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entretiens
Préserver et transmettre - Nikolaï Tsiskaridzé

08 avril 2016 : Nikolaï Tsiskaridzé, Recteur de l'Académie Vaganova, Saint-Pétersbourg


A l'occasion du Festival du Mariinsky 2016, nous avons eu la grande chance de bénéficier d'une visite privée de l'Académie Vaganova, qui s'est achevée par une rencontre avec son recteur, Nikolaï Tsiskaridzé. L'ancien danseur étoile du Bolchoï, désormais établi à Saint-Pétersbourg, nous a reçus dans le mythique musée - accessible uniquement sur rendez-vous  - établi dans les murs de la vénérable institution de la rue Rossi. Dansomanie tient à remercier pour leur gentillesse et leur aide Nikolaï Tsiskaridzé, ainsi que Julia Telepina, chargée des Relations internationales à l'Académie, qui fut notre guide durant cette journée, et Alena Kovaleva, élève, dont nous avions fait la connaissance au Prix de Lausanne.





Nikolaï Tsiskaridzé

Vous êtes recteur de l'Académie Vaganova, mais vous venez de Moscou. Comment, quand on vient de Moscou, se fait-on accepter à Saint-Pétersbourg?

Moscou, oui, c'est ma maison. J'adore Saint-Pétersbourg, mais je n'en vois plus rien maintenant que je travaille ici. La semaine, je la passe à Saint-Pétersbourg et le week-end – les samedi et dimanche –, je suis à Moscou, c'est comme des vacances. Mais j'ai quand même dansé durant dix-huit saisons au Mariinsky en tant que danseur invité – je m'y produisais deux ou trois fois dans l'année.

Qu'est-ce qui vous intéressait dans ce poste? Aviez-vous un goût particulier pour l'enseignement?

J'ai commencé à étudier la danse à Tbilissi, puis je suis ensuite allé étudier à Moscou, et je me rends compte que tous les professeurs que j'ai eus viennent de Saint-Pétersbourg et ont été élèves de cette école. Je ne suis pas citoyen de Léningrad, mais au fond, je suis un peu d'ici comme danseur. Donc me retrouver à la tête de cette école, je le vois comme un signe du destin. Oui, c'est un signe du destin. Les personnes qui ont le plus compté dans ma vie, ce sont Mesdames Galina Oulanova et Marina Semyonova. Elles m'ont appris non pas tant à être un danseur qu'un acteur sur scène. Ça, c'est la culture russe et c'est là que réside la grande différence avec ailleurs. La danse, ce n'est pas un «joli pied». Enfin oui, pourquoi pas, c'est bien, d'accord. Mais être sur scène, c'est d'abord être acteur.

agrippina vaganova

Agrippina Vaganova

Quand vous êtes arrivé ici, y a-t-il des choses que vous avez voulu changer?

Non. Il ne s'agit pas pour moi de changer, mais disons qu'il faut prendre en compte le fait que le monde change. Madame Vaganova a écrit son livre, Principes du ballet classique, en 1934, justement pour cette raison. A l'époque, on donnait douze, treize, quatorze représentations de ballet par mois au Théâtre Mariinsky, c'était déjà beaucoup plus qu'à l'époque impériale, où on en donnait environ quatre. Mais aujourd'hui, c'est quelque chose comme vingt-huit, voire trente représentations de ballet, que l'on donne par mois! Le fait est que la façon de vivre a changé complètement. Les jeunes diplômés qui sortent d'ici pour être engagés, une autre vie les attend au théâtre. Ici, c'est un peu comme leur maison, comme leur maman. On s'occupe d'eux en permanence, on se préoccupe de ce qu'ils veulent danser, de ce qu'ils mangent, de leur santé... Mais au théâtre, la vie est complètement différente. Donc, je ne veux pas changer le fond, je veux simplement un tout petit peu corriger le système, comme Vaganova a pu le faire en 1934, pour mieux préparer les enfants à la vie qu'ils mèneront ensuite au théâtre.


Vous avez récemment remonté le ballet La Fée des Poupées des frères Legat pour les élèves de l'Académie. Y a-t-il d'autres ballets du répertoire de l'Académie que vous aimeriez remonter
?

Ce ballet est parfait pour nos élèves, d'abord parce qu'il permet de faire danser toutes les classes : il y a de nombreux rôles pour les petits, pour les niveaux intermédiaires et pour les danseurs qui passent leur diplôme. Ensuite, tout y est très beau, que ce soit la musique, l'histoire, et bien sûr les décors. C'est le premier ballet des frères Legat et la première œuvre que Léon Bakst a faite pour le Théâtre Mariinsky. Il se trouve que cette année, c'est le 150e anniversaire de la naissance de Léon Bakst.

Après ça, je vais remonter le Boléro de Bronislava Nijinska, pour célébrer le 125e anniversaire de sa naissance. Les élèves vont le donner pour le spectacle de fin d'études. C'est un ballet qui fut créé à l'origine pour Ida Rubinstein. Elle ne l'a pas dansé à Léningrad et ce sera donc la première fois qu'il sera donné au Théâtre Mariinsky. Nous avons repris pour cela la chorégraphie qu'avait remontée Andris Liepa avec le Ballet du Kremlin. Moi-même je ne l'ai pas dansé, mais j'avais fait L'Après-midi d'un faune. Il faut savoir que c''est la première version chorégraphique du Boléro de Ravel. Tout le monde pense que c'est Monsieur Béjart qui a imaginé cette danseuse qui danse sur une table, mais non, pardon, c'est Nijinska... (rires).

nikolaï tsiskaridzé

Nikolaï Tsiskaridzé (portrait officiel)


Et les autres ballets de ce spectacle?

Cette année, nous montons la scène de ballet de l'opéra de Glinka, Ivan Soussanine - le bal polonais. C'est une grande scène de ballet qui comprend quatre danses : une polonaise, une krakowiak, une valse, une mazurka. Cela fait trente ans qu'on ne l'a pas dansée au Mariinsky. Une grande partie de la chorégraphie a disparu, mais il y a encore quelques vieux professeurs qui l'ont dansée et ont aidé à le remonter. Il y aura aussi le dernier chef d’œuvre de Fokine, chorégraphié juste après la Révolution en 1917 : le Jardin de Naïna, pour l'opéra de Glinka, Rouslan et Ludmila. C'est très beau. Il s'agit d'un grand ballet classique, avec beaucoup de danse, sur pointes évidemment, enfin un tout petit peu néo-classique, parce que c'est du Fokine. Dans tous ces opéras anciens, il y avait une grande scène de ballet. Au Mariinsky, c'était obligatoire. On va donner trois représentations de ce spectacle au Mariinsky, puis une à Moscou, au Palais du Kremlin.


A part ça, que pensez-vous des reconstructions menées autour des ballets de Petipa?

J'ai dansé La Bayadère de Vikharev au Mariinsky, Le Corsaire de Ratmansky et Bourlaka au Bolchoï. Alors voilà, je dirais que c'est amusant, mais que cela n'a rien d'authentique. Par exemple, dans les ballets, à l'époque de Petipa, le danseur ne danse pas à proprement parler. Il n'y a pas de grands portés. Regardez les photos dans le musée... Après la Révolution, des « trucs », empruntés au music-hall ou au cirque, ont pénétré au théâtre et influencé le ballet, mais avant, non, tout ça n'existait pas. Quand Nijinski est monté sur scène dans Giselle avec son collant et sa culotte, cela a fait scandale... Maria Fedorovna, la mère de l'Empereur Nicolas II, s'est offusquée... Et il est parti. Aujourd'hui, ce n'est plus possible de se priver du danseur! Et donc, ce ne sont pas des ballets du XIXe siècle que l'on remonte. Pour moi, le théâtre, ce n'est pas un musée. Mon professeur, Marina Semyonova a été l'une des dernières ballerines à danser tous les grands ballets de Petipa. Elle a dansé les dernières versions de La Belle au bois dormant, du Corsaire, de La Bayadère, de La Fille du Pharaon, du Lac des cygnes... Puis elle a quitté le Mariinsky pour Moscou. Au Mariinsky, les ballets de Petipa ont cessé d'être dansés tels quels et ont alors été remontés dans de nouvelles versions, tout d'abord par Agrippina Vaganova, puis par Fiodor Lopoukhov et par Konstantin Sergueiev. J'avais discuté de cela avec Madame Semyonova. Je trouvais que c'était intéressant qu'elle ait pu connaître, elle, les versions anciennes. Elle me répondait que non. Elle expliquait qu'elle-même, quand elle est montée sur scène pour la première fois, quand elle était encore jeune et belle, il y avait déjà toujours, dans ces ballets de Petipa, un arrangement nouveau, un pas de deux nouveau ou une variation nouvelle pour les solistes.

De plus, dans ces versions anciennes, la mise en scène était très importante – c'était même quelque chose d'énorme! La Fille du pharaon, c'était cinq actes, avec un prologue et une apothéose – sept actes en quelque sorte. Les représentations pouvaient débuter à 14h et les entractes duraient très longtemps : on allait se détendre, boire du champagne..., pendant que derrière le rideau, on changeait les décors. Maintenant, tout ça n'est plus possible! Il y a les syndicats qui arrivent et vous disent en vous mettant la montre sous le nez : «c'est l'heure, c'est l'heure, c'est l'heure!» (rires) Si aujourd'hui, on proposait de danser Le Corsaire dans de telles conditions à Londres, au Met ou à l'Opéra de Paris, les syndicats nous diraient non aussitôt : «Il faut couper le dernier acte!» (rires) La vie des gens a changé. Alors oui, j'ai vu Paquita à Munich, La Belle au bois dormant à New York... Encore une fois, ces reconstructions sont amusantes, mais le résultat n'est pas authentique. Monsieur Petipa a travaillé toute sa vie ici, dans ce bâtiment. Il y a créé tous ses ballets, car à l'époque, il n'y avait pas de studios de répétition au Théâtre Mariinsky, ils se trouvaient tous dans les locaux de la rue Rossi. Les danseurs ne se produisaient pas à New York, à Paris, ou je ne sais où. Ce sont deux mondes différents.

école vaganova

Hall d'entrée de l'Académie Vaganova


Vous êtes directeur de l'Académie, mais est-ce que vous allez voir les élèves en studio
?

J'y vais tous les jours! Je ne donne pas la classe moi-même, mais je corrige les élèves et je conduis les répétitions. Cela change tout le temps. Nous travaillons tous les soirs un répertoire différent.


Est-ce que la danse vous manque aujourd'hui
?

Non. J'ai dansé les princes durant toute ma carrière. Je ne suis plus un prince. Un vieux prince, ce n'est pas beau à voir. En tout cas, en tant que spectateur, je n'ai pas envie de voir ça. J'ai envie de voir de beaux garçons, de belles filles sur scène. Alors oui, je danse de temps en temps la Mère Simone dans La Fille mal gardée au Théâtre Mikhailovsky. J'aime bien ça. Car je n'oublie pas que je suis un acteur – et un danseur un tout petit peu encore.




Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse


Programme du 274e spectacle de fin d'études de l'Académie de Ballet Russe Vaganova

Scène tirée de l'opéra Ivan Soussanine (Une Vie pour le Tsar) - «Bal polonais»
Musique : Mikhail Glinka
Chorégraphie : Andrei Lopoukhov et Serguei Koren (1939), remontée par Irina Gensler (2016)

Scène tirée de l'opéra Rouslan et Ludmila - «Le Jardin de Naina»
Musique : Mikhail Glinka
Chorégraphie : Mikhail Fokine (1917), remontée par Nikolai Tsiskaridzé (2016)

Boléro
Musique : Maurice Ravel
Chorégraphie : Bronislava Nijinska (1928), remontée par Andris Liepa (2007)

La Fée des Poupées
Musique : Josef Bayer (sur des thèmes de Piotr Ilitch Tchaikovsky, Riccardo Drigo, Cesare Pugni)
Chorégraphie : Serge et Nicolas Legat (1903), remontée par Konstantin Sergueiev (1989), Nikolaï Tsiskaridzé (2016)


12, 14, 19 juin (Saint-Pétersbourg, Théâtre Mariinsky)

22 juin (Moscou, Palais du Kremlin)




nikolaï tsiskaridzé

Nikolaï Tsiskaridzé




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Entretien réalisé le 08 avril 2016 - Nikolaï Tsiskaridzé © 2016, Dansomanie


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