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critiques et comptes rendus
Ballets de Monte-Carlo

21 juillet 2016 : L'Enfant et les sortilèges (Verbruggen) / Le Baiser de la fée (Varnava)


L'Enfant et les sortilèges (chor. Jeroen Verbruggen)


"L'été danse" aux Ballets de Monte-Carlo au travers de deux programmes rapprochés en cette fin juillet, toujours dans le cadre du trentième anniversaire de la compagnie, dont le premier proposait le 21 deux créations, confiées à Jeroen Verbruggen avec L'Enfant et les Sortilèges et à Vladimir Varnava avec Le Baiser de la Fée, avant une reprise de Roméo et Juliette de Jean-Christophe Maillot.

L'émotion de l'attentat de Nice survenu quelques jours auparavant était bien palpable, avec mise en place dans ce pays limitrophe de nouvelles mesures de sécurité pour l'accès à l'Opéra. La soirée fut introduite par quelques mots de Jean-Christophe Maillot venu rendre hommage aux victimes, mais aussi rappeler des valeurs de tolérance et d'humanité établissant le parallèle avec la composition de sa propre compagnie, puis annonçant le versement de la recette aux familles des victimes.

Les deux chorégraphes ayant eu carte blanche de la part du directeur de la compagnie, il en résulte une soirée n'appelant pas de lien particulier entre les deux œuvres présentées, jusque dans le programme présentant deux affiches (la première en une, la seconde en quatrième de couverture). Pourtant les deux choix présentent des similitudes, tant au niveau de l'argument renvoyant au thème de l'enfance (un "opéra pour enfants" de Colette et un conte d'Andersen) et à un imaginaire fantastique, qu'au niveau du traitement qui s'en éloigne rapidement, les réinterprétant en profondeur, pour en délivrer deux visions dures, adultes, voire pessimistes. Côté histoire de la danse, on pourra citer la filiation avec les Ballets Russes et la première du Baiser de la Fée le 27 novembre 1928 sur une chorégraphie de Bronislava Nijinska, et avec George Balanchine, qui a chorégraphié les deux pièces, The Fairy's Kiss en 1937 et The Spellbound Child - cette dernière en 1946, du moins officiellement car, si la pièce n'est pas reconnue comme une création des Ballets Russes, c'est bien ce même George Balanchine qui a créé les séquences chorégraphiques de la première de L'Enfant et les Sortilèges, donnée le 21 Mars 1925 à... l'Opéra de Monte-Carlo.

L'Enfant et les sortilèges
L'Enfant et les sortilèges (chor. Jeroen Verbruggen)

Différence d'attente également pour les deux chorégraphes : celle d'une confirmation pour l'ancien danseur monégasque, après son Kill Bambi ici même ou son Casse-Noisette revisité pour le Grand Théâtre de Genève, celle de la découverte pour le jeune chorégraphe russe, à la trajectoire météorique (plus jeune danseur à remporter le Masque d'Or, déjà chorégraphe pour Igor Kolb ou Svetlana Zakharova), et présenté ici pour la première fois.

La soirée s'ouvre donc avec L'Enfant et les Sortilèges, création sur l'opéra de Maurice Ravel et sur un argument de Gabrielle Colette issu d'une commande de Jacques Rouché, directeur de l'Opéra de Paris en 1916. Pendant le long et vagabond processus de création, cette dernière apostrophait en 1919 par voie épistolaire Ravel ainsi : "Qu'une terrifiante rafale de music-hall évente la poussière de l'Opéra !"... Il en résulte une fantaisie lyrique surchargée : 2 chœurs et 20 solistes, un orchestre agrémenté d'instruments étranges (râpe à fromage ou flûte à coulisse) pour figurer les onomatopées du texte, une suite de styles divergents, du foxtrot à la polka, du menuet à la fugue, le tout en seulement 45 minutes. Sans compter la multiplication des effets ou des utilisations "contre-tessiture" de certains instruments (la contrebasse contrainte de jouer en harmoniques par exemple lors de l'introduction), toute l’œuvre regorge de subtilités pour retranscrire l'esprit du "Divertissement pour ma fille", fait d'humour, de distance et de légèreté, et de références partagées entre les deux auteurs, enfantines - la première d'entre elle étant la figure maternelle -, mais aussi celles d'une poésie animale, voire animiste.

L'Enfant et les sortilèges
L'Enfant et les sortilèges (chor. Jeroen Verbruggen)

Si Jeroen Verbruggen utilise bien l'orchestration de Ravel en la prolongeant légèrement et en lui adjoignant un extrait de Didon et Enée de Purcell, il réinterprète en profondeur la fable initiale, tant sa tonalité que son propos. Certes personnages subsistent, comme la trame narrative globale, mais la moitié des séquences sont soit gommées, soit juste effleurées, à commencer par la Mère simplement figurée, ou l'écureuil totalement absent, démonstration de l'absence de vision rédemptrice. Quant à l'enfant, il est projeté dans l'adolescence - ses angoisses, ses fantasmes et ses souffrances -, voire dans l'âge adulte, celui dans lequel on tente, vainement, de guérir les blessures de l'enfant qui subsiste en chacun de nous.

L'Enfant et les sortilèges
L'Enfant et les sortilèges (chor. Jeroen Verbruggen)

La pièce s'ouvre sur un solo de l'enfant, en tenue christique, vêtu d'un simple slip bouffant et zébré, qui marque d'emblée par une gestuelle extravagante, poignante et particulièrement douloureuse. Le ton inquiétant est donné, et l'absence de la mère, seulement représentée par deux immenses jambes «cartoonnesques» tombées des cintres, renforce l'impression de solitude et d'abandon. C'est dès lors un être livré à lui-même, cheminant vers une découverte de soi et l'affrontement de ses propres tourments autodestructeurs, qui va rythmer les scènes de la pièce par ses multiples interventions en solo, bien plus que la suite des séquences narratives figurant l'œuvre de Ravel. Les personnages secondaires sont très peu dansants, malgré un parti-pris d'abstraction (exit les meubles et accessoires, remplacés par des échelles d'acrobates, larges et plates, utilisées comme telles mais aussi comme des échasses, des barrières d'un pré ou un brancard). Ils servent essentiellement à peupler l'univers fantasmagorique des troubles de l'enfant, sans cesse malmené et bousculé, malgré quelques tentatives de révolte, couteau en bois à la main, qui ne lui servira qu'à transpercer une photographie de son propre abdomen derrière laquelle se reflète sa princesse inaccessible.

L'Enfant et les sortilèges
L'Enfant et les sortilèges (chor. Jeroen Verbruggen)

Le chorégraphe néglige un peu les nombreuses possibilités offertes par la partition en matière d'effets de style, même si on note quelques belles réussite - paradoxalement dans les registres les plus «classiques» -, ceux dans lesquels les danseurs de la compagnie sont davantage dans leur élément, tels l'épisode du fauteuil et de la bergère (rebaptisés
«sofa»), et surtout l'émouvant pas de deux avec la princesse, vêtue comme un mouton rose éthéré. Quelques scènes d'ensembles, rondes des bergers et bergères en pointes, mais aussi processions, combats agressifs, portés acrobatiques ou présentation finale à la Béjart dans Le Mandarin Merveilleux et sa multitude de femmes en tenues suggestives et talons aiguilles, retiennent l'attention. Le passage le plus symptomatique de cette relecture est sans doute le duo de chats, rappelant celui de la Blanche-Neige de Preljocaj, plongé dans un univers de fantasmes teintés de sadomasochisme avec cuirs noirs et fouets brandis. Bien que non-dansants, les deux «félins» exercent une véritable fascination sur l'Enfant.

L'Enfant et les sortilèges
L'Enfant et les sortilèges (chor. Jeroen Verbruggen)

Le contraste est particulièrement fort entre le rôle principal, aussi flamboyant, porté par un récital de mouvements amples et puissamment évocateurs, au corps mis en exergue par les photographies d'Alice Blangero constituant une grande part du décor, et le reste de l'univers bien plus terne, assez peu aidé en cela par les costumes et la scénographie décevante d'On Aura Tout Vu, qui nous avait habitués à beaucoup mieux que ces reprises des collants tatoués et des masques bulles de créations précédentes ou ces masques de batraciens en carton-pâte assez inesthétiques. Angoissant, véhiculant sans cesse un malaise certain, beaucoup plus introspectif et personnel que narratif ou incarnation des mots d'un autre, ces maux mis en danse nous offrent une vision très égo-centrée, et un ballet plus monolithique que bigarré, auquel on peine donc à s'identifier et à adhérer pleinement, malgré l'intérêt pour cet univers particulier, un certain penchant pour l’inhabituel, et la justesse de mise en scène et d'interprétation de ce type d'émotions rarement jouées. L'interprétation, justement, révèle Daniele Delvecchio, magnétique dans le rôle principal, souligne les qualités d'Anjara Ballesteros en pure princesse-ballerine et offre quelques moments plaisants à Anna Blackwell et Christian Tworzyanski.


La deuxième partie de ce long programme est donc offerte à Vladimir Varnava, qui, après avoir remporté de nombreux suffrages en tant que danseur, se distingue dorénavant comme chorégraphe malgré ses 27 ans. Pour sa première création à Monte-Carlo, il choisit de revisiter Le Baiser de la Fée, ballet en un acte d'Igor Stravinsky daté de 1928 et inspiré par quatre compositions de Tchaïkovsky. Il s'appuie sur une musique elle-même revue par Alexandr Karpov, modernisant la partition de sonorités actuelles et créant une alternance de mouvements symphoniques et de trames de pulsations dans les graves. Il choisit un découpage en quatre tableaux et surtout dynamite de fond en comble l'histoire en la centrant sur les fées, leur monde, leurs bienfaits, leurs méfaits et le prix de leur mansuétude.

Le Baiser de la fée
Le Baiser de la fée (chor. Vladimir Varnava)

Chez le chorégraphe, les fées sont des créatures aquatiques, anges déchus ayant sombré dans les profondeurs d'un océan bouillonnant et obscur, que n'éclairent que leur baiser, au figuré, dans le sens où il donne et reprend la vie aux humains, mais aussi au propre, par une pièce lumineuse transmise par la bouche de danseur à danseur. Dans des combinaisons en latex travaillé de la styliste Galya Solodovnikova, aux textures mises en relief par les éclairages mais aussi des renforts aux articulations osseuses saillantes, ces créatures mi-sirènes, mi-divines sont étonnamment expressives malgré leurs masques sur le visage, qui laissent tout de même s'exprimer les traits et expression des visages. Leur gestuelle est lente et alourdie par cet environnement aquatique qui interpelle d'emblée par son côté novateur. La transition avec le monde des hommes se fera par la représentation du naufrage en cours d'une famille, peu importe son extraction, royale ou de pêcheurs, dont la mort des parents sera figuré par de simples marionnettes de couleurs vives, puis un enterrement processionnaire atemporel au pas presque... réjouissant. C'est drôle et touchant, improbable, et pourtant cela fonctionne à merveille.

Le Baiser de la fée
Le Baiser de la fée (chor. Vladimir Varnava)

La scène suivante est celle de l'anniversaire de la fille, à l'âme endormie, que son frère ne parviendra pas à égayer, dans une pièce de bois penchée, mi chalet de montage en chute libre, mi cambuse de navire en cours de naufrage. Par contraste, cette fête est triste, voire douloureuse, et l'inanité de la jeune femme à la chevelure rose vif, rappelant de loin le spectre de la rose, donne lieu à quelques scènes cocasses lorsque les fées malicieuses, voire pernicieuses, s'invitent dans la pièce. Cette partie, qui s'étire en quelques longueurs, est l'occasion pour le chorégraphe de démontrer tout son potentiel de mise en scène, par des multitudes de poses utilisant l'espace, les murs, les accessoires, et jouant sur les contrastes de couleurs, de lumières ou d'ombres, comme ce joli moment furtif où celle de la tête de l'homme toute ronde laisse place à celle de la femme, et son chapeau pointu de cotillon préfigure de l'issue de la pièce. Les références sont nombreuses mais souvent indirectes, jamais démonstratives, et vont bien au-delà de la danse pour couvrir de nombreuses formes d'arts vivants : théâtre, mime, magie, voire scènes de cinéma. Cette longue séquence introduit le drame, le rapt de la jeune femme par les fées et la plongée dans une trappe de l'homme, violemment fermée par la reine des fées, tandis que ses congénères recouvrent la structure d'une mélasse onctueuse.

Le Baiser de la fée
Le Baiser de la fée (chor. Vladimir Varnava)

Place au monde des fées, joyeux et virevoltant, sur une étendue noire, nuit de pétrole, au milieu de gratte-ciels engloutis, figurant plus une Métropolis palafittique qu'une Atlantide perdue. Dans cet univers hors de tout espace-temps, la jeune femme s'animera enfin pour des défilés et rondes aériennes, tandis que son frère traversera le plateau épisodiquement, mimant un pas de patineur de plus en plus englué. Donnant lieu à une succession de soli des danseurs de Monte-Carlo dans un rond de lumière, dont certains très surprenants quand on connaît l'obédience classique de la compagnie, ce tableau s'achèvera par la conclusion tragique, du retour à la vie de la femme, rendue aux mondes des vivants par les fées, à la condition du sacrifice de l'homme. S'avançant seule face au public, grave et enfantine, elle donne à ce final la beauté d'une Vénus naissant au monde.

Le Baiser de la fée
Le Baiser de la fée (chor. Vladimir Varnava)

Soixante-dix minutes se déjà sont écoulées, et malgré quelques redites dans le deuxième tableau, il reste une sensation étonnante d'avoir vécu une histoire d'une grande richesse malgré très peu : peu de scènes, peu de décors, peu d'effets (malgré la transformation explosive d'un ours en peluche en géant sans tête plus qu'inquiétant), peu de danseurs différenciés (une femme, souvent endormie, un homme, souvent absent, et une dizaine de fées quasi identiques), une musique parfois binaire, et pourtant il se dégage une force narrative incroyable. La danse de Varnava est à l'unisson, elle exprime beaucoup avec peu, en détaillant des gestes portés souvent par une partie de corps plus que par des mouvements d'envergure : les doigts s'étirent au maximum, les épaules oscillent d'un danseur à l'autre pour finir en unisson, le tout bien aidé par les costumes qui les démarquent nettement. Jouant sur les contrastes entre mouvements restreints dans les instants de tristesse, qui confinent parfois au simple mime, et énergie libérée jusqu'au double-tour en l'air dans les moments de vie, il nous propose un langage chorégraphique nouveau, nourri de toutes les références possibles, mais destiné à actualiser un thème ou un propos.

Le Baiser de la fée
Le Baiser de la fée (chor. Vladimir Varnava)

Le parti-pris de cette revisite peut dérouter, mais la réussite visuelle est indéniable, car au-delà de la chorégraphie, sa poésie est délivrée par une grande force de mise en scène et une intensité théâtrale étonnante. Ce qui pourrait être objectivement reçu comme un défaut en revanche, au-delà d'un vague sentiment d'inabouti, bien plus par manque de temps que par manque d'idées d'ailleurs, et de potentiel non encore atteint, c'est un certain manque de mouvements, d'ensembles, de pas, bref de fluidité néo-classique, au travers de ce langage et de cette composition essentiellement narrative, quoiqu'abstraite. Mais cette pièce, malgré les défauts mineurs évoqués, nous révèle une personnalité à suivre, entre esthétisme du geste et théâtralité innée. Alvaro Prieto et Anne-Laure Seillan incarnent le couple principal avec beaucoup de justesse, mais ce sont bien les fées qui dominent le ballet, Mimoza Koike en tête en «petite fée», suivie du duo Markéta Pospíšilová / Alexis Oliveira.

Cette soirée intéressante, aux univers contrastés, donne l'occasion d'une conclusion similaire, même si ses motivations sont différentes à la lecture des deux pièces présentées : elle donne envie de revoir ces deux créateurs.

 


Xavier Troisille © 2016, Dansomanie





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Le Baiser de la fée
Le Baiser de la fée (chor. Vladimir Varnava)



L'Enfant et les sortilèges

Musique : Maurice Ravel
Texte : Sidonie-Gabrielle Colette
Chorégraphie : Jeroen Verbruggen
Scénographie et costumes : On aura tout vu, Yassen Samouilov, Livia Stoianova

Lumières : Samuel Thery

L'Enfant – Daniele Delvecchio
Le Sofa – Anna Blackwell, Christian Tworzyanski
L'Horloge – Asier Edeso
Le Thé – Alessandra Tognoloni, Melih Mertel
Le Feu – Elena Marzano, Gaëlle Riou
Les Bergers – Koen Havenith, Mikio Kato, Artjom Masakov, Le Wang
Les  Bergères – Frances Murphy, Kaori Tajima
La Princesse – Anjara Ballesteros
L'Arithmétique – Asier Edeso
Les Chats – Anna Blackwell, Christian Tworzyanski
Les Insectes– Alessandra Tognoloni, Gaëlle Riou, Elena Marzano
La Grenouille – Koen Havenith

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Le Baiser de la fée

Musique : Aleksandr Karpov
Chorégraphie : Vladimir Varnava
Dramaturgie : Konstantin Fiodorov
Scénographie et costumes : Galya Solodovnikova
Lumières : Samuel Thery

L'Homme – Alvaro Prieto
La Femme – Anne-Laure Seillla
La Petite fée – Mimoza Koike
Duo des fées – Markéta Pospíšilová, Alexis Oliveira
Les Trois fées cavalières – Alexis Oliveira, George Oliveira, Lucas Threefoot
Les Autres fées – Candela Ebbesen, Liisa Hämäläinen, Markéta Pospíšilová, Leart Duraku
Julien Guérin, Alexis Oliveira, George Oliveira, Bruno Roque, Lucas Threefoot

 Ballets de Monte-Carlo
Musique enregistrée

Jeudi 21 juillet 2016 , Opéra Garnier, Monaco


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