Vous
venez de danser cinq fois – plus un acte – Le
Lac des Cygnes,
ce qui n’était pas vraiment prévu…
Sur cette série de représentations du Lac des Cygnes,
j’ai d’abord été prévue comme
remplaçante du rôle principal d’Odette/Odile. Mais
très vite, les distributions ont changé. Et rapidement,
j’ai eu la chance de pouvoir commencer les
répétitions avec Josua [Hoffalt], Étoile de la
compagnie, avec qui j’allais avoir le bonheur de danser. Pour un
rôle aussi complet, aussi important, difficile, où il y a
tellement de choses à chercher, j’étais très
heureuse d’avoir cette opportunité de commencer tôt
ces répétitions par rapport à la date de mon
premier spectacle. J’avais déjà abordé en
gala quelques passages du rôle, notamment le pas de deux du cygne
blanc, et aux concours de promotion interne les variations de
l’acte blanc et celle du cygne noir. Finalement j’avais
déjà un premier vécu et une idée de
certains passages, c’était rassurant. Sachant aussi que
j’allais danser avec Josua, je sentais que j’allais pouvoir
m’appuyer sur lui. C’est une Étoile et un partenaire
attentif. Nous avions d’abord trois dates. Pour moi,
c’était déjà énorme et des concours
de circonstances ont fait qu’on nous a confié plusieurs
autres représentations. Une chance.
Comment avez-vous préparé ce double rôle, techniquement et artistiquement?
Comment incarner une fascination? J’ai essayé de me
créer personnellement un personnage, de me poser la
question : qu’est-ce que je veux exprimer à travers
Odette/Odile? C’est assez complexe. J’ai regardé
beaucoup de vidéos de danseuses des générations
précédentes : Fanny Gaïda, Monique Loudières,
Delphine Moussin, Elizabeth Maurin, Agnès Letestu, Pietragalla,
Sylvie Guillem, Isabelle Guérin… J’ai
également regardé La Mort du Cygne
avec Yvette Chauviré pour observer son travail magnifique des
bras. J’ai longuement étudié l’artistique de
Lopatkina – les Russes ont un travail des bras, du dos, des mains
que je trouve tout à fait exceptionnel. J’ai fait toutes
ces recherches qui étaient très agréables. Et puis
une fois que j’ai eu regardé tout ça, je me suis
créé mon propre univers et je n’ai plus rien
visionné du tout. Parce que je pense qu’une fois que
l’on a observé, il faut rester dans la construction de son
propre personnage, dans ses répétitions, dans sa
recherche pour créer son atmosphère personnelle.
Le cygne blanc et le cygne noir, j’avais
évidemment envie de les faire vraiment contrastés, comme
si le public allait voir deux danseuses différentes. Le cygne
blanc, je voulais qu’il soit tout en fragilité, en
délicatesse, en émotion, en équilibres suspendus,
hyper-sensible, très amoureux, très à fleur de
peau, résigné sans être vaincu. Et le cygne noir,
avec plus de poigne, plus d’abattage, quand même sensuelle
parce qu’elle charme. [Siegfried] doit être troublé
(il doit y avoir le côté oiseau avec les bras), mais il y
doit y avoir aussi un côté charnel que je n’avais
pas envie de proposer dans le cygne blanc. J’ai insisté
sur la vision de l’oiseau dans le cygne blanc, et l’image
de la femme dans le cygne noir. C’est ce que j’ai
essayé de faire ressortir sur scène.
Florence Clerc était notre
répétitrice avec Josua. C’est une femme
exceptionnelle. Elle est géniale. Elle laisse l’artiste
s’exprimer. On peut faire des propositions artistiques, elle va
dire «ça j’aime, ça j’aime moins,
ça on va approfondir, ça, ça ne te va pas du
tout». J’aime son regard et son recentrage de
l’action toujours fidèle à la chorégraphie
et la scénographie de Noureev pour que nous fassions des
propositions, oui, mais tout en restant dans les
caractéristiques de son style.
Vous aviez déjà répété avec elle?
J’avais déjà répété Nikiya avec elle, et le Palais de Cristal
(le troisième mouvement). J’avais trouvé cela
extraordinaire. Puissant. Autant techniquement qu’artistiquement.
Humainement, on se sent libre avec elle. On se sent artiste, pas
exécutrice. Aux répétitions du Lac,
je venais vraiment en tant qu’Héloïse, femme, qui
vient travailler son rôle de soliste. Elle nous fait exister.
Florence Clerc est une personne que j’adore, avec qui la
communication est simple, positive et lumineuse.
Et qu’est-ce qui a été le plus difficile pour vous?
Le plus difficile était peut-être que nos spectacles
soient étalés sur un mois, entre la
pré-générale le 7 mars et notre dernière le
2 avril, ce qui rendait un peu compliqué le maintien d’une
certaine concentration, parce qu’il ne faut pas lâcher. Une
fois qu’on a eu fait la pré-générale en se
donnant à fond, comme pour un spectacle, on a
évacué beaucoup d’émotions tout en
installant notre partenariat, nos regards, nos silences. Et puis il a
fallu retravailler des choses qui ont marché, mais qui doivent
rester jusqu’à la dernière. C’est le socle
à partir duquel on va faire évoluer nos personnages. Tout
ce travail de soliste n’est pas évident.
J’ai eu la chance d’avoir des répétitions en
scène, étant la deuxième distribution. J’ai
pu répéter avec les cygnes, j’ai eu le regard du
corps de ballet qui me voit pour la première fois. Même si
on a la pression, ça reste très stimulant. Et ce regard
de tous les danseurs du corps de ballet, qui ont de
l’expérience, induit aussi beaucoup d’attentes de
part et d’autre. Pour ma première répétition
en studio avec tout le monde, j’étais assez
stressée, peut-être plus encore que pour la
première avec Josua! Au studio, il faut être plus que
jamais dans sa bulle. Je souhaitais aussi qu’il y ait une
connivence avec le corps de ballet. Je fais partie du corps de ballet,
je mesure son rôle par rapport aux solistes.
Après, dans mon cas, en tant que Sujet, je danse aussi le corps
de ballet quand je ne danse pas comme soliste, donc j’avais une
fatigue physique. Même si on est surentraînés, elle
est quand même là. Psychologiquement, je ne pouvais pas
relâcher, parce que je savais qu’au prochain spectacle,
j'allais être encore en scène. C’est un statut
particulier, qui peut sembler parfois paradoxal, d’être un
jour soliste et le lendemain fondu dans le corps de ballet, surtout vu
de l’extérieur, mais il y a une force aussi dans ce
statut, parce qu’on ne perd pas le goût du spectacle, ni
l’habitude d’être sur scène, de danser tout
simplement, ce qui est notre vie, notre choix. Mais c’est
fatiguant parce qu’on se doit de donner aussi, dans le corps de
ballet, le meilleur de soi-même.
Au-delà de ça, j’avais à vaincre cette
crainte de ne pas être à la hauteur de cette chance
qu’on me donne. Cette crainte, je l’ai encore à
chaque fois, parce que je ne suis jamais satisfaite de ce que je fais.
Quand je sors du spectacle, je ressens un immense bonheur d’avoir
vécu ce que j’ai vécu, parce que pendant le
spectacle j’oublie tous mes états d’âme,
j’essaye de vivre le moment présent, et en même
temps, c’est difficile pour moi d’être satisfaite.
Donc il y a beaucoup de remises en question après chaque
spectacle. Même après la dernière avec Florence
[Clerc], on discutait de ce que je pourrais encore améliorer en
tant qu’artiste. Je pense surtout après ces
expériences successives, Bayadère, Études, Casse-Noisette, Le Lac,
que l’on met toute sa vie à approfondir les rôles
que l’on danse et que c’est précisément
là le secret de la dimension infinie de cet art et sa
beauté. Voilà pourquoi un danseur est toujours jeune. Il
essaie peut-être inconsciemment ou volontairement de remonter le
temps! Se remettre en question, je connais bien ce petit
démon-là. Le travail rassure.
Il m’a semblé que votre double
rôle a beaucoup évolué au fil des
représentations. Odette est plus amoureuse, Odile encore plus
sensuelle… Quand vous retravaillez entre deux spectacles,
à quoi repensez-vous?
D’abord je pense aux éléments techniques qui
n’ont pas marché comme on aimerait : dans l’adage
avec Josua, ou avec Florimond [Lorieux] ou Karl [Paquette] par exemple.
Ensuite, on approfondit les passages que Florence a aimés. Ce
qui est constructif avec elle, c’est ce travail en symbiose. Ce
qu’elle ressentait dans le public, je le ressentais en
scène. Quand elle aimait quelque chose que je proposais, quand
j’allais un peu plus loin en scène dans un regard avec
Josua ou dans une délicatesse du poignet, dans un geste, dans un
équilibre, dans une arabesque tenue, elle appuyait dessus pour
que je prenne conscience que je l’avais fait, que
c’était beau, que ça avait du sens, pour que
ça mûrisse. Que la technique et l’artistique
deviennent un langage, et les adages par exemple, une conversation
musicale avec mon partenaire.
Au fil des spectacles avec Josua, c’est vrai qu’on
s’est libérés, il y avait moins
d’appréhension, plus de confiance en soi, en nous. Donc
effectivement, plus de regards, encore plus de tendresse et plus
d’amour. Et dans le quatrième acte, l’idée de
cette trahison qui me déchire, de la vraie peine. Au dernier
spectacle, j’en pleurais presque sur scène. Je me suis
sentie trahie, c’était très fort. [Florence] avait
beaucoup insisté là-dessus parce qu’elle pensait
que je pouvais aller encore plus loin, et elle avait raison. Et pour le
troisième acte, on a retravaillé pour que je sois moins
sévère. Au début, je pense que j'ai proposé
une [Odile] un peu trop dure et impertinente, et du coup, j’ai un
peu trop accentué le registre de la séduction au premier
degré : je pensais que ça me donnerait une force de
combativité, une énergie. Mais au fur et à mesure,
j’ai trouvé cette même force en y ajoutant plus de
charme, de douceur à travers certains regards et sourires en
direction du prince, tout en insistant sur une complicité plus
appuyée avec Rothbart. Donc oui, il y a eu une évolution.
Et heureusement, car c’est un spectacle vivant.
Comment le courant est-il passé avec Josua Hoffalt?
J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour Josua. Il
était dans mon jury de concours de promotion quand je suis
montée Coryphée, et quand je suis montée Sujet je
crois. En même temps, quand j’ai vu sur la grille que
j’allais danser avec lui, je l'ai remercié d’avoir
accepté de danser avec moi, parce que je pense qu’en
n’étant que Sujet, il n’était pas
obligé d’accepter la proposition. Mon titre de Sujet ne le
dérangeait pas. Partant de là, ça m’a
rassurée. Josua est un homme qui a la communication facile.
D’entrée, il m’a mise à l’aise.
Ça m’a fait dépasser un cap de timidité.
Héloïse Bourdon dans La Bayadère (chor. Rudolf Nouréev)
On vous considère comme une danseuse
plutôt lyrique. Est-ce que vous pensez qu’Odette, Nikiya,
c’est un peu vous?
Oui. C’est vrai que je suis de
ceux qui considèrent qu’il n’y a rien de plus fort
au monde que la douceur et je pense effectivement qu’il y a
quelque chose en moi de très romantique. Je suis une danseuse
assez poétique. Par exemple, danser Balanchine ou Robbins sur du
Chopin, j’adore, parce que je laisse parler des émotions
qui peuvent sembler lyriques, mais qui n’excluent pas un certain
tempérament. J’ai une fragilité intérieure.
C’est aussi pourquoi le personnage d’Odette me parle, me
correspond, m’émeut. Le personnage et les tourments de la
danseuse sacrée Nikiya aussi. Ce sont de grands rôles du
répertoire comme Giselle ou Juliette. Il y a de la
démesure et des sentiments extrêmes qui bouleversent par
leur noblesse d’âme. De même en littérature,
je suis touchée par Anna Karénine.
Vous avez regardé des vidéos de danseuses russes pour préparer Le Lac, et en effet votre haut du corps et vos bras font beaucoup penser aux Russes. Comment avez-vous travaillé ça?
En observant : le trajet des bras, par où ils passent...
Après, je pense que j’ai la chance d’avoir de grands
bras, ce qui m’a permis de créer cet effet de bras de
grand cygne, cet énorme oiseau qui s’envole. Physiquement,
avec mes proportions, c’était possible, c’est une
chance. Il y a aussi un port de tête assez visible chez les
Russes : un grand cou, des épaules très
dégagées, et puis il y a ce menton un peu en avant, un
peu comme si elles étaient toujours au-dessus de l’eau
à se mirer. J’ai utilisé mes possibilités
physiques pour les imiter. Dès que mes bras ne correspondaient
pas à ce que Florence attendait de moi, elle disait “non
non non !”, et on refaisait.
Voilà, c’était de
l’observation. Je n’ai pas fait d’exercices
particuliers. J’ai fait plus attention à la barre à
la façon de positionner mon dos, pour bien sentir les omoplates
bien plaquées. J’ai eu des courbatures au début,
c’est vrai, parce que ça demande une grande force dans le
dos. Ce que les Russes font, je trouve ça magnifique, ça
fait vraiment oiseau. Ça donne un côté
complètement inhumain, désincarné, en-dehors de
l’être humain. Comme j’attachais de
l’importance au fait qu’on doit voir un cygne, que le
spectateur doit voir à travers la danseuse les lignes du cygne,
j’y suis allée à fond.
Revenons en arrière. Vous avez fait toutes vos classes à
l’École de danse, comment se sont passées ces
années?
Je suis entrée [à l’École de danse] à
huit ans. J’ai commencé la danse à sept ans avec ma
sœur au Centre du Marais, avec comme professeur Dominique Pivot.
Très vite je me suis ennuyée parce que,
d’après elle, j’assimilais assez rapidement. Elle a
donc dit à ma mère qu’il faudrait peut-être
m’envoyer dans un cours plus avancé.
On habitait rue Rodier dans le 9e, et ma mère a vu [dans cette
rue] «Studio de Danse, Étoile de l’Opéra de
Paris, Max Bozzoni». Elle m’y a emmenée avant
l’été. Max Bozzoni m’a testée et
après deux-trois étirements, il a dit à haute voix
dans le studio : «Ramenez la petite en septembre.» En
septembre, toute contente, j’y suis allée. Je pense que
j’ai aimé cet homme. J’étais amoureuse folle
du moment que j’allais passer après l’école
au cours de danse. Je me souviens encore, et pourtant
j’étais petite, de l’excitation que j’avais
avant d’aller dans le studio. Pourtant le
«Maître» était hyper exigeant et ce
n’était pas facile. Je participais à des cours
collectifs où tous les niveaux étaient
mélangés. Il me mettait derrière les
avancés et je devais apprendre, observer pour faire pareil.
C’est comme ça qu’un jour je me suis
retrouvée à danser derrière Patrick Dupond.
C’est incroyable. Il disait : «Prends exemple sur tes
aînés, tu dois observer pour apprendre».
J’adorais. Je prenais aussi des cours particuliers, ça
avançait bien. Il me disait aussi une phrase qui m’est
toujours restée quand j’entre en scène encore
aujourd’hui. Il me prenait les mains et il me disait :
«Tu vois, ma petite chérie, c’est pas quand le
rideau est tombé qu’il faut se mettre à
danser.» A un moment donné, il m’a trouvée
prête pour passer le concours d’entrée de
l’École de danse dont Claude Bessy était alors
directrice. Une femme d’exception. Un œil et un cœur
en or. Ça a marché du premier coup.
J’ai été en internat. Au
début c’était très dur, ma mère
m’avait dit : «Surtout, Héloïse, si tu es
triste, si c’est trop dur, tu me le dis, on
t’enlève» – au secours! Du coup, voulant
rester, je ne disais rien. C’est assez compliqué au
début parce qu’on n’a pas vraiment d’amis. Je
n’ai jamais vraiment aimé être interne. J’aime
être avec des copains, mais j’aime surtout ma
liberté, or, en internat ce n’est pas évident. On
est trois par chambre, on a des box, on doit partager une salle de
bains, on est au même étage, on passe toutes nos
journées ensemble, la cantine, la scolarité, les cours de
danse… J’aime être avec des gens, mais j’aime
aussi me retrouver seule avec moi-même. Impossible,
l’internat est un tourbillon. J’ai adoré ma
scolarité côté études où j’ai
eu la chance de rencontrer ma «deuxième maman»,
Madame Dupriez, qui m’a fait oublier toutes les petites
misères de l’internat et dont la gentillesse,
l’affection et la patience m’ont aidée à la
fois à être heureuse, à aimer apprendre, et surtout
à rester à l’École de danse et y trouver mes
propres repères. Côté danse, j’ai
redoublé ma sixième division avec Madame Scouarnec,
professeur inoubliable et déterminant qui m’a
donné, dès la petite division, une confiance en moi qui
ne m’a pas quittée. Comme avec Mademoiselle Bessy, un
regard suffisait pour comprendre que c’était dur, mais que
ce n’était pas dur pour rien. C’était une
très bonne chose de redoubler, parce qu’en
cinquième division, on commence les pointes et
j’étais beaucoup trop jeune, je n’avais pas encore
suffisamment de placement. Ensuite, j’ai fait toutes les classes,
puis une seule première division, et j’ai
été engagée dans le ballet à seize ans.
Héloïse Bourdon dans Le Lac des cygnes (chor. Rudolf Nouréev)
C’est tôt. Comment avez-vous vécu cette entrée dans le corps de ballet?
Au début, c’était difficile. J’étais
assez perdue, au niveau de la communication. On est là, avec
quelques danseurs de notre génération, on communique un
peu dans les vestiaires, mais on ne peut pas trop s’imposer
– il y a des filles qui ont dix ans de plus, elles sont parfois
déjà mamans… J’ai été patiente
au sens où je ne leur ai pas sauté dessus directement
alors qu’on ne se connaissait pas. J’observais de quelle
manière j’allais pouvoir m’intégrer.
Maintenant, je vois des filles qui entrent dans le ballet et sont
très à l’aise – je pense que les
générations avançant, elles sont beaucoup plus
à l’aise, ce n’est pas une mauvaise chose. Moi,
j’étais plus réservée, donc ça a mis
plus de temps. Mais je ne regrette pas du tout, j’ai appris
vraiment à connaître certaines personnes. On est tellement
tous les uns sur les autres que finalement on se connaît tous
sans vraiment se connaître. Les tournées rapprochent aussi
un peu : je suis tout de suite partie en tournée, en Chine, au
Japon, à Novossibirsk. Fatalement, on passe des soirées
ensemble et on apprend avec le temps et le travail qui est notre socle
commun, à la barre on va dire, à créer des liens
avec ces gens qui vont petit à petit devenir des membres de
notre famille artistique.
On se sent aussi un peu perdu au début, parce qu’on peut
avoir l’impression que tout est acquis. On a fait un
énorme bout de chemin, on est entré à
l’Opéra, c’est ça qu’on voulait. Mais
en fait, c’est juste le début. Ça assure un statut,
un salaire, une sécurité, un art qu’on peut faire
tous les jours, mais en même temps, si on a une soif
d’évoluer dans la compagnie, ce n’est que le
début. Donc il ne faut pas trop perdre pied. Les points, on les
marque dès le début en étant assidu aux cours et
dans les remplacements que l’on a à faire. J’ai
très vite senti ça, et de toute façon pour moi,
c’était inconcevable d’être remplaçante
et de ne pas connaître toutes les places. Ça fait un peu
bonne élève, mais j’avais un cahier avec toutes les
places notées, les déplacements, les comptes, la totale,
la bible! Les Flocons de Casse-Noisette,
tout… Il y a une logique dans tout, c’est assez
mathématique, mais j’écrivais tout, je regardais
beaucoup les vidéos pour apprendre, ne pas avoir de retard. Car
quand les maîtres de ballet remontent les ballets, ils
n’ont pas que ça à faire de passer quarante-cinq
services à remonter une valse, ça doit aller vite. Ceux
qui l’ont déjà dansée connaissent, quand on
est derrière et remplaçante, il faut aller vite aussi.
Deux solutions : soit on est à la ramasse et on espère ne
pas remplacer ou connaître la place, soit on regarde la
vidéo, on va dans un studio, on fait des déplacements, on
demande aux filles – on essaye de réunir le plus de
renseignements possible. Moi, stressée de nature, je ne pouvais
pas ne pas savoir. Cette démarche personnelle et ce
tempérament m’ont aidée : quand je
remplaçais, je savais où j’allais, et du coup je
pouvais essayer d’être plus attentive à la
gestuelle, j’avais le cerveau disponible pour penser à des
pieds, des bras, de jolies positions, des jambes tendues.
Voilà, c’est la nouveauté. Je me sentais bien,
j’étais très heureuse, et en même temps
j’ai tout de suite pris conscience que ce n’était
que le début. Et comme je suis montée [Coryphée]
la première année, très vite j’ai pris
conscience de ma chance. Je me suis vue dans une classe avec un
très bon niveau, des filles ultra prêtes, je me suis dit
qu’il allait falloir me battre. Je n'étais pas
complètement euphorique du pseudo-succès de monter
rapidement. Je me suis dit que c’était possible,
qu’il fallait progresser – surtout pour ne pas faire tache
dans une classe... Ils m’ont fait confiance, alors il faut y
aller, se donner les moyens, comme là pour Le Lac des Cygnes. Faire tout pour, même s’il faut du temps aussi.
Héloïse Bourdon dans Les Mirages (chor. Lifar)
En parlant de concours de promotion, vous avez dansé Les Mirages (Lifar) en décembre dernier…
Je l’avais déjà prise en variation libre il y a
quatre ans, parce que c’est une variation dite de
maturité. C’est une femme qui est l’ombre d’un
homme, il doit y avoir une très grande force et en même
temps une souffrance parce qu’elle lui montre son destin –
il y a un tas de choses que le public doit ressentir. Comme je suis
montée Sujet rapidement et que j’ai toujours adoré
cette variation, je me suis dit à l’époque que
c’était le moment de la travailler. Au concours, il faut
faire des choses qu’on aime. Ou alors faire une variation
d’un des rôles qu’on a envie de danser par la suite,
pour donner des idées. En tout cas pour ce concours-là,
j’étais dans une classe avec des filles
expérimentées, qui dansaient déjà des
rôles de solistes, au bagage artistique énorme ;
j’étais jeune [ndlr. 19 ans], avec beaucoup de choses
à prouver. Je l’ai testée, puis travaillée
avec Agnès [Letestu]. Et je me suis lancée. C’est
à la suite de ce concours que l’on m’a
distribuée dans Nikiya. C’était génial et
inattendu.
Cette année, je cherchais une variation, ce n’est pas
évident. Et je me suis dit : «Allez, refais Les Mirages,
c’est ce que tu as adoré». En plus, avec la
maturité prise, c’est une variation qu’on refait
différemment. Et j’ai passé un moment inoubliable.
Je suis rentrée, la musique a commencé,
j’étais dans mon élément, dans mon
personnage, investie, j’ai adoré chaque geste que je
faisais. Il y a eu une espèce de silence dans la salle à
la fin, glacial, c’était impressionnant. A tel point que
je me suis demandé si j’avais fait la bonne
chorégraphie! Je me suis demandé ce qui se passait,
j’avais été dans un état de transe, plus
vraiment moi-même. Du coup, en sortant de scène,
j’ai demandé à Franck de la régie de la
danse qui est sur le côté si ça
s’était bien passé, parce que je ne savais pas! Il
m’a dit : «Ah mais oui, c’était
génial, c’était magnifique!» Mais je
n’étais pas vraiment apte à écouter quoi que
ce soit, je voulais juste savoir s’il y avait quelque chose que
j’avais loupé! Ce concours nous permet de montrer qui nous
sommes comme danseurs, c’est un moment de l’année
difficile, mais qui peut aussi être un tremplin, quels que soient
les résultats.
Que pensez-vous de ce concours de promotion justement?
Ce concours est important, il est
déterminant et s’impose depuis des années comme
étant une force pour la compagnie. Pour la classe des Sujets, ce
concours est compliqué, parce que nous dansons toutes des
rôles importants tout au long de l’année, que nous
progressons, que le niveau est haut et qu’en revanche il y a peu
de places de Premières danseuses. C’est le principe de la
pyramide.
Qu’est-ce qui a changé avec l’arrivée de Benjamin Millepied selon vous?
Plus d’opportunités pour les jeunes et une nouvelle
dynamique. Au niveau de la santé, des massages sont accessibles
à tous et qui sont non seulement agréables, mais
indispensables et nécessaires. Il y a encore tout un
système qu’il envisage de mettre en place, mais
déjà ça a changé et c’est bien. Sa
programmation est un peu moins classique. Il y a plus de
créations.
Dans le travail, au sein de la compagnie, Benjamin Millepied donne
lui-même des cours, il a amené des professeurs
invités d’autres compagnies avec le souci de diversifier,
de satisfaire notre curiosité artistique. Une super professeur
russe est venue [ndlr. Olga Kostritzky]. Il y a toujours Gilbert Mayer
qui vient faire son stage pendant le concours et là, il est
revenu. Il [Benjamin Millepied] est plus présent dans le travail
au cours. Il nous regarde plus. Pour ce qui est de la communication, je
n’avais pas de problèmes avec Brigitte [Lefèvre],
avec lui non plus. Quand j’ai envie de lui dire quelque chose, je
le lui dis. Il est très ouvert au dialogue et à
l’échange. On peut parler très librement avec lui.
Il est très à l’écoute des danseurs.
Vous êtes maintenant remplaçante sur le rôle de Garance dans Les Enfants du Paradis…
Oui, et remplaçante de la Ballerine. Garance est un rôle
pour une femme très mature, donc si je ne le fais pas cette
année, ce n’est pas très grave. Je suis
déjà très contente qu’on ait envisagé
de me confier ce rôle subtil. J’espère pouvoir le
travailler avec José Martinez. Je n’ai jamais
travaillé avec lui et j’ai hâte, il est très
généreux dans le travail, c’est un danseur que
j’admire, un artiste que j’aime. Je me souviens de ses
adieux, c’était bon vivant, il a fait une tombola
où il a distribué toutes les affaires de sa loge
qu’il voulait jeter! C’est dément (rires). Sa
médaille du Prix Carpeaux, son vieux chauffe, sa trousse de
maquillage, ses boots, son vieux pull qu’il adorait, une vieille
photo. J’aime cet état d’esprit.
Dans Manon, je ferai les deux
courtisanes avec Christelle [Granier] et je suis remplaçante du
rôle de la Maîtresse de Lescaut. C’est un registre
plutôt divertissant par rapport au Lac des Cygnes! Même si c’est important d’être crédible dans ce personnage, il y a moins de pression.
Je serai peut être distribuée sur McGregor.
J’aimerais beaucoup, même si je pense que mon corps sera un
peu chamboulé de découvrir un autre univers. Et ensuite,
je partirai au Japon pour danser Roméo et Juliette
avec Karl [Paquette], dans une création de notre maître de
ballet Fabrice Bourgeois, à Kyoto et Tokyo, les 2 et 9
août. C’est important, le public japonais nous adore, il va
falloir être très bons. Je suis rassurée au niveau
du partenariat. Karl est parfait et un excellent partenaire. Mais
Juliette, c’est un rôle que je ne m’attendais pas
à danser aussi tôt. Elle a tout ce côté
enfant rebelle, mais il y a surtout le poids du destin, la mort, le
poison, la force de l’amour, il faut sortir
l’émotion. Mais c'est un beau projet et encore une fois un
rôle emblématique à l’image du Cygne. Je suis
très gâtée.
Et la saison prochaine?
La Bayadère
bien sûr, spectacle auquel j’espère participer.
J’ai gardé un souvenir inoubliable de mon premier
spectacle de Nikiya en tant que soliste et j’aimerais retrouver
ce personnage après l’avoir mûri et
retravaillé. Pourquoi pas Giselle,
c’est un rôle magnifique. La scène de la folie,
c’est pareil, il ne faut pas faire le travail à
moitié. Je laisse un peu le destin faire. Au début de
l’année il y a un Balanchine, j’aimerais bien
être dessus. Ensuite pourquoi pas faire autre chose comme du
Keersmaeker, ça me ferait du bien. J’avais adoré
Edouard Lock. Le contemporain, je n’en n’ai pas trop fait!
J’ai fait du Forsythe, c’est à peu près tout.
On me dit toujours que c’est plus simple de faire du contemporain
quand on vieillit plutôt que de faire du classique – le
classique demande une exigence et une forme physique que le
contemporain demande apparemment moins. Donc ce n’est pas grave
si j’en fais plus tard, mais pourquoi pas, la programmation est
assez contemporaine la saison prochaine.
Y a-t-il d’autres grands rôles que vous aimeriez danser?
Manon peut être, La Dame aux Camélias, Onéguine sûrement, pour les pas de deux qui sont absolument extraordinaires. Et un Pina Bausch, Orphée et Eurydice ou Le Sacre du Printemps, j’adorerais. Là, on touche au sublime ! Du Mats Ek aussi, Appartement, par exemple.
Et que faites vous en dehors de l’Opéra?
J’aime aller au cinéma, visiter des expositions,
être dans mon canapé, aller me promener au marché
aux puces, m’amuser avec ma petite filleule de cinq ans, passer
du temps avec des amis, voyager dès que je peux : Rome, le
Japon, Montréal, la Croatie, les Iles... J’aime
beaucoup voir ma famille qui me ressource, qui est très
présente et incontournable ; j’ai une sœur que
j’adore, qui a un groupe de copains étudiants comme elle,
avec qui je m’entends bien. Je relativise auprès
d’eux certaines choses compliquées, ça me recadre.
Pour tout ça, je remercie ma sœur, même si elle
n’y est pour rien! Nous sommes très complémentaires
et notre famille est soudée. Cette harmonie est un luxe et une
vraie richesse.
J’aime bien écrire pour moi, j’écris des
choses qui me passent par la tête. J’écoute de la
musique, toutes les musiques me parlent, j’écoute beaucoup
la radio, j’aime aller au théâtre, au concert,
particulièrement à la Comédie
française - je vais aller voir Lucrèce Borgia - mais aussi voir des spectacles d’humoristes. Le rire est un baume.
Mais je me rends compte que je réfléchis beaucoup
à mon métier et que je reste toujours un peu
branchée. J’avoue que je décroche parfois, mais
jusqu’à un certain seuil... où je me ressaisis. Je
reste quand même un peu hantée par la danse. Mais
c’est sain. Je commence à exister à travers ma
passion. C’est le début. Je suis encore une
débutante. J’ai beaucoup de chance de toucher à des
rôles importants pour moi, j’ai envie d’assumer, du
coup ça me travaille énormément pour être
à la hauteur des attentes. Ce n’est pas une
évidence que je sois si joliment distribuée comme je
viens de l’être sur Le Lac par exemple. Intimement, je le
prends comme une chance et une preuve de confiance, mais il me reste
à chaque étape à démontrer sur scène
qu’on a eu raison de me faire confiance. Ce n’est pas juste
une question de faire, mais il me faut assumer, grandir et aller plus
loin, pour pouvoir moi aussi continuer à… "oser,
désirer et frémir"!