Pourquoi avoir choisi ce conte d’Andersen comme argument de votre ballet?
Il
y a des titres que j’attrape, qui me tournent dans la tête,
que je note dans mon bloc notes, parce que ce sont des thèmes qui
me parlent. Honnêtement, je n’étais pas très
sûr de mon choix quand Jean-Christophe m’a proposé
de faire une création ici. Je n’étais pas
très sûr non plus du format, de la manière dont se passe une création
ici, de la manière de procéder, etc…
L’idée du Baiser de la Fée
avait été lancée auparavant, et j'avais
été en négociations avec le
Théâtre Mariinsky à ce sujet. Même si ces
négociations ont été interrompues,
c’était donc une chose qui me trottait dans la tête.
Je m'étais donc déjà trouvé dans une
situation similaire, à réfléchir à une
telle création, lorsque Jean-Christophe m’a proposé
de venir travailler ici, et avec le temps lorsque j’ai
commencé à comprendre le format attendu. Au départ,
j’étais venu avec une autre idée, mais à partir du moment
où j’ai vu la compagnie, les danseurs, les circonstances,
le choix a évolué et l’idée a
commencé à naître, à germer, et a donc
généré ce qui est devenu cette
création. Evidemment, si cela se passait aujourd’hui,
maintenant que je connais l’environnement et les danseurs, le choix
aurait pu être tout de suite différent, mais je suis
content que cela se soit passé comme cela.
C’est donc en partie
l’influence et l’apport des danseurs des Ballets de
Monte-Carlo qui vous a orienté vers ce type de programme?
Le
titre m’était venu auparavant, mais cette création
précise n’aurait pu naître qu’ici, avec
ces danseurs-là. Si j'avais eu affaire à d’autres
danseurs, cela aurait été totalement
différent : la chorégraphie, la scénographie, les
costumes, probablement tout le reste aussi. Cette création
est vraiment engendrée par la qualité des danseurs
d’ici.
C’est justement votre
habitude de travail d’écouter les propositions des
danseurs ou vous arrivez avec un cadre très écrit et
considérez les danseurs comme des
«instruments» à votre disposition pour votre
œuvre?
Bien
entendu, j’aime beaucoup quand les artistes font preuve
d’une grande initiative, parce qu’à partir de
là, on peut créer ensemble quelque chose.
Dès qu’il y a un jeu de questions/réponses, on va
beaucoup plus loin. Maintenant, il m’est arrivé de
travailler différemment, lors de créations dans des
écoles de danse, où les étudiants ne sont pas
assez libérés, ou peut-être pas suffisamment
expérimentés, même si ce sont des professionnels,
ou lorsque, au contraire, je fais face à de grandes stars,
qui ont un statut bien établi [sourire]… Il y a
différents types de situations et en fonction de cela, il faut
adapter sa méthode de travail. Nous avons une partie dans ce
spectacle où je leur ai donné une matière, un
thème, pour qu’ils puissent, eux, improviser
là-dessus et m’apporter quelque chose. Evidemment, tout le
monde veut danser dans un solo - heureusement, ils ne sont pas nombreux
-,
et nous avons pu construire quelque chose où tout le monde est
visible. C’est vraiment le fruit de leur travail qui a conduit
à cela.
Justement que vous ont
précisément apporté les danseurs? Qu’ont-ils
de particulier dans leur esprit ou leur technicité?
Ils
ont une grande individualité. Ils ont des personnalités
très, très prononcées, et évidemment ils
sont devenus très proches. Ils sont entrés dans mon
cœur, et c’est finalement difficile de se dire adieu
étant donné qu’on a passé un moment
très fort ensemble. Ce sont de vrais individus.
Comment aimeriez-vous qu’on définisse votre style chorégraphique?
En
ce moment, il me plait de travailler sur la narration.
Pas narration au sens des grands ballets narratifs comme le Lac des Cygnes ou Spartacus,
mais narration au sens de quelque chose qui raconte une histoire. La narration donne un
cadre, et les mouvements et l’état
d’esprit des danseurs sont conditionnés par ce cadre. J’aime le poids de la gravitation,
j’aime l’inertie, j’aime travailler sur le principe
de forces. Maintenant je ne peux pas dire, de par les différents
spectacles que j’ai faits, qui sont complétement
différents les uns des autres, que j’ai un style particulier,
même s’il y a toujours quelque chose de commun qui
reste.
Dans cette création, nous avons notamment conçu un univers qui est
subaquatique, immergé, comme l’Atlantide. Alors
forcément, les mouvements deviennent beaucoup plus lourds, comme
à travers l’eau, pour rendre ce monde mystique et mythique
des fées, qui évoluent ici sous l’eau. Et pour
moi, c’était presque une surprise, car c’est
l’histoire conçue de cette manière qui a
influencé ma chorégraphie, et tout à coup, je me
suis mis à écrire des choses correspondant à cet
état subaquatique! [rires]
Quand on associe danse et Russie, on
pense immédiatement aux grands ballets du répertoire
classique. Comment êtes-vous arrivé à franchir
cette frontière, et à devenir aussi «atypique»?
Depuis l'enfance, je suis intéressé
par… En fait, dès que j’ai pris conscience de ce
qu’était l’art de la danse, je me suis intéressé à la danse moderne,
étant donné que pendant une très longue
période, elle a été
«séquestrée» et pas vraiment
autorisée en Russie. Et donc dès le début,
j’ai commencé à creuser au-delà de
l’esthétique que j’aime dans la danse classique.
J’ai commencé à m’intéresser aux
maîtres européens, au niveau de l’énergie,
à voir comment ils la travaillent. Tout ce qui n’existe pas vraiment
dans la danse classique. Sachant que je respecte et que j’aime
toujours beaucoup les lignes classiques!
Mais
il faut aimer toute la danse. J’ai notamment étudié
dans mon cursus la danse folklorique, qui est une
matière extrêmement riche, beaucoup plus
liée à la danse contemporaine qu’on ne le pense. Il
y a énormément à apprendre de cette danse
folklorique, dite «populaire» alors que c’est un
puits de sources d’énergies immense. Ces danses qui nous
semblent être des danses de styles différents ont en fait
toutes
quelque part une source commune.
Est-ce un trait de votre
caractère de vouloir explorer toute les formes de la danse, du
classique au contemporain, et de l’interprétation à
la chorégraphie?
Oui,
évidemment, je me nourris de tout. Je suis aussi très
intéressé par les arts plastiques, par les musées,
la peinture, Chagall… Je vais certainement faire quelque chose
sur Chagall. En tout cas, j’aime aller puiser ma substance de tous
les côtés.
Après avoir
été récompensé plusieurs fois en tant
qu’interprète, rêvez-vous toujours de danser de
nouveaux rôles, sur de nouvelles scènes? Ou vous
êtes aujourd’hui totalement tourné vers vos propres
créations?
Bien
entendu, j’aime, j’aime beaucoup danser. Il se trouve
qu’en Russie, il n’y a que quatre compagnies soi-disant de
danse contemporaine. J’ai dansé un certain nombre
d’années des rôles classiques ou
néo-classiques, mais au bout d’un moment, j’avais
envie de faire quelque chose d’autre. Et c’est le manque de
danse que j’aurais voulu interpréter qui a fait que je me
suis mis à créer. Et ce que j’ai commencé
à créer s’est avéré presque
«nécessaire» pour certaines personnes. Il arrive
parfois que je montre des mouvements en répétition et
qu’on me dise «mais tu ne pourrais pas le danser
toi-même?». Et après, quand je danse, on me dit
«mais tu ne pourrais pas en refaire la
chorégraphie?». Donc je suis constamment et
continuellement sur un balancier entre danser et chorégraphier.
Mais je comprends tout à fait qu’on ne peut pas être
assis entre deux chaises : le chorégraphe doit justement
rester assis sur sa chaise et se projeter dans autre chose que dans
soi-même. Il doit se projeter dans la création au travers
de ses danseurs.
Ce n’est pas trop difficile
justement de créer ces rôles et de les abandonner à
d’autres quand on aime à ce point danser?
Non,
ce n’est pas difficile, mais c’est vrai que c’est
difficile de comprendre que tu ne danseras plus. Je donne volontiers,
je donne tout, je ne garde rien pour moi, et à aucun moment je
ne me suis dit que je danserais mieux qu’eux! Non, jamais!
Mais… quand je regarde les répétitions des autres
chorégraphes, par exemple les répétitions de
Jean-Christophe, j’ai envie! J’ai envie de danser et non
pas de rester assis!
Vous rêvez donc de danser ici, à Monte-Carlo?
Peut-être…
on verra, on ne sait jamais ce que l’avenir peut nous apporter.
Je pense en particulier au fait que Jean-Christophe a fait une petite
pièce avec Kylián récemment, et donc tout peut
arriver. C’est pour moi un indice que tout peut arriver à
n’importe quel moment!
Pour revenir au présent :
auriez-vous une deuxième clé de lecture, outre la
partie aquatique, pour la création qui va être
donnée dans quelques instants?
L’idée
qui est peut-être la plus importante pour moi, et qui ne sera
peut-être pas visible immédiatement pour le spectateur,
est que l’être aimé, pour qu’il puisse
respirer, pour qu’il puisse vivre, il faut savoir le laisser. Non
pas laisser au sens d'abandonner, mais il faut parfois se sacrifier en quelque
sorte.
Donc une crainte de ne pas être totalement compris, même avec un ballet narratif?
J’ai
tout fait pour que les spectateurs comprennent. Parfois trop
peut-être pour mon souhait. Maintenant, je ne pense pas en
permanence à ce qui est compréhensible ou non, car, avant
tout, le but est qu’ils prennent du plaisir. Parce que la
narration ici n’est pas comme dans les grands ballets dramatiques
des années 70 en Russie ou en Allemagne qui racontaient vraiment
une histoire. Là, il y a bien une narration, mais c’est
plus un sujet, une trame. Ce n’est pas une histoire de bout en
bout que l’on doit comprendre pour pouvoir apprécier le
ballet.
Un dernier mot?
L’autre
idée repose sur le fait que cela ne se passe malheureusement pas
toujours comme on le voudrait, dans le monde, et dans la vie…
[grave] L’histoire reflète un petit peu cela, ce
n’est pas qu’un spectacle de ballet où il y a un
happy end attendu, ici on montre une autre facette de la
réalité…
Propos recueillis par Xavier Troisille
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Le Baiser de la fée (chor. Vladimir Varnava)