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entretiens
Opéra National de Paris : rencontre avec Héloïse Bourdon

04 avril 2015 : Héloïse Bourdon, histoire d'un Cygne



Pas encore Etoile, mais... Héloïse Bourdon, qui vient d'achever une série de cinq Lac des cygnes, peut s'enorgueillir d'avoir su, alors qu'elle n'a administrativement que rang de Sujet au sein du Ballet de l'Opéra National de Paris, s'imposer dans un ouvrage-phare du répertoire romantique. Pour les lecteurs de Dansomanie, elle a accepté de revenir sur un parcours dont d'autres ballerines plus titrées n'auraient osé rêver.



Héloïse Bourdon dans Le Lac des cygnes (chor. Rudolf Nouréev)

Vous venez de danser cinq fois – plus un acte – Le Lac des Cygnes, ce qui n’était pas vraiment prévu…

Sur cette série de représentations du Lac des Cygnes, j’ai d’abord été prévue comme remplaçante du rôle principal d’Odette/Odile. Mais très vite, les distributions ont changé. Et rapidement, j’ai eu la chance de pouvoir commencer les répétitions avec Josua [Hoffalt], Étoile de la compagnie, avec qui j’allais avoir le bonheur de danser. Pour un rôle aussi complet, aussi important, difficile, où il y a tellement de choses à chercher, j’étais très heureuse d’avoir cette opportunité de commencer tôt ces répétitions par rapport à la date de mon premier spectacle. J’avais déjà abordé en gala quelques passages du rôle, notamment le pas de deux du cygne blanc, et aux concours de promotion interne les variations de l’acte blanc et celle du cygne noir. Finalement j’avais déjà un premier vécu et une idée de certains passages, c’était rassurant. Sachant aussi que j’allais danser avec Josua, je sentais que j’allais pouvoir m’appuyer sur lui. C’est une Étoile et un partenaire attentif. Nous avions d’abord trois dates. Pour moi, c’était déjà énorme et des concours de circonstances ont fait qu’on nous a confié plusieurs autres représentations. Une chance.


Comment avez-vous préparé ce double rôle, techniquement et artistiquement?

Comment incarner une fascination? J’ai essayé de me créer personnellement un personnage, de me poser la question : qu’est-ce que je veux exprimer à travers Odette/Odile? C’est assez complexe. J’ai regardé beaucoup de vidéos de danseuses des générations précédentes : Fanny Gaïda, Monique Loudières, Delphine Moussin, Elizabeth Maurin, Agnès Letestu, Pietragalla, Sylvie Guillem, Isabelle Guérin… J’ai également regardé La Mort du Cygne avec Yvette Chauviré pour observer son travail magnifique des bras. J’ai longuement étudié l’artistique de Lopatkina – les Russes ont un travail des bras, du dos, des mains que je trouve tout à fait exceptionnel. J’ai fait toutes ces recherches qui étaient très agréables. Et puis une fois que j’ai eu regardé tout ça, je me suis créé mon propre univers et je n’ai plus rien visionné du tout. Parce que je pense qu’une fois que l’on a observé, il faut rester dans la construction de son propre personnage, dans ses répétitions, dans sa recherche pour créer son atmosphère personnelle.

Le cygne blanc et le cygne noir, j’avais évidemment envie de les faire vraiment contrastés, comme si le public allait voir deux danseuses différentes. Le cygne blanc, je voulais qu’il soit tout en fragilité, en délicatesse, en émotion, en équilibres suspendus, hyper-sensible, très amoureux, très à fleur de peau, résigné sans être vaincu. Et le cygne noir, avec plus de poigne, plus d’abattage, quand même sensuelle parce qu’elle charme. [Siegfried] doit être troublé (il doit y avoir le côté oiseau avec les bras), mais il y doit y avoir aussi un côté charnel que je n’avais pas envie de proposer dans le cygne blanc. J’ai insisté sur la vision de l’oiseau dans le cygne blanc, et l’image de la femme dans le cygne noir. C’est ce que j’ai essayé de faire ressortir sur scène.

Florence Clerc était notre répétitrice avec Josua. C’est une femme exceptionnelle. Elle est géniale. Elle laisse l’artiste s’exprimer. On peut faire des propositions artistiques, elle va dire «ça j’aime, ça j’aime moins, ça on va approfondir, ça, ça ne te va pas du tout». J’aime son regard et son recentrage de l’action toujours fidèle à la chorégraphie et la scénographie de Noureev pour que nous fassions des propositions, oui, mais tout en restant dans les caractéristiques de son style.


Vous aviez déjà répété avec elle?

J’avais déjà répété Nikiya avec elle, et le Palais de Cristal (le troisième mouvement). J’avais trouvé cela extraordinaire. Puissant. Autant techniquement qu’artistiquement. Humainement, on se sent libre avec elle. On se sent artiste, pas exécutrice. Aux répétitions du Lac, je venais vraiment en tant qu’Héloïse, femme, qui vient travailler son rôle de soliste. Elle nous fait exister. Florence Clerc est une personne que j’adore, avec qui la communication est simple, positive et lumineuse.


Et qu’est-ce qui a été le plus difficile pour vous?

Le plus difficile était peut-être que nos spectacles soient étalés sur un mois, entre la pré-générale le 7 mars et notre dernière le 2 avril, ce qui rendait un peu compliqué le maintien d’une certaine concentration, parce qu’il ne faut pas lâcher. Une fois qu’on a eu fait la pré-générale en se donnant à fond, comme pour un spectacle, on a évacué beaucoup d’émotions tout en installant notre partenariat, nos regards, nos silences. Et puis il a fallu retravailler des choses qui ont marché, mais qui doivent rester jusqu’à la dernière. C’est le socle à partir duquel on va faire évoluer nos personnages. Tout ce travail de soliste n’est pas évident.

J’ai eu la chance d’avoir des répétitions en scène, étant la deuxième distribution. J’ai pu répéter avec les cygnes, j’ai eu le regard du corps de ballet qui me voit pour la première fois. Même si on a la pression, ça reste très stimulant. Et ce regard de tous les danseurs du corps de ballet, qui ont de l’expérience, induit aussi beaucoup d’attentes de part et d’autre. Pour ma première répétition en studio avec tout le monde, j’étais assez stressée, peut-être plus encore que pour la première avec Josua! Au studio, il faut être plus que jamais dans sa bulle. Je souhaitais aussi qu’il y ait une connivence avec le corps de ballet. Je fais partie du corps de ballet, je mesure son rôle par rapport aux solistes.

Après, dans mon cas, en tant que Sujet, je danse aussi le corps de ballet quand je ne danse pas comme soliste, donc j’avais une fatigue physique. Même si on est surentraînés, elle est quand même là. Psychologiquement, je ne pouvais pas relâcher, parce que je savais qu’au prochain spectacle, j'allais être encore en scène. C’est un statut particulier, qui peut sembler parfois paradoxal, d’être un jour soliste et le lendemain fondu dans le corps de ballet, surtout vu de l’extérieur, mais il y a une force aussi dans ce statut, parce qu’on ne perd pas le goût du spectacle, ni l’habitude d’être sur scène, de danser tout simplement, ce qui est notre vie, notre choix. Mais c’est fatiguant parce qu’on se doit de donner aussi, dans le corps de ballet, le meilleur de soi-même.

Au-delà de ça, j’avais à vaincre cette crainte de ne pas être à la hauteur de cette chance qu’on me donne. Cette crainte, je l’ai encore à chaque fois, parce que je ne suis jamais satisfaite de ce que je fais. Quand je sors du spectacle, je ressens un immense bonheur d’avoir vécu ce que j’ai vécu, parce que pendant le spectacle j’oublie tous mes états d’âme, j’essaye de vivre le moment présent, et en même temps, c’est difficile pour moi d’être satisfaite. Donc il y a beaucoup de remises en question après chaque spectacle. Même après la dernière avec Florence [Clerc], on discutait de ce que je pourrais encore améliorer en tant qu’artiste. Je pense surtout après ces expériences successives, Bayadère, Études, Casse-Noisette, Le Lac, que l’on met toute sa vie à approfondir les rôles que l’on danse et que c’est précisément là le secret de la dimension infinie de cet art et sa beauté. Voilà pourquoi un danseur est toujours jeune. Il essaie peut-être inconsciemment ou volontairement de remonter le temps! Se remettre en question, je connais bien ce petit démon-là. Le travail rassure.


Il m’a semblé que votre double rôle a beaucoup évolué au fil des représentations. Odette est plus amoureuse, Odile encore plus sensuelle… Quand vous retravaillez entre deux spectacles, à quoi repensez-vous?

D’abord je pense aux éléments techniques qui n’ont pas marché comme on aimerait : dans l’adage avec Josua, ou avec Florimond [Lorieux] ou Karl [Paquette] par exemple. Ensuite, on approfondit les passages que Florence a aimés. Ce qui est constructif avec elle, c’est ce travail en symbiose. Ce qu’elle ressentait dans le public, je le ressentais en scène. Quand elle aimait quelque chose que je proposais, quand j’allais un peu plus loin en scène dans un regard avec Josua ou dans une délicatesse du poignet, dans un geste, dans un équilibre, dans une arabesque tenue, elle appuyait dessus pour que je prenne conscience que je l’avais fait, que c’était beau, que ça avait du sens, pour que ça mûrisse. Que la technique et l’artistique deviennent un langage, et les adages par exemple, une conversation musicale avec mon partenaire.

Au fil des spectacles avec Josua, c’est vrai qu’on s’est libérés, il y avait moins d’appréhension, plus de confiance en soi, en nous. Donc effectivement, plus de regards, encore plus de tendresse et plus d’amour. Et dans le quatrième acte, l’idée de cette trahison qui me déchire, de la vraie peine. Au dernier spectacle, j’en pleurais presque sur scène. Je me suis sentie trahie, c’était très fort. [Florence] avait beaucoup insisté là-dessus parce qu’elle pensait que je pouvais aller encore plus loin, et elle avait raison. Et pour le troisième acte, on a retravaillé pour que je sois moins sévère. Au début, je pense que j'ai proposé une [Odile] un peu trop dure et impertinente, et du coup, j’ai un peu trop accentué le registre de la séduction au premier degré : je pensais que ça me donnerait une force de combativité, une énergie. Mais au fur et à mesure, j’ai trouvé cette même force en y ajoutant plus de charme, de douceur à travers certains regards et sourires en direction du prince, tout en insistant sur une complicité plus appuyée avec Rothbart. Donc oui, il y a eu une évolution. Et heureusement, car c’est un spectacle vivant.


Comment le courant est-il passé avec Josua Hoffalt?

J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour Josua. Il était dans mon jury de concours de promotion quand je suis montée Coryphée, et quand je suis montée Sujet je crois. En même temps, quand j’ai vu sur la grille que j’allais danser avec lui, je l'ai remercié d’avoir accepté de danser avec moi, parce que je pense qu’en n’étant que Sujet, il n’était pas obligé d’accepter la proposition. Mon titre de Sujet ne le dérangeait pas. Partant de là, ça m’a rassurée. Josua est un homme qui a la communication facile. D’entrée, il m’a mise à l’aise. Ça m’a fait dépasser un cap de timidité.

Héloise Bourdon
Héloïse Bourdon dans La Bayadère (chor. Rudolf Nouréev)


On vous considère comme une danseuse plutôt lyrique. Est-ce que vous pensez qu’Odette, Nikiya, c’est un peu vous?
Oui. C’est vrai que je suis de ceux qui considèrent qu’il n’y a rien de plus fort au monde que la douceur et je pense effectivement qu’il y a quelque chose en moi de très romantique. Je suis une danseuse assez poétique. Par exemple, danser Balanchine ou Robbins sur du Chopin, j’adore, parce que je laisse parler des émotions qui peuvent sembler lyriques, mais qui n’excluent pas un certain tempérament. J’ai une fragilité intérieure. C’est aussi pourquoi le personnage d’Odette me parle, me correspond, m’émeut. Le personnage et les tourments de la danseuse sacrée Nikiya aussi. Ce sont de grands rôles du répertoire comme Giselle ou Juliette. Il y a de la démesure et des sentiments extrêmes qui bouleversent par leur noblesse d’âme. De même en littérature, je suis touchée par Anna Karénine.


Vous avez regardé des vidéos de danseuses russes pour préparer Le Lac, et en effet votre haut du corps et vos bras font beaucoup penser aux Russes. Comment avez-vous travaillé ça?

En observant : le trajet des bras, par où ils passent... Après, je pense que j’ai la chance d’avoir de grands bras, ce qui m’a permis de créer cet effet de bras de grand cygne, cet énorme oiseau qui s’envole. Physiquement, avec mes proportions, c’était possible, c’est une chance. Il y a aussi un port de tête assez visible chez les Russes : un grand cou, des épaules très dégagées, et puis il y a ce menton un peu en avant, un peu comme si elles étaient toujours au-dessus de l’eau à se mirer. J’ai utilisé mes possibilités physiques pour les imiter. Dès que mes bras ne correspondaient pas à ce que Florence attendait de moi, elle disait “non non non !”, et on refaisait.

Voilà, c’était de l’observation. Je n’ai pas fait d’exercices particuliers. J’ai fait plus attention à la barre à la façon de positionner mon dos, pour bien sentir les omoplates bien plaquées. J’ai eu des courbatures au début, c’est vrai, parce que ça demande une grande force dans le dos. Ce que les Russes font, je trouve ça magnifique, ça fait vraiment oiseau. Ça donne un côté complètement inhumain, désincarné, en-dehors de l’être humain. Comme j’attachais de l’importance au fait qu’on doit voir un cygne, que le spectateur doit voir à travers la danseuse les lignes du cygne, j’y suis allée à fond.


Revenons en arrière. Vous avez fait toutes vos classes à l’École de danse, comment se sont passées ces années?

Je suis entrée [à l’École de danse] à huit ans. J’ai commencé la danse à sept ans avec ma sœur au Centre du Marais, avec comme professeur Dominique Pivot. Très vite je me suis ennuyée parce que, d’après elle, j’assimilais assez rapidement. Elle a donc dit à ma mère qu’il faudrait peut-être m’envoyer dans un cours plus avancé.

On habitait rue Rodier dans le 9e, et ma mère a vu [dans cette rue] «Studio de Danse, Étoile de l’Opéra de Paris, Max Bozzoni». Elle m’y a emmenée avant l’été. Max Bozzoni m’a testée et après deux-trois étirements, il a dit à haute voix dans le studio : «Ramenez la petite en septembre.» En septembre, toute contente, j’y suis allée. Je pense que j’ai aimé cet homme. J’étais amoureuse folle du moment que j’allais passer après l’école au cours de danse. Je me souviens encore, et pourtant j’étais petite, de l’excitation que j’avais avant d’aller dans le studio. Pourtant le «Maître» était hyper exigeant et ce n’était pas facile. Je participais à des cours collectifs où tous les niveaux étaient mélangés. Il me mettait derrière les avancés et je devais apprendre, observer pour faire pareil. C’est comme ça qu’un jour je me suis retrouvée à danser derrière Patrick Dupond. C’est incroyable. Il disait : «Prends exemple sur tes aînés, tu dois observer pour apprendre». J’adorais. Je prenais aussi des cours particuliers, ça avançait bien. Il me disait aussi une phrase qui m’est toujours restée quand j’entre en scène encore aujourd’hui. Il me prenait les mains et il me disait : «Tu vois, ma petite chérie, c’est pas quand le rideau est tombé qu’il faut se mettre à danser.» A un moment donné, il m’a trouvée prête pour passer le concours d’entrée de l’École de danse dont Claude Bessy était alors directrice. Une femme d’exception. Un œil et un cœur en or. Ça a marché du premier coup.

J’ai été en internat. Au début c’était très dur, ma mère m’avait dit : «Surtout, Héloïse, si tu es triste, si c’est trop dur, tu me le dis, on t’enlève» – au secours! Du coup, voulant rester, je ne disais rien. C’est assez compliqué au début parce qu’on n’a pas vraiment d’amis. Je n’ai jamais vraiment aimé être interne. J’aime être avec des copains, mais j’aime surtout ma liberté, or, en internat ce n’est pas évident. On est trois par chambre, on a des box, on doit partager une salle de bains, on est au même étage, on passe toutes nos journées ensemble, la cantine, la scolarité, les cours de danse… J’aime être avec des gens, mais j’aime aussi me retrouver seule avec moi-même. Impossible, l’internat est un tourbillon. J’ai adoré ma scolarité côté études où j’ai eu la chance de rencontrer ma «deuxième maman», Madame Dupriez, qui m’a fait oublier toutes les petites misères de l’internat et dont la gentillesse, l’affection et la patience m’ont aidée à la fois à être heureuse, à aimer apprendre, et surtout à rester à l’École de danse et y trouver mes propres repères. Côté danse, j’ai redoublé ma sixième division avec Madame Scouarnec, professeur inoubliable et déterminant qui m’a donné, dès la petite division, une confiance en moi qui ne m’a pas quittée. Comme avec Mademoiselle Bessy, un regard suffisait pour comprendre que c’était dur, mais que ce n’était pas dur pour rien. C’était une très bonne chose de redoubler, parce qu’en cinquième division, on commence les pointes et j’étais beaucoup trop jeune, je n’avais pas encore suffisamment de placement. Ensuite, j’ai fait toutes les classes, puis une seule première division, et j’ai été engagée dans le ballet à seize ans.

Héloise Bourdon
Héloïse Bourdon dans Le Lac des cygnes (chor. Rudolf Nouréev)


C’est tôt. Comment avez-vous vécu cette entrée dans le corps de ballet?

Au début, c’était difficile. J’étais assez perdue, au niveau de la communication. On est là, avec quelques danseurs de notre génération, on communique un peu dans les vestiaires, mais on ne peut pas trop s’imposer – il y a des filles qui ont dix ans de plus, elles sont parfois déjà mamans… J’ai été patiente au sens où je ne leur ai pas sauté dessus directement alors qu’on ne se connaissait pas. J’observais de quelle manière j’allais pouvoir m’intégrer. Maintenant, je vois des filles qui entrent dans le ballet et sont très à l’aise – je pense que les générations avançant, elles sont beaucoup plus à l’aise, ce n’est pas une mauvaise chose. Moi, j’étais plus réservée, donc ça a mis plus de temps. Mais je ne regrette pas du tout, j’ai appris vraiment à connaître certaines personnes. On est tellement tous les uns sur les autres que finalement on se connaît tous sans vraiment se connaître. Les tournées rapprochent aussi un peu : je suis tout de suite partie en tournée, en Chine, au Japon, à Novossibirsk. Fatalement, on passe des soirées ensemble et on apprend avec le temps et le travail qui est notre socle commun, à la barre on va dire, à créer des liens avec ces gens qui vont petit à petit devenir des membres de notre famille artistique.

On se sent aussi un peu perdu au début, parce qu’on peut avoir l’impression que tout est acquis. On a fait un énorme bout de chemin, on est entré à l’Opéra, c’est ça qu’on voulait. Mais en fait, c’est juste le début. Ça assure un statut, un salaire, une sécurité, un art qu’on peut faire tous les jours, mais en même temps, si on a une soif d’évoluer dans la compagnie, ce n’est que le début. Donc il ne faut pas trop perdre pied. Les points, on les marque dès le début en étant assidu aux cours et dans les remplacements que l’on a à faire. J’ai très vite senti ça, et de toute façon pour moi, c’était inconcevable d’être remplaçante et de ne pas connaître toutes les places. Ça fait un peu bonne élève, mais j’avais un cahier avec toutes les places notées, les déplacements, les comptes, la totale, la bible! Les Flocons de Casse-Noisette, tout… Il y a une logique dans tout, c’est assez mathématique, mais j’écrivais tout, je regardais beaucoup les vidéos pour apprendre, ne pas avoir de retard. Car quand les maîtres de ballet remontent les ballets, ils n’ont pas que ça à faire de passer quarante-cinq services à remonter une valse, ça doit aller vite. Ceux qui l’ont déjà dansée connaissent, quand on est derrière et remplaçante, il faut aller vite aussi. Deux solutions : soit on est à la ramasse et on espère ne pas remplacer ou connaître la place, soit on regarde la vidéo, on va dans un studio, on fait des déplacements, on demande aux filles – on essaye de réunir le plus de renseignements possible. Moi, stressée de nature, je ne pouvais pas ne pas savoir. Cette démarche personnelle et ce tempérament m’ont aidée : quand je remplaçais, je savais où j’allais, et du coup je pouvais essayer d’être plus attentive à la gestuelle, j’avais le cerveau disponible pour penser à des pieds, des bras, de jolies positions, des jambes tendues.

Voilà, c’est la nouveauté. Je me sentais bien, j’étais très heureuse, et en même temps j’ai tout de suite pris conscience que ce n’était que le début. Et comme je suis montée [Coryphée] la première année, très vite j’ai pris conscience de ma chance. Je me suis vue dans une classe avec un très bon niveau, des filles ultra prêtes, je me suis dit qu’il allait falloir me battre. Je n'étais pas complètement euphorique du pseudo-succès de monter rapidement. Je me suis dit que c’était possible, qu’il fallait progresser – surtout pour ne pas faire tache dans une classe... Ils m’ont fait confiance, alors il faut y aller, se donner les moyens, comme là pour Le Lac des Cygnes. Faire tout pour, même s’il faut du temps aussi.

Héloïse Bourdon dans Les Mirages (chor. Lifar)


En parlant de concours de promotion, vous avez dansé Les Mirages (Lifar) en décembre dernier…

Je l’avais déjà prise en variation libre il y a quatre ans, parce que c’est une variation dite de maturité. C’est une femme qui est l’ombre d’un homme, il doit y avoir une très grande force et en même temps une souffrance parce qu’elle lui montre son destin – il y a un tas de choses que le public doit ressentir. Comme je suis montée Sujet rapidement et que j’ai toujours adoré cette variation, je me suis dit à l’époque que c’était le moment de la travailler. Au concours, il faut faire des choses qu’on aime. Ou alors faire une variation d’un des rôles qu’on a envie de danser par la suite, pour donner des idées. En tout cas pour ce concours-là, j’étais dans une classe avec des filles expérimentées, qui dansaient déjà des rôles de solistes, au bagage artistique énorme ; j’étais jeune [ndlr. 19 ans], avec beaucoup de choses à prouver. Je l’ai testée, puis travaillée avec Agnès [Letestu]. Et je me suis lancée. C’est à la suite de ce concours que l’on m’a distribuée dans Nikiya. C’était génial et inattendu.

Cette année, je cherchais une variation, ce n’est pas évident. Et je me suis dit : «Allez, refais Les Mirages, c’est ce que tu as adoré». En plus, avec la maturité prise, c’est une variation qu’on refait différemment. Et j’ai passé un moment inoubliable. Je suis rentrée, la musique a commencé, j’étais dans mon élément, dans mon personnage, investie, j’ai adoré chaque geste que je faisais. Il y a eu une espèce de silence dans la salle à la fin, glacial, c’était impressionnant. A tel point que je me suis demandé si j’avais fait la bonne chorégraphie! Je me suis demandé ce qui se passait, j’avais été dans un état de transe, plus vraiment moi-même. Du coup, en sortant de scène, j’ai demandé à Franck de la régie de la danse qui est sur le côté si ça s’était bien passé, parce que je ne savais pas! Il m’a dit : «Ah mais oui, c’était génial, c’était magnifique!» Mais je n’étais pas vraiment apte à écouter quoi que ce soit, je voulais juste savoir s’il y avait quelque chose que j’avais loupé! Ce concours nous permet de montrer qui nous sommes comme danseurs, c’est un moment de l’année difficile, mais qui peut aussi être un tremplin, quels que soient les résultats.


Que pensez-vous de ce concours de promotion justement?

Ce concours est important, il est déterminant et s’impose depuis des années comme étant une force pour la compagnie. Pour la classe des Sujets, ce concours est compliqué, parce que nous dansons toutes des rôles importants tout au long de l’année, que nous progressons, que le niveau est haut et qu’en revanche il y a peu de places de Premières danseuses. C’est le principe de la pyramide.


Qu’est-ce qui a changé avec l’arrivée de Benjamin Millepied selon vous?

Plus d’opportunités pour les jeunes et une nouvelle dynamique. Au niveau de la santé, des massages sont accessibles à tous et qui sont non seulement agréables, mais indispensables et nécessaires. Il y a encore tout un système qu’il envisage de mettre en place, mais déjà ça a changé et c’est bien. Sa programmation est un peu moins classique. Il y a plus de créations.

Dans le travail, au sein de la compagnie, Benjamin Millepied donne lui-même des cours, il a amené des professeurs invités d’autres compagnies avec le souci de diversifier, de satisfaire notre curiosité artistique. Une super professeur russe est venue [ndlr. Olga Kostritzky]. Il y a toujours Gilbert Mayer qui vient faire son stage pendant le concours et là, il est revenu. Il [Benjamin Millepied] est plus présent dans le travail au cours. Il nous regarde plus. Pour ce qui est de la communication, je n’avais pas de problèmes avec Brigitte [Lefèvre], avec lui non plus. Quand j’ai envie de lui dire quelque chose, je le lui dis. Il est très ouvert au dialogue et à l’échange. On peut parler très librement avec lui. Il est très à l’écoute des danseurs.


Vous êtes maintenant remplaçante sur le rôle de Garance dans Les Enfants du Paradis

Oui, et remplaçante de la Ballerine. Garance est un rôle pour une femme très mature, donc si je ne le fais pas cette année, ce n’est pas très grave. Je suis déjà très contente qu’on ait envisagé de me confier ce rôle subtil. J’espère pouvoir le travailler avec José Martinez. Je n’ai jamais travaillé avec lui et j’ai hâte, il est très généreux dans le travail, c’est un danseur que j’admire, un artiste que j’aime. Je me souviens de ses adieux, c’était bon vivant, il a fait une tombola où il a distribué toutes les affaires de sa loge qu’il voulait jeter! C’est dément (rires). Sa médaille du Prix Carpeaux, son vieux chauffe, sa trousse de maquillage, ses boots, son vieux pull qu’il adorait, une vieille photo. J’aime cet état d’esprit.

Dans Manon, je ferai les deux courtisanes avec Christelle [Granier] et je suis remplaçante du rôle de la Maîtresse de Lescaut. C’est un registre plutôt divertissant par rapport au Lac des Cygnes! Même si c’est important d’être crédible dans ce personnage, il y a moins de pression.

Je serai peut être distribuée sur McGregor. J’aimerais beaucoup, même si je pense que mon corps sera un peu chamboulé de découvrir un autre univers. Et ensuite, je partirai au Japon pour danser Roméo et Juliette avec Karl [Paquette], dans une création de notre maître de ballet Fabrice Bourgeois, à Kyoto et Tokyo, les 2 et 9 août. C’est important, le public japonais nous adore, il va falloir être très bons. Je suis rassurée au niveau du partenariat. Karl est parfait et un excellent partenaire. Mais Juliette, c’est un rôle que je ne m’attendais pas à danser aussi tôt. Elle a tout ce côté enfant rebelle, mais il y a surtout le poids du destin, la mort, le poison, la force de l’amour, il faut sortir l’émotion. Mais c'est un beau projet et encore une fois un rôle emblématique à l’image du Cygne. Je suis très gâtée.


Et la saison prochaine?

La Bayadère bien sûr, spectacle auquel j’espère participer. J’ai gardé un souvenir inoubliable de mon premier spectacle de Nikiya en tant que soliste et j’aimerais retrouver ce personnage après l’avoir mûri et retravaillé. Pourquoi pas Giselle, c’est un rôle magnifique. La scène de la folie, c’est pareil, il ne faut pas faire le travail à moitié. Je laisse un peu le destin faire. Au début de l’année il y a un Balanchine, j’aimerais bien être dessus. Ensuite pourquoi pas faire autre chose comme du Keersmaeker, ça me ferait du bien. J’avais adoré Edouard Lock. Le contemporain, je n’en n’ai pas trop fait! J’ai fait du Forsythe, c’est à peu près tout. On me dit toujours que c’est plus simple de faire du contemporain quand on vieillit plutôt que de faire du classique – le classique demande une exigence et une forme physique que le contemporain demande apparemment moins. Donc ce n’est pas grave si j’en fais plus tard, mais pourquoi pas, la programmation est assez contemporaine la saison prochaine.


Y a-t-il d’autres grands rôles que vous aimeriez danser?

Manon peut être, La Dame aux Camélias, Onéguine sûrement, pour les pas de deux qui sont absolument extraordinaires. Et un Pina Bausch, Orphée et Eurydice ou Le Sacre du Printemps, j’adorerais. Là, on touche au sublime ! Du Mats Ek aussi, Appartement, par exemple.


Et que faites vous en dehors de l’Opéra?

J’aime aller au cinéma, visiter des expositions, être dans mon canapé, aller me promener au marché aux puces, m’amuser avec ma petite filleule de cinq ans, passer du temps avec des amis, voyager dès que je peux : Rome, le Japon, Montréal, la Croatie, les Iles... J’aime beaucoup voir ma famille qui me ressource, qui est très présente et incontournable ; j’ai une sœur que j’adore, qui a un groupe de copains étudiants comme elle, avec qui je m’entends bien. Je relativise auprès d’eux certaines choses compliquées, ça me recadre. Pour tout ça, je remercie ma sœur, même si elle n’y est pour rien! Nous sommes très complémentaires et notre famille est soudée. Cette harmonie est un luxe et une vraie richesse.

J’aime bien écrire pour moi, j’écris des choses qui me passent par la tête. J’écoute de la musique, toutes les musiques me parlent, j’écoute beaucoup la radio, j’aime aller au théâtre, au concert, particulièrement à la Comédie française  - je vais aller voir Lucrèce Borgia - mais aussi voir des spectacles d’humoristes. Le rire est un baume.

Mais je me rends compte que je réfléchis beaucoup à mon métier et que je reste toujours un peu branchée. J’avoue que je décroche parfois, mais jusqu’à un certain seuil... où je me ressaisis. Je reste quand même un peu hantée par la danse. Mais c’est sain. Je commence à exister à travers ma passion. C’est le début. Je suis encore une débutante. J’ai beaucoup de chance de toucher à des rôles importants pour moi, j’ai envie d’assumer, du coup ça me travaille énormément pour être à la hauteur des attentes. Ce n’est pas une évidence que je sois si joliment distribuée comme je viens de l’être sur Le Lac par exemple. Intimement, je le prends comme une chance et une preuve de confiance, mais il me reste à chaque étape à démontrer sur scène qu’on a eu raison de me faire confiance. Ce n’est pas juste une question de faire, mais il me faut assumer, grandir et aller plus loin, pour pouvoir moi aussi continuer à… "oser, désirer et frémir"!
Propos recueillis par Gabrielle Tallon



Héloïse Bourdon
Héloïse Bourdon et Christophe Duquenne dans La Belle au bois dormant (chor. Rudolf Nouréev)

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Entretien réalisé le 04 avril 2015 - Héloïse Bourdon © 2015, Dansomanie


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