menu - sommaire



entretiens
Objectif Etoile - François Alu

15 juin 2016 : François Alu (Opéra National de Paris) invité de Dansomanie


François Alu, Premier danseur et coqueluche d'une bonne partie du public de l'Opéra de Paris, ne cache pas son ambition : accéder au plus haut grade de la hiérarchie, celui d'Etoile. Et dès le quatre juillet prochain, c'est au service de William Forsythe qu'il se mettra. Le chorégraphe américain l'a en effet retenu pour sa prochaine création, Blake Works 1, à l'Opéra Garnier. Retour sur un processus créatif complexe, qui a bien failli être brutalement remis en cause par une blessure malheureuse. Et un grand merci à Julien Benhamou pour nous avoir donné l'autorisation d'utiliser ses photos afin d'illustrer le présent entretien.




François Alu (portrait)

Vous allez participer à la prochaine création de William Forsythe, dont le titre est Blake Works I. Comment ont débuté les répétitions?

On a commencé à travailler sur cette création il y a un mois environ. Cela a démarré sous la forme de workshops – d'ateliers – avec William Forsythe. On était alors une trentaine, voire une quarantaine, de danseurs en studio. Ce travail a duré deux bonnes semaines. Au fur et à mesure des répétitions, des petits groupes se sont formés. On a commencé à faire des essais de pas de deux, à esquisser des pas, il y avait des phrases à apprendre... Tout ce travail a conduit à la création de solos et de duos. Moi, par exemple, j'ai un duo avec Léonore [Baulac], Hugo [Marchand], lui, a un solo et j'ai un solo qui enchaîne avec le sien... C'est un travail très structuré, comme a l'habitude d'en produire Forsythe, où tout s'assemble et s'imbrique très bien. L'écriture chorégraphique est très belle, d'une grande originalité, avec beaucoup de contrepoint.

Je crois que le propos, c'est un peu de redonner le goût du classique ou tout au moins de revisiter le classique aujourd'hui. A un moment, Forsythe nous a dit qu'il avait envie que Gilbert Mayer soit fier! Derrière ça, je crois qu'il a envie qu'on soit impressionné. Pour moi, sa pièce, c'est du classique 2.0. La partition de James Blake qu'il utilise est classique dans sa structure et, en même temps, il y a des voix électroniques, un synthé... Je me trompe peut-être, mais il me semble que Forsythe a essayé de reproduire cela : il a utilisé un langage classique, qu'il a revisité et enrichi. Je ne dirais pas que la structuration est complètement classique – cela ne se présente pas sous la forme d'un pas de deux, avec une première variation, une seconde variation...–, mais il y a des pas de deux et des solos, donc on est quand même dans quelque chose de classique, qui est aussi très actuel. Le mélange des deux, en tout cas, marche très bien.


Comment se passe le travail en studio avec Forsythe?

C'est la première fois que je participe à une création avec William Forsythe. Ce que je trouve génial avec lui, c'est qu'on part toujours sur une de ses idées – il nous dit : «voilà, on va commencer comme ça» –, et ensuite, on peut lui proposer quelque chose. Moi, naturellement, au bout d'un moment, j'ai commencé à proposer un mouvement... Il se trouve qu'on travaillait avec lui déjà depuis deux ou trois semaines. On commençait à comprendre ses idées, son style, à voir d'où naissaient les mouvements, à voir aussi où il voulait aller, car chez lui, tout est très pensé. Du coup, il y a des espèces d'automatismes qui se créent, des motifs qui reviennent. Et c'est là qu'on peut lui proposer quelque chose. Il nous laisse la place en tant qu'interprètes pour créer. A un moment, il m'a dit : «Là, c'est bien, là,  on travaille en symbiose».

Je suis très épanoui en ce moment, je n'ai jamais eu autant d'espace de liberté pour m'exprimer. C'est vraiment un plaisir de travailler avec Forsythe. On lui propose quelque chose et lui le corrige, le retouche. On fait une autre proposition, il retouche à nouveau et on finalise. C'est un travail que l'on comprend : il y a des chemins, une fin, une raison à tout. La façon dont il chorégraphie est intelligente. La ponctuation est intéressante, c'est hyper-musical, il y a de la qualité de mouvement... Les instructions qu'il nous donne sont aussi hyper-intéressantes : il nous explique d'où naît le mouvement, où il va, pourquoi et comment les choses se font... Ses deux assistants, Jill Johnson et Christopher Roman, sont également extraordinaires. Ils bougent divinement bien et eux aussi font parfois des propositions. Le résultat, c'est que cette pièce est nourrie par des tas de personnes différentes. Lui, évidemment, c'est le maître. C'est lui qui a le dernier mot et c'est lui qui va signer la pièce, mais dans le processus créatif, on peut aussi s'exprimer et lui proposer quelque chose. Quand j'étais plus jeune, je ne comprenais quand les maîtres de ballet me disaient : «moi, j'ai créé ce rôle» (par exemple dans La Bayadère). Pour moi, cela ne voulait rien dire : c'était Noureev – ou tel ou tel autre chorégraphe – qui avait créé le rôle. Je comprends mieux maintenant : cela veut dire qu'on a contribué à la création. C'est un vrai bonheur de travailler avec Forsythe. C'est quelqu'un de très positif, de très dynamique. Il a 66 ans, il a une pêche d'enfer et il est à la pointe de tout. C'est un honneur de travailler avec un tel maître.


Combien de danseurs réunit cette création?

On était initialement un groupe présélectionné pour l'audition par la direction. Ensuite, le chorégraphe a fait ses choix. On doit être une dizaine de danseurs à avoir des duos ou des trios. A la fin, il y a un final avec beaucoup plus de monde, qui réunit tous les danseurs. On est peut-être vingt ou trente au total.


Vous parliez d'influences classiques dans cette pièce. Y a-t-il des clins d’œil à des ballets, à des choses familières?

Je pense qu'il y a des influences clairement classiques. Il nous a posé beaucoup de questions là-dessus, notamment sur l'école française. Il nous demandait ce qu'on faisait en cours avec Gilbert Mayer ou avec tel ou tel autre professeur. A un moment, il a repris un très court extrait de Christiane Vaussard à l’École de danse. Elle fait faire un exercice avec des grands battements, des développés, des pirouettes, et dans la pièce, on voit les filles qui reprennent ça. Donc je dirais que c'est un hommage au ballet classique. Il nous a aussi demandé des détails sur les ports des bras des Sylphides. Il nous proposait de reprendre la position des mains croisées devant, comme dans Giselle, et de les monter jusqu'aux oreilles, ou alors d'inverser le mouvement. A partir des mouvements ou de la gestuelle classiques, il fait naître des mouvements nouveaux, inédits. Il nous montre comment on peut déplacer, décaler, changer l'axe des mouvements classiques. Par exemple, une première peut devenir une couronne. On peut aussi décaler le tronc dans un axe tout en gardant les mains devant... C'est à la fois classique et pas classique. Je sais que Forsythe travaille beaucoup avec le cube de Laban, avec les neuf points dans l'espace. Il se sert de toutes les dimensions de l'espace et ça donne vie à quelque chose de vraiment intéressant.


Cela rappelle In The Middle, cette manière de déstructurer les mouvements académiques. L'Opéra de Paris a quand même une histoire particulière avec ce chorégraphe : n'avez-vous pas l'impression de (re)vivre ce qu'une ancienne génération a vécue en 1986...?

Je ne connais ça que par la vidéo. Honnêtement, je pense que c'est différent, parce qu'il a quand même évolué de son côté, et que nous, nous ne sommes pas les mêmes personnes. Mais c'est vrai, je ne peux pas m'empêcher d'y penser : Sylvie Guillem a fait un jour une création avec lui ici et il en a fait un chef d’œuvre. Là, je me dis : c'est le retour de William Forsythe à l'Opéra! Nous, on a cette chance d'appartenir à une génération qui va pouvoir hériter d'un de ses ballets. C'est quand même une chance inouïe! Le pas de deux que je fais avec Léonore [Baulac], j'ai vraiment rarement vu ça dans son travail, c’est un beau cadeau de nous avoir créé un tel pas de deux. C'est hyper-poétique, romantique même, et c'est en même temps très actuel. Je ne sais pas trop comment expliquer cela, mais on pourrait penser que l'on incarne un peu le couple d'aujourd'hui, avec ses problèmes, ses contraintes. En répétition, il nous donne d'ailleurs beaucoup d'images : il y a par exemple des moments d'angoisse, des moments où on ne sait pas où aller... Les paroles de la musique à ce moment-là, disent : «And how I told you what I’d do, if one day I woke and couldn’t find the colour in anything». Je crois qu'il s'inspire de ces paroles.


Vous avez un duo et puis...?

J'ai un duo, un solo décomposé en plusieurs parties et je fais aussi des parties d'ensemble1.

 
On a appris récemment que William Forsythe, arrivé dans les valises de Benjamin Millepied comme chorégraphe-associé, quittait le navire et partait en résidence à Boston. Quel est votre sentiment?

J'espère qu'il reviendra! Je sais qu'on est tous très heureux d'être sur cette création. On est épanouis en répétition. Il y a une ambiance créative, une atmosphère stimulante vraiment géniale. Beaucoup de danseurs de la compagnie viennent nous dire qu'ils nous envient. Je mesurais déjà la chance d'être sur cette création avant, parce que je connaissais le travail et les concepts de Forsythe. Maintenant que je travaille avec lui, je trouve ça encore plus dingue, et quand je vois ce que ressentent les autres danseurs, je me dis qu'il faut que je profite de ce moment. J'espère quand même qu'on aura l'occasion de retravailler un jour avec lui, que ce soit au sein de l'Opéra ou ailleurs, car c'est vraiment une expérience extraordinaire.

 
C'est la première création à laquelle vous participez à l'Opéra?

Disons que c'est la première vraie création que je fais à l'Opéra. Sinon, j'ai déjà travaillé avec Samuel Murez en-dehors de l'Opéra. C'est avec lui que j'ai fait mes premières créations lorsque j’étais encore quadrille et c'est lui qui m'a appris à me «comporter» avec un chorégraphe. Bien sûr, tous les chorégraphes ne se ressemblent pas ou n'ont pas les mêmes attentes, mais pour moi, un bon chorégraphe, c'est d'abord quelqu'un qui sait s'adapter à la personne qu'il a en face de lui. Il a certes sa vision des choses, mais cela doit rester un échange et un dialogue. Je sais que Samuel, quand il chorégraphie, me propose des choses, en esquissant un mouvement, en le faisant de manière délibérément floue, pour que je puisse m'exprimer et trouver ce qui me correspond naturellement.

Ce premier travail de sensibilisation à la relation danseur / chorégraphe m’a aidé, même si on ne peut pas vraiment faire de parallèle entre les deux chorégraphes, à aborder  plus sereinement cette création avec William Forsythe. Il a une vision des choses extrêmement précise, mais à un moment, il va solliciter le danseur, lui demander de proposer quelque chose. J'adore pouvoir donner libre cours à mon imagination, à ma créativité. En retour, cela inspire le chorégraphe, qui va lui-même pouvoir partir dans une autre direction. Ce moment d'échange, très court et très intense, est un moment de pur bonheur, de vraie stimulation. Je ne me contente pas de reproduire un mouvement et de remettre le costume qu'a porté un tel ou un tel. Là, le costume est fait sur mesure.


Le plaisir ne tient donc pas qu'à la création proprement dite, mais aussi au travail avec un chorégraphe en particulier?

Ce qui me plaît, c'est à la fois le processus créatif et ce chorégraphe-là. Il y a des personnes qui créent et qui nous demandent juste de reproduire des mouvements. Je trouve ce travail moins épanouissant. Je fais moi-même un peu de chorégraphie et je sais que j'essaye de procéder un peu de cette manière. J'ai chorégraphié le duo de La Sylphide [avec Léonore Baulac et François Alu, ndlr.], ainsi qu'un duo avec Takeru Coste, intitulé Les Sorcières, pour mon spectacle. Ce n'était d'ailleurs pas évident, parce que dans ces deux pièces, je dansais aussi. En ce moment, je crée un duo pour Lydie [Vareilhes] et Simon [Le Borgne] et je suis à l'extérieur. En fait, je vais aussi danser, mais j'aurai peu d'interventions avec eux. Créer en étant à l'extérieur, c'est un grand luxe. Au début, on est bien obligé d'être dedans, parce qu'il faut pouvoir montrer une base et un exemple aux autres. On est obligé de passer par là, mais c'est quand même nettement plus agréable de pouvoir créer sur des gens. Par exemple, je vois que pour Lydie, j'ai tendance à lui faire faire des pas un peu masculins, comme des sauts, des mouvements qui demandent de la puissance, même dans le sol, mais il y a des moments où je lui propose simplement certaines directions – quelque chose qui roule, telle qualité de mouvement...  A partir de là, c'est elle qui me propose quelque chose et on ajuste ensemble. C'est beaucoup plus intéressant de travailler comme ça. Par exemple, j'ai d'abord dansé La Sylphide avec Léonore, puis je l'ai repris avec Lydie et Take. Avec eux, j'ai d'abord fait tout ce qu'il ne fallait pas faire : je leur donnais uniquement des directives. J'imposais notamment trop de choses à Lydie et j'ai compris qu'il fallait réadapter à l'interprète, tout en gardant l'esprit et la structure de la pièce.

François Alu dans Roméo et Juliette

François Alu dans le rôle de Mercutio (Roméo et Juliette)

Revenons un peu sur votre saison, qui a vu de nombreuses prises de rôle. Cela a commencé avec Thème et Variations. Quel regard portez-vous sur ce répertoire balanchinien, très présent cette saison et la saison prochaine à l'Opéra?

Je trouve ça très bien qu'on ait programmé ce ballet de Balanchine. J'ai trouvé Thème et Variations très stimulant à danser, ce ballet est un vrai challenge. Je me suis beaucoup nourri à la vidéo de Barychnikov, parce que je l'adore. J'en ai regardé beaucoup d'autres et j'ai créé ma propre version à partir de là. Balanchine, il a peut-être fait une petite centaine de ballets dans sa vie. C'est comme un romancier, il y a forcément du bon et du moins bon. Par exemple, je regrette vraiment qu'on n'ait pas eu Stars and Stripes à danser, de même que j'aurais aimé faire Les Quatre Saisons de Robbins. J'aime bien aussi Le Fils Prodigue, qui a été donné à l'Opéra il y a un peu plus longtemps. C'est peut-être un peu suranné, mais au moins il y a une histoire à laquelle on peut s'accrocher et le personnage est intéressant à interpréter..


Le rôle le plus important, cela a bien sûr été celui de Solor dans La Bayadère. C'était un rôle que vous vouliez danser depuis longtemps?

Solor, je le connaissais depuis mon premier concours. J'avais proposé la variation de Solor, parce que c'était celle dans laquelle je me sentais le mieux. Le costume était beau en plus ! Dans ce ballet, même si elle n'est pas très profonde, il y a une véritable histoire : de l'amour, un peu de rédemption à la fin, des choses à jouer, comme le regret.... Le personnage a aussi une gestuelle bien particulière, une gestuelle animale, puissante. C'est un rôle moins strictement académique que d'autres rôles classiques. Il y a une petite marge de manœuvre, on peut l'interpréter de différentes façons. C'est ça qui m'a plu. Bien sûr, c'est un rôle athlétique et ça me convient bien.  Donc oui, ça m'a beaucoup plu de faire ce rôle, ça a été une super expérience. Ce fut une belle série, stimulante. Je dansais avec Myriam Ould-Braham, et cela a été une super rencontre. J’ai dansé avec de nombreuses partenaires très agréables, mais j’ai particulièrement adoré danser avec Myriam. J'espère que j'aurai la chance de redanser avec elle. 

 
Quelles ont été vos inspirations dans la construction du personnage?

Pour l'Opéra, j'ai regardé les vidéos de Nicolas Le Riche. Pour moi, c'est un danseur fabuleux, probablement le plus grand danseur de l'Opéra de Paris. J'ai aussi regardé des vidéos de [Vakhtang] Chabukiani, qui est le «créateur» de La Bayadère, ainsi que des danseurs qui sont presque des collègues. Donc mon Solor, c'est un peu un mélange de toutes ces influences. Je voulais revenir à quelque chose de très old school, d'un peu soviétique en fait, quelque chose de pas forcément très académique, qui rappelle le style animal et puissant de Chabukiani. Mais je voulais aussi conserver le côté noble du guerrier. J'ai beaucoup pensé à baisser mes épaules par exemple, car j'ai tendance à les monter. J'ai voulu également travailler la qualité de danse, avec les lignes et les pieds tendus, dans l'esprit de l'Opéra. Je me suis dit qu'il fallait essayer de tirer de chaque époque ou de chaque style ce qu'elle ou il avait de plus intéressant : associer la gestuelle animale et l'académisme dans le travail des pieds, dans les lignes de manière générale. Voilà comment j'ai abordé le rôle. Après, ce que j'y ai apporté de plus personnel, je pense que, comme d'habitude, c'est la culture hip-hop, qui me nourrit beaucoup, avec les accélérés, les ralentis, les différentes textures de mouvements... J'en ai mis pas mal dans mon interprétation.


Vous avez redansé le rôle à Kazan récemment...

Comme on a dansé La Bayadère là-bas dans le cadre du festival Noureev, je m'étais dit que ce serait bien d'amener un peu de Noureev. J'avais reçu une vidéo d'une version précise. Je me suis donc fait ma propre version, en m'inspirant de la version de Noureev et de la version de Kazan. J'ai ajouté aussi tout ce que moi j'ai à proposer en tant qu'interprète. Je me suis dit que tout cela allait nourrir l’œuvre. La version locale est beaucoup moins dure techniquement ; je me suis rendu compte qu'il y avait des moments de vide pour le personnage et j'ai compris pourquoi Noureev avait mis autant de pas sur la musique. Il y a par exemple des passages où Solor ne fait que marcher pendant longtemps.

 
La présence d'invités sur cette Bayadère, comme Isaac Hernandez et Kimin Kim, a-t-elle été un stimulant supplémentaire?

J'ai trouvé formidable qu'ils viennent. Mais je n'ai pas voulu trop me focaliser sur ce qu'ils faisaient. Je ne voulais pas m'écarter de ma vision initiale. Kim a une version très différente, très acrobatique, très impressionnante, et le public était ravi. Isaac a une autre version, très spécifique, qui lui va bien, plus proche de celle de l'Opéra. Alors oui, c'est stimulant de voir des danseurs comme ça, mais plutôt que de penser en termes de compétition, je préfère penser au public. Je me dis que c'est super que les spectateurs puissent voir des versions complètement différentes du rôle, dansées avec le même costume. On a chacun une tronche différente, une gestuelle différente, une interprétation du personnage différente... et chacun défend sa vision. C'est aussi pour cela que je trouve plus intéressant quand les solistes proposent des versions légèrement différentes. Si on a la chance d'aller cinq fois à l'Opéra dans une même série et de voir cinq danseurs différents, je trouve dommage de voir la même chose à chaque fois, avec juste le visage qui change. Les étoiles disposent, il est vrai, d'un peu plus de liberté dans l'interprétation de la chorégraphie.

 
Brigitte Lefèvre aimait bien définir le style de l'Opéra par l'expression «le dédain de la prouesse». Qu'en pensez-vous?

Je ne suis pas du tout pour le dédain de la prouesse. Je ne suis pas pour la retenue, comme par exemple faire deux tours au lieu de trois. Je suis pour qu'on serve l’œuvre le mieux possible. Si on joue Spartacus, il faut être héroïque, puissant. La démonstration technique est au service du personnage. C'est comme pour Solor. Il faut être dans quelque chose de guerrier, d'animal, de puissant. Il faut tourner, être fougueux... Roméo est fougueux lui aussi, même si c'est moins en puissance. Évidemment, dans La Belle au bois dormant, il faut quelque chose de plus louisquatorzien, on veut plus de retenue, d'élégance, de style. Moi je ne suis pas attaché à une étiquette ou à un cadre. Je veux être au service de la pièce, essayer d'en trouver l'essence. La question, c'est de savoir comment je perçois le personnage et comment je mets ma technique au service de l'incarnation de ce personnage. Donc je ne suis pas pour la retenue dans tout, pas plus que dans l'extravagance dans tout. Il faut être juste.


Vous dansiez également l'Idole dorée sur cette série. Est-ce que c'est difficile d'assumer deux rôles en alternance dans un même ballet?

C'est vrai, ce n'était pas évident. Avec l'Idole dorée, on reste dans une gestuelle classique. Tous les jours, que ce soit pour l'Idole dorée ou pour Solor, je faisais ma barre classique. Il y a des pirouettes, des sauts, une coordination qui est toujours la même... Donc quelque part, ça ne m'a pas perturbé. En revanche, faire du classique et du contemporain en même temps, c'est beaucoup plus difficile et contraignant. J'ai dansé de nombreuses fois cette année le pas de deux des Paysans dans Giselle, répéter Forsythe à côté, ce n'est pas idéal, mais c'est encore faisable. Ça bouge beaucoup plus, ça mobilise des parties du corps différentes, et par exemple, je ne fais jamais une barre classique avant de faire du Forsythe, car il faut rester très mobile. Mais si je n'avais jamais dansé ce pas de deux et si j'avais dû aborder directement Forsythe, ça aurait été beaucoup plus compliqué. Par exemple, quand j'ai fait Études, j'étais aussi distribué sur Pas./Parts, et je me suis coincé le dos. Dans un ballet comme Études, on nous demande d'être hyper-droit, hyper-tenu, hyper gainé, alors que dans Forsythe, la gestuelle est vraiment différente.


Alors Forsythe, ce n'est donc pas tout à fait la première fois?

Finalement, je n'ai dansé qu’Études, puisque je m'étais coincé le dos. Sinon, j'avais travaillé avec la vidéo d'un assistant de Forsythe, Noah Gelber, que Samuel [Murez] avait fait venir pour nous faire répéter Limb's Theorem, une pièce de Forsythe qu'on donne souvent en gala. Du coup, je m'étais déjà intéressé à ses concepts, à ses vidéos. Je trouvais déjà ça hyper-intéressant!

 
Tous les ballets classiques comportent des pas virtuoses, comme l'Idole dorée dans La Bayadère ou le Pas de deux des paysans dans Giselle, et vous en avez, de fait, dansé beaucoup. Pensez-vous qu'ils sont une étape en quelque sorte obligée dans une carrière, en attendant de passer à autre chose, en l'occurrence aux rôles principaux?

Je suis beaucoup plus épanoui quand j'interprète un Siegfried, un Solor, un Basilio ou un Roméo que lorsque je fais ce genre de rôles, qui se jouent sur le sprint. C'est un challenge physique, mais c'est moins prenant, moins captivant qu'un vrai rôle. On travaille la technique, comme dans un autre rôle, sauf qu'on n'a pas l'aspect théâtral. Or, c'est quand même l'aspect qui me stimule le plus. Raconter, faire passer quelque chose, défendre une idée... Donc si je le fais, j'essaye de le faire le mieux possible, parce que c'est mon travail, mais je rêve plus de premiers rôles dans les ballets classiques. C'est très fatigant en plus, pour un résultat qui n'est pas dingue. On ne touche pas les gens au plus profond de leur être. Moi j'ai envie de toucher les spectateurs, de proposer une vision... Les petits pas de deux provoquent le contentement, mais moi, je préfère provoquer le bonheur en allant plus en profondeur. A terme, je voudrais donc plutôt me consacrer aux premiers rôles.


Giselle vient de se terminer et là aussi, vous avez eu droit à deux rôles, mais pas celui d'Albrecht. Comment avez-vous réagi quand vous avez appris les distributions?

Honnêtement, j'étais triste. J'aurais rêvé de faire Albrecht. Je connaissais bien le ballet, j'avais mon idée du personnage, de comment jouer certaines choses... La partition d'Hilarion est beaucoup plus courte, il a six ou sept entrées, qui durent à peine une minute. C'est très bref. Après, j'ai bien aimé faire ce personnage aussi, c'est un rôle de composition. J’ai essayé de faire mon maximum pour donner vie au personnage et trouver des subtilités qui permettent de le faire vibrer. Quand je mets un pied en scène, je me dis toujours que les gens ont payé leur place, et puis c'est tout simplement mon métier, ma passion... Donc même si je n'ai pas exactement ce que je voulais, j'essaye de défendre du mieux que je peux ce qu'on me donne. Les gens qui viennent au spectacle s'en fichent de savoir que je voulais faire Albrecht plutôt qu'Hilarion! Ce qu'ils veulent, c'est voir un bon spectacle.


Avez-vous eu l'impression d'être soudainement «mis au placard»?

Mis de côté en tout cas, puisque je n'étais pas sur le rôle. En tout cas, j'espère bien que la prochaine fois qu'on donnera Giselle, je pourrai faire Albrecht. Parce que du coup, je me suis moins épanoui.


De même, avez-vous ressenti une déception de ne pas être nommé sur cette série de Bayadère?

Il est certain que cela m'aurait fait très plaisir d'être nommé sur ce rôle. J'ai envie de devenir danseur étoile, je ne vais pas le cacher! En fait, j'étais très concentré sur mon rôle, je me disais : «Ne t'attends pas à être nommé. Cela arrivera peut-être, cela n'arrivera peut-être pas». Je voulais garder ma ligne, donner le maximum, améliorer les choses d'un spectacle à l'autre.. Je ne voulais pas penser à toutes ces histoires de nomination. Sur le coup, je n'ai donc pas vraiment réalisé. Mais certains danseurs sont venus me voir, un danseur étoile en particulier : il m'a félicité et m'a dit qu'il était un peu triste que je ne sois pas nommé. Ça m’a beaucoup ému, de même que tout ce que me disent les gens. Après, comme je dis tout le temps, ce n'est pas moi qui décide des nominations. Donc j'espère que ça arrivera un jour et qu'en attendant, je pourrai danser les premiers rôles.

 
Combien de temps êtes-vous prêt à attendre? Seriez-vous prêt à quitter l'Opéra si vous n'étiez pas nommé?

En toute honnêteté, si je ne suis plus heureux à l'Opéra, je partirai. Je n'ai pas envie d'être malheureux à l'Opéra et je n'ai pas envie d'attendre un titre. Je pense qu'il faut être patient, qu'il faut se donner le temps. Cela dit, j’ai hâte de pouvoir interpréter des premiers rôles. Je sens que j’en suis capable puisque je l’ai déjà fait. En tous les cas, je suis en pleine forme et au maximum de mes moyens.


Qu'est ce que c'est «être malheureux» : ne pas avoir la reconnaissance suprême, ne pas faire de rôles intéressants ou voir d'autres danseurs vous «passer devant»?

D'autres danseurs me sont déjà «passés devant», pour reprendre votre expression, mais je pense qu'il peut y avoir des visions artistiques divergentes. Je respecte cela. On a chacun nos goûts. Ce qui me chagrinerait surtout, c'est d'être privé de rôles parce que je n’ai pas le titre d’étoile, ou alors, sur une série classique, d'avoir un premier rôle en tant que remplaçant ou devoir me contenter d'une représentation. J'ai plus d'ambition que ça. J'ai envie d'avoir trois ou quatre spectacles sur une série. Je ne me suis pas donné d’ultimatum, mais il est vrai que je voudrais pas attendre indéfiniment.  J'ai la reconnaissance du public, et c'est vrai, c'est ça le principal, mais celle-ci dépend aussi des rôles qu'on nous donne, et ça dépend aussi du titre. Tout est un peu lié. Déjà, le fait d'avoir les premiers rôles et plusieurs spectacles sur une série, ça m'épanouit. Après, je croise les doigts...


Cette saison a été une saison tumultueuse, notamment du fait de la démission de Benjamin Millepied. L'avez-vous vu venir?

Je me suis déjà exprimé là-dessus et je ne préfère pas revenir sur de mauvais souvenirs. Je suis très heureux qu’Aurélie soit directrice aujourd’hui ; pour nous, ce qui compte, c'est que l'Opéra brille, qu'on ait de beaux projets, stimulants, comme en ce moment ce que je vis avec Forsythe


Qui dirige la compagnie actuellement?

On est dans une période de transition. Je sais qu'Aurélie [Dupont] assiste aux spectacles. Benjamin, lui, n'est plus là. Il y a un nouvel administrateur. Il y a les maîtres de ballet également. Donc en ce moment, je pense qu'il y a un vrai travail d'équipe. Finalement, le départ de Benjamin a été très bénéfique, car il nous a ressoudés. A un moment, on était tous divisés, c'était très triste, et maintenant, on a envie de se retrouver pour le bien de la maison, pour faire de beaux spectacles. Chacun essaye de faire son mieux à son niveau, pour que l'Opéra tourne le mieux possible. On est vraiment dans une période d'entraide.


La page Millepied est désormais tournée. Comment voyez-vous l'avenir pour l'Opéra?

J’espère un futur heureux. Pour l'instant, je ne connais pas mes distributions. Ce que je sais, c'est qu'Aurélie [Dupont] aime la maison, aime la compagnie. Elle connaît l'institution. Elle est rigoureuse et intelligente. Ce sont des ingrédients qui font qu'on est plutôt bien partis. On prend une meilleure voie. Elle veut remettre le classique à l'honneur, mais je pense qu'elle est aussi très ouverte à tout ce qui se fait dans le monde de la danse aujourd'hui : Crystal Pite, Jiri Kylian, d'autres chorégraphes qu'elle va faire venir... Elle n'est pas encore officiellement directrice, mais les quelques échanges que j'ai pu avoir avec elle sont pour moi positifs.


Quel regard portez-vous sur la saison prochaine?

La saison prochaine est très américaine, et je suis un peu triste qu'il n'y ait pas de Roland Petit ou de Mats Ek, parce qu'il nous a retiré ses pièces. Il y a quand même Crystal Pite et Jiri Kylian, et ça c'est chouette. Crystal Pite, je rêverais de collaborer avec elle, j'adore ce qu'elle fait, c'est dans la lignée de Kylian, comme Sol Leon et Paul Lightfoot.


Pour terminer, avez-vous des projets en-dehors de l'Opéra?

J'ai un projet en cours. En ce moment, je suis en train de chorégraphier une pièce avec Lydie [Vareilhes] et Simon [Le Borgne], une pièce dans laquelle je danserai moi aussi. Mon projet, c'est d'en faire un court-métrage dansé. J'en serai à la fois producteur, réalisateur, chorégraphe et danseur. Ce projet devrait être filmé par deux caméramen qui travaillent aussi pour 3e Étage. Je ne veux pas tout dévoiler, mais disons que ça parle des tourments amoureux d'une jeune fille. Je pense que ce court-métrage sera diffusé via les réseaux sociaux. J'organiserai peut-être un petit événement autour, où j'inviterai les gens, avec une expo, un dîner... J'aime bien réunir les gens.

Par ailleurs, je continue à danser dans le spectacle Désordres avec 3e Étage. Samuel [Murez] va monter un nouveau spectacle, donc j'ai hâte. Dans deux ans, je vais refaire mon spectacle à Bourges, ce n'était pas possible cette année avec l'Opéra. Il y aura des pièces inédites, ce ne sera pas du tout dans le style habituel d'un gala. Et pourquoi pas le donner à Paris d'ici quelques années?

1 En raison d'une blessure, François Alu ne devrait finalement danser que le duo lors de la création de Blake Works 1 le 4 juillet 2016.



Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse



François Alu dans la Source

François Alu dans le rôle de Djémil (La Source)


Le contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de citation notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage privé), par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 




Entretien réalisé le 15 juin 2016 - François Alu © 2016, Dansomanie


http://www.forum-dansomanie.net
haut de page