l'une des plus grandes
danseuses de demain, et à prendre la succession de la génération des
Maria Alexandrova et autres Svetlana Zakharova. Les deux ballerines ont
des tempéraments bien contrastés, l'une plus douce, avec une gestuelle
moelleuse, l'autre plus piquante, plus autoritaire, ce qui favorise la
compréhension d'une histoire par ailleurs passablement tirée par les
cheveux. Pierre Lacotte, lui, embrouille un peu les choses au second
acte, quasi-exempt de pantomime. Il se transforme (hommage à la Russie
oblige?) peu ou prou en une sorte de divertissement «à la Petipa», sans
lien véritable avec l'action dramatique, destiné avant tout à mettre en
valeur le corps de ballet. On ne s'en plaindra pas trop, car le Corps de
ballet du Bolchoï s'impose aujourd'hui comme un modèle d'excellence,
quasiment sans rival au monde, tout du moins dans le grand répertoire
romantique. On assiste ébahis à une démonstration de savoir-faire
technique, de discipline et d'enthousiasme, et il est réjouissant de
constater que le moral de la troupe n'a apparemment pas été affecté par
les regrettables affaires qui ont récemment secoué le Bolchoï. Sergueï
Filin, le «patron» était d'ailleurs présent dans la salle pour s'assurer
de la bonne marche du spectacle et affirmer son autorité, après
plusieurs mois d'absence.
Chez les hommes, l'affiche était largement
dominée par le formidable Prince Frederici (l'amoureux d'Angela, mais
supposé épouser la Sampietri!) de Semion Chudin, qui possède une
batterie d'une vivacité et d'une précision exceptionnelles, digne des
plus illustres représentants de l'école française. Igor Tsvirsko est un
Comte Pepinelli (qui, lui, en pince vraiment pour la fringante Marquise)
de la même eau ; il doit, dès aujourd'hui, faire également ses débuts
dans le rôle-titre, en remplacement de Vladislav Lantratov, malade. Mais
pour la première, le personnage de Marco Spada, prince-brigand, était
incarné par le transfuge de l'American Ballet Theater passé - ironie de
l'histoire - à l'Est, David Hallberg, qui reprenait le rôle d'un Russe,
Rudolf Noureev, réfugié à l'Ouest... L'interprétation de David Hallberg
est aux antipodes de celle de Noureev. Il est un danseur presque trop
noble pour un rôle qui flirte avec le demi-caractère et l'esprit de la
commedia dell'arte. Noureev, lui, en rajoutait dans l'autre sens, allant
jusqu'au cabotinage, pour masquer quelques faiblesses techniques
apparues alors qu'il commençait à souffrir sérieusement des premiers
effets de la maladie qui allait l'entraîner dans la mort dix ans plus
tard. Marco Spada est une figure ambivalente ; Hallberg en saisit
parfaitement la facette princière, grand seigneur, au coeur généreux,
mais le brigand, qu'il se doit également d'être, lui échappe. Artem
Ovcharenko, qui lui succèdait dans la seconde distribution, est, sur le
plan dramatique, plus en adéquation avec le rôle. M. Ovcharenko, qui
possède lui aussi une excellente technique, accusait ici ou là un peu de
fatigue, compensée par un vrai talent de comédien. Lui s'inscrivait
davantage dans la ligne tragi-comique tracée par Noureev. Artemy
Belaykov, prince altier et stylé, ne pouvait cependant rivaliser avec
Semion Chudin, à la virtuosité intouchable. Il en allait de même pour le
Pepinelli de Denis Savin, un peu en retrait en regard de celui d'Igor
Tsvirsko. Ekaterina Shipulina était une Marquise pétulante, débordante
de vitalité. Kristina Kretova (Angela), qui lui donnait la réplique, est
également une belle artiste, mais qui n'évolue pas tout à fait dans la
même catégorie qu'Evguénia Obraztsova, véritable star internationale de
la danse. De plus, sur le plan du caractère, Mlles Kretova et Shipulina
ne sont pas apparues aussi nettement distinctes que ne l'étaient
Evguénia Obraztsova et Olga Smirnova le soir de la première, ce qu'on
peut regretter. Parmi les seconds rôles, on signalera le délicieux
couple de «petits fiancés» campé par Anastasia Staskhevitch (qui, comme
on avait déjà pu le voir à Londres cet été, a accompli des progrès
remarquables et ne se contente plus d'être la «doublure» un peu falotte de Nina Kaptsova) et Vyacheslav Lopatin, le soir du 8
novembre.
Le dernier bonheur sera venu de la fosse, avec un
orchestre vif et nuancé. Dirigé par Alexeï Bogorad, il nous a restitué
une partition aux couleurs chatoyantes, qui fait quelques emprunts, à
l'acte II, a d'autres ouvrages d'Auber (La Muette de Portici pour la scène de la Farandole et Fra Diavolo
pour la variation de Marco Spada, si nos oreilles ne nous ont pas
trahis), Là aussi, il s'agit d'une véritable redécouverte, après le
massacre commis par l'épouvantable fanfare qui sévissait à l'Opéra de
Rome il y a trois décennies.
Le dimanche 10 novembre, on retrouvait David
Hallberg, mais cette fois, dans le rôle du Prince Frederici, qui lui
correspond plus naturellement que celui de Spada. David Hallberg est un
danseur de classe internationale, au physique très noble, et qui, ici,
pouvait donner toute la mesure de son talent. Techniquement, il est
apparu plus sûr, plus propre que le soir de la première, même si le rôle
de Frederici n'offre pas tout à fait le même niveau de difficulté que
celui de Spada. Et pour ne rien gâcher, M. Hallberg s'est cette fois
aussi montré bon acteur, ne se contentent pas des sourires de
circonstance qu'appelle un tel rôle. Du point de vue du jeu, le
troisième acte était particulièrement bien réussi : on pouvait lire sur
le visage du danseur les doutes qui saisissent Frederici, lorsqu'il
comprend que Spada vient de sacrifier sa vie pour lui permettre
d'épouser Angela. Le remords et la dose de mauvaise conscience qui
doivent animer le Prince face au prix à payer pour cet hymen conclu dans
le sang, étaient remarquablement restitué. On retrouvait ici le David
Hallberg grand comédien que l'on avait découvert il y a quelques années à
Paris, lors d'une stupéfiante représentation de La Table verte de Kurt Jooss, au Châtelet, avec l'American Ballet Theater.
Pour la plus grande joie du public, toute
l'affiche était du même niveau. Igor Tsvirko, qui s'était déjà distingué
lors de la première en Comte Pepinelli, a su parfaitement s'approprier
le redoutable rôle-titre. Il a maîtrisé aussi bien les terribles
difficultés techniques de la chorégraphie de Pierre Lacotte, conçue dans
un style pourtant peu familier à un danseur russe, que la complexité
dramatique du personnage du prince-brigand, tour à tour altier et
rustaud.
On soulignera aussi les mérites d'Andrey
Merkuriev, le Pepinelli de cette troisième représentation. Merkuriev
possède une très forte personnalité, et s'impose dès son entrée en
scène. Lui aussi est un excellent acteur, à la gestuelle ample, claire,
et qui sait utiliser au mieux l'espace disponible. C'est aussi un bon
partenaire, qui a composé avec la Marquise Sampietri de Kristina Kretova
un duo explosif.
L'équilibre entre les deux rôles principaux
féminins était idéal. Ekaterina Krysanova (Angela) et Kristina Kretova
apparaissaient comme les deux facettes d'un même personnage : tendre et
ingénu tout d'abord, puis vif et espiègle ensuite. La Sampietri peut en
quelque sorte se définir comme le «modèle» à atteindre par Angela comme
cela est explicité dans la scène de la «leçon de danse», où la première
inculque à la seconde ce qu'il convient de savoir pour participer au
grand bal qui s'annonce. Au troisième acte, Angela a forgé son caractère
auprès des brigands, après avoir découvert la double vie de Marco
Spada, son père, et peut maintenant affronter le monde.
Ekaterina Krysanova et Kristina Kretova
rivalisent d'énergie ; leur bonheur de danser est communicatif, et les
Prime donne entraînent avec elles tout le corps de ballet, d'une grande
vitalité, mais également parfaitement discipliné.
Chez les seconds rôles, le couples de Fiancés
(pendant «populaire» de la paire aristocratique) était dominée par Maria
Vinogradova, autre valeur montante de la troupe du Bolchoï.
Enfin, coup de chapeau à Alexeï Loparevitch, dont
la stature impressionne toujours autant. Ce danseur - un des vétérans
du Bolchoï (il a intégré la compagnie il y a 32 ans) - est spécialisé
dans les rôles de caractère. S'il est surtout connu pour son incarnation
de Don Quichotte, il a campé ici un Frère Borromée truculent et drôle,
qui a ravi les plus jeunes spectateurs.
Romain Feist © 2013, Dansomanie
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propriété
intellectuelle.
Evguénia Obraztsova (Angela)
Marco Spada
Musique : Daniel François Esprit Auber
Chorégraphie, décors et costumes : Pierre Lacotte, assisté d'Anne Salmon et de Gil Isoart
Lumières : Damir Ismagilov, assisté de Jacques Giovanangeli
Marco Spada – David Hallberg (08/11) / Artem Ovcharenko (09/11) / Igor Tsvirko (10/11)
Angela – Evguénia Obraztsova (08/11) / Kristina Kretova (09/11) / Ekaterina Krysanova (10/11)
La Marquise Sampietri – Olga Smirnova (08/11) / Ekaterina Shipulina (09/11) / Kristina Kretova (10/11)
Le Prince Frederici – Semion Chudin (08/11) / Artemiy Belyakov (09/11) / David Hallberg (10/11)
Le Comte Pepinelli – Igor Tsvirko (08/11) / Denis Savin (09/11) / Andreï Merkuriev (10/11)
Frère Borromée – Alexeï Loparevitch
Le Prince Osario – Andreï Sitnikov
La Fiancée – Anastasia Stashkevich (08/11) / Daria Khokhlova (09/11) / Maria Vinogradova (10/11)
Le Fiancé – Vyacheslav Lopatin (08/11) / Mikhail Kochan (09/11) / Denis Medvedev (10/11)
Ballet du Bolchoï de Moscou
Orchestre du Bolchoï de Moscou, dir. Alexeï Bogorad
Vendredi 08, samedi 09 et dimanche 10 novembre 2013, Théâtre du Bolchoï, Moscou
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