Vous avez dansé le rôle de Lise dans La Fille mal Gardée il y a presque un an. Giselle est votre deuxième grand rôle. Était-ce un rêve de toujours?
Giselle, c’est le rôle mythique d’un ballet
dansé par toutes les compagnies du monde, qui est en quelque
sorte le socle classique de chaque compagnie. C’est un rôle
qui fait rêver, dans lequel on se projette. On se dit
qu’avec lui, on devient artiste à part entière ;
pas seulement danseuse esthétiquement parlant, mais vraiment
artiste, parce que l’on doit tellement interpréter, entrer
dans le rôle, être presque possédée - je
pense à la scène de la folie, mais aussi à
l’acte 2 avec les Wilis. C’est très différent d’une Kitri de
Don Quichotte
par exemple, où l’on peut être soi-même et
jouer. Là, c’est beaucoup plus profond, faisant appel au
vécu. Une véritable introspection. Pour moi, Giselle est
un emblème.
Comment avez-vous appris que vous étiez choisie? Avez-vous été surprise?
C’était
au retour des vacances d’hiver, fin janvier. J’ai
reçu un SMS de Benjamin Millepied : “Tu danses
Giselle”. Point. Alors là… [rires] Était-ce
vraiment à moi que ça s’adressait ?...
J’étais stupéfaite, j’avais envie de le crier
sur tous les toits, mais dans un coin de ma tête, je me disais que
ce n’était pas possible, impensable, incroyable! Je
l’ai remercié et il m’a bien reconfirmé que
le rêve devenait réalité, qu’il y tenait
beaucoup. Le genre de nouvelles qu’on ne s’attend pas
à recevoir en rentrant chez soi dans le RER! Deux semaines
après, il annonçait sa démission. Comme pour tout
le monde, l’incertitude sur l’avenir planait, y compris
pour ce rôle. Quelque temps plus tard, au détour d’un spectacle des Variations Goldberg, Benjamin Millepied m’a reconfirmé que j’allais danser Giselle, ainsi qu’un autre rôle principal sur l’incroyable pas de deux d’Of any if and de Forsythe. Une fin de saison dense et intense.
Quand avez-vous commencé à travailler le rôle?
Arthus
[Raveau] étant aussi officiellement remplaçant, nous nous
demandions si nous allions danser ensemble. Nous avons alors
commencé à travailler de notre côté,
à appréhender les personnages, à visionner de
nombreuses versions du ballet. Ce devait être mi-avril.
Finalement, nous avons su que nous allions avoir un spectacle ensemble,
et que nous avions la chance de travailler avec Monique
Loudières. Mais elle n’arrivait que le 5 mai, et nous
partions en tournée à Brest, ce qui allait couper les
répétitions. Alors pour anticiper, j’ai
proposé à Arthus de travailler avec mon coach et petit
père, Laurent Novis. Nous avions besoin d’une vision
externe. Laurent était disponible, il nous a vu quelques fois
avant l’arrivée de Monique et ça a bien
engagé le travail.
La plupart des étoiles avaient déjà
commencé à travailler auprès de coachs
différents : Claude de Vulpian faisait travailler deux couples,
Lionel [Delanoë] faisait travailler un couple et Monique deux
couples. Quand Monique est arrivée, elle a compris qu’il
nous restait peu de temps avant notre spectacle et nous avons
commencé à travailler à fond.
C’était la première fois que vous étiez coachée par Monique Loudières?
Pendant
toute mon enfance, j’ai fait les stages de Cannes et Monique
m’y a vue plusieurs fois. Par la suite, quand j’ai
commencé mes premiers concours, j’ai travaillé avec
elle. Mais comme elle est coach international, on s’est
éloignées. J’ai toujours gardé beaucoup
d’admiration pour elle, c’est une coach extraordinaire et
cela s’est re-confirmé quand on s’est revues. Elle
était aussi étonnée que moi de me retrouver!
Pour Arthus, ils s’étaient vus au Japon l’été dernier, elle y donnait des cours. Ce
n’était donc pas une découverte, et puis on
connaissait aussi la danseuse, l’artiste qu’elle est
toujours. Elle joue tous les rôles avec une
sincérité et un naturel… On est
complètement décomplexés, on n’a pas du tout
eu peur. Il y a eu une grande familiarité tout de suite.
Sur quoi a-t-elle mis l’accent lors des répétitions?
Le
travail avec Monique a été très différent
de mon habitude, où je mets en place ma technique d’abord
pour me rassurer et être davantage libre
d’interpréter. Là, je travaille pour que ce soit le
personnage qui danse, pas moi Eléonore en tant que danseuse
faisant Giselle. On en a beaucoup parlé. Monique a
été très directe, d’une grande gentillesse
mais elle a dit la vérité : pour moi, elle ne se faisait
pas de souci pour le premier acte, j’allais m’approprier le
personnage au plus proche de ma personnalité et de mon dynamisme
naturel. Par contre l’acte 2, ce n’était pas
gagné! [rires] C’est la réalité : il faut
que je réussisse à me transformer pour devenir plus
fragile, plus éthérée. Pour Arthus,
c’était le contraire : son côté introverti,
intellectuel, réfléchi… il allait devoir devenir
plus “macho”, s’imposer davantage. On avait beaucoup
de boulot!
Pendant les trois premières répétitions, nous
avons vraiment mis l’accent sur l’identité des
personnages, comment [Monique] les voyait, comment elle les identifiait
sur nous - pour que ça ne soit pas juste un calque, pour que ce
soit notre comportement instinctif mis sur ce ballet-là.
Rechercher le côté très amoureux pour Giselle, mais
en partant de la façon dont je suis dans la vie quotidienne. Il
fallait que l’intention soit naturelle pour ensuite
l’amplifier ou la diminuer pour être au plus juste dans le
personnage.
Qu’avez-vous retenu particulièrement sur cette façon de se fondre dans le personnage?
[Monique]
me dit toujours : “fragile”, “humble”,
“amoureuse”, “admirative”. Ce sont les termes
que j’entends tout le temps! Dans l’acte 1, très
amoureuse. Et pas comme La Fille Mal gardée
: Lise est une jeune fille sûre d’elle, manipulatrice,
mutine, qui ose, qui découvre qu’elle est une femme et
l’assume. Giselle, ce n’est pas du tout ça. Elle est
naïve, mais pas dans le sens “cruche” : elle
découvre à quel point il est merveilleux
d’être amoureuse pour la première fois, et elle
n’est pas consciente des vices qu’il peut y avoir
derrière, de la malhonnêteté. Ensuite, le
côté fragile dans le sens où elle se laisse
diriger, elle se laisse être “lovée”.
C’est très différent de ce que je peux être,
très indépendante, ma manière aussi de pouvoir me
rassurer en tant que danseuse.
Donc
c’est une toute autre démarche, très
déstabilisante au début, mais géniale. On vient
chercher au fond de soi-même, et c’est tout ce que
j’attendais de pouvoir faire avec ce rôle. Tant qu’on
n’a pas ce genre de rôle, on a du mal à approcher
cette sensibilité, cette délicatesse-là. En
concours ou même en travail personnel, sans décor ni
ambiance, il est difficile d’aller jusqu’au bout du
contexte. Là, c’est extrêmement intéressant.
Et je pense que c’est pareil pour Arthus, on regarde Monique avec
des yeux émerveillés. On la voit bouger,
interpréter chaque personnage avec une justesse impressionnante.
Et au fur et à mesure, cela s’instaure.
Comment infléchissez-vous votre personnage dans les deux actes?
On
se posait beaucoup de questions intrinsèques au ballet à
force de regarder les vidéos. Est-ce qu’il l’aime
déjà, est-ce qu’il l’a déjà
rencontrée? Autant de possibilités
d’interprétation! Monique nous a dit que l’on
pouvait choisir ce que l’on voulait, mais nous lui faisons
confiance et nous nous laissons guider par sa vision du ballet.
Après, elle s’adapte à nos personnalités et
à nos particularités.
Au premier acte, Monique souhaite qu’Albrecht ait un
côté très “macho” : Giselle est une
conquête, un défi. Il sort de son pavillon de chasse :
“Tiens, cela fait plusieurs fois que je la vois au loin,
j’aimerais bien la courtiser”. C’est comme cela
qu’il aborde Giselle, un peu amusé. Davantage dans ce
sens-là que déjà très amoureux - ce qui
n’est pas le cas pour d’autres versions! C’est la
voie qu’elle nous a fait prendre. A contrario, Giselle est
très amoureuse. Il y a un côté
dominant/dominé où Albrecht domine.
Et dans l’acte 2, c’est Giselle qui devient protectrice
d’Albrecht. On inverse les rôles : c’est elle qui va
le réorienter vers une nouvelle vie sans elle. Elle est
fantômatique mais extrêmement protectrice et forte dans sa
volonté de le protéger. Mais en même temps,
très humble. Monique n’arrête pas de me le dire
[rires]. Fragile, pas dans le sens friable, mais vaporeux, qu’on
ne peut pas contenir, qui échappe, mais en même temps
très présente. Protectrice, vraiment. Très
bienveillante. Elle lui pardonne et elle reste amoureuse en
étant Wili. Albrecht, lui, devient amoureux pendant le premier
acte et découvre ce qu’est le vrai amour, la
sincérité de cet amour-là qui transcende les
castes. Avec Bathilde, il ne connaît pas cela, c’est aussi
nouveau pour lui. Quand Giselle meurt, il est réellement
anéanti - c’est quand même de sa faute, même
s’il le nie au début. Et quand il arrive sur la tombe au
début de l’acte 2, c’est vraiment un pardon, mais en
même temps un remerciement de tout ce qu’il a vécu.
Il n’y a pas que des éléments négatifs.
C’est très subtil et je pense que de la salle on ne peut
pas saisir tout cela, mais c’est très intéressant.
On n’imaginait pas tout ça. On va essayer de le faire
comprendre! Avec le stress, c’est encore autre chose, et comme on
a un “one shot”, il faut arriver à donner tout ce
qu’on souhaite, avoir l’idée de chaque personnage et
se faire plaisir un peu, quand même!
D’un
autre côté, vous êtes considérée comme
une excellente technicienne… Comment avez-vous abordé la
technique dans Giselle?
Cela
me fait toujours rire, car quand on voit des solistes à
l’étranger ou même des vidéos sur Internet,
je suis loin d’arriver à leur niveau. Je suis simplement
une grande amoureuse de la technique, j’aime les sensations et
l’adrénaline que cela procure. Techniquement, il y a
évidemment beaucoup de choses à travailler, c’est
beaucoup plus subtil. Comme on voit beaucoup le personnage, les pas
doivent rester naturels avec cette technique-là. Et souvent, mes
élans de personnage perturbent ma technique, donc c’est
moins évident pour moi de faire ma technique habituelle. Bien
sûr, j’ai des bases qui sont là, mais c’est un
autre travail. Cela m’apprend énormément.
Comment se passe le partenariat avec Arthus?
Nous
n’avions jamais dansé ensemble, c’était une
découverte et il y a un très bon feeling entre nous, on
s’entend très bien. On arrive à parler de tout,
même du personnage de l’autre. On partage nos discussions,
nos questionnements, on s’entraide techniquement. Humainement, on
est en osmose et on arrive à oser beaucoup de choses. On
n’a pas cette réserve que j’aurais peut-être
eue avec un étoile. C’est très plaisant et
j’ai hâte de vivre ce moment en scène avec lui..
Il vous
reste une grosse semaine avant votre représentation [entretien
réalisé le 27 mai 2016, ndlr]. Comment cela va-t-il se
passer?
Nous avons une répétition en
scène demain [samedi 28 mai], avec le corps de ballet. On a
seulement filé l’acte 2 aujourd’hui, dans un studio.
En fait, tout se met en place depuis deux jours seulement. On filera
tout demain. Je ne pense pas qu’on sera prêts au niveau
cardio et même physiquement, parce qu’on sait qu’il
nous reste une semaine, mais ce sera important pour les placements,
pour savoir les espaces qu’on a, les entrées, les sorties
et le temps pour récupérer. On aura peut-être une
autre répétition en scène en fin de semaine
prochaine, probablement sans le corps de ballet.
Revenons sur votre parcours. Comment avez-vous commencé la danse?
J’ai commencé la danse vers 3 ans. Mon professeur
était Josiane Pelletier qui était aussi pianiste,
accompagnateur à l’Opéra. La danse est, depuis que
je suis petite, un exutoire. Je suis de nature réservée,
et elle m’a permis de m’extérioriser et de me sentir
vivante. Entre 6 et 11 ans, j’ai été primée
dans de nombreux concours. Cela m’a permis d’apprivoiser la
scène. Au cours de ma scolarité, j’ai appris
énormément de nombreux professeurs comme Monique Arabian,
Evelyne Desutter, Wilfride Piollet, Laurent Novis...
Vous avez fait une scolarité éclair à l'École de danse. Comment cela s’est-il passé?
De
manière rapide mais chaotique : j’ai sauté deux
divisions, la cinquième et la seconde, et redoublé la
première division, le tout en cinq ans. Je suis entrée
à l'École à onze ans et demi, au grand stage.
J’avais Madame Cerrutti en sixième division, que j’ai
retrouvée avec beaucoup de plaisir en troisième
division. L’adolescence et les défis de la technique ont
fait que j’ai beaucoup travaillé pour trouver la
manière de gérer mon corps pour danser au mieux (surtout
à cause de mes cous-de-pied). J’ai passé deux
années en première division avec pour professeur Carole Arbo,
qui m’a fait énormément progresser et
m’affirmer dans ma personnalité. La première
année, j’ai été très surprise
d’arriver deuxième au concours d’entrée dans
le corps de ballet de l’Opéra, du fait de ma jeunesse.
Lors de ma seconde année de première division, le ballet Les Deux Pigeons
a vraiment été mon propulseur. J’ai pris de
l’assurance et j’ai compris que je voulais faire de la
scène ma vie. Je suis entrée dans le corps de ballet en
2005, à seize ans et demi.
L’intégration dans le ballet est souvent difficile...
On
ne se sent pas à l’aise tout de suite parce qu’on
devient les petits nouveaux. On est très impressionnés.
J’ai connu deux années compliquées pendant
lesquelles des problèmes personnels s’ajoutaient à
ma difficulté à trouver ma place au sein de la compagnie.
Ne pas se sentir bien dans sa peau, ça n’aide pas à
se sentir bien dans son travail! Je me suis réfugiée dans
ma technique, je me donnais à fond au cours le matin, en
m’imposant des challenges.
Le seul moyen de me sentir plus légitime, c’était
de monter Coryphée. Car on n’est moins remplaçante,
on a sa place. Surtout, on me disait - on me dit encore - “tu es
trop petite”. C’est toujours difficile à entendre ;
je ne peux rien y faire. Je ne peux pas me faire rallonger les tibias
en Chine! [rires] Ayant un physique dynamique, il m’a fallu
m’accepter en tant que femme, et me détacher de la vision
classique de la ballerine.
Je suis montée Coryphée en dansant Études.
J’ai eu plus d’opportunités, j’ai
été remplaçante sur des petits pas de deux, pas de
trois - malheureusement sans jamais aller en scène. Il a fallu
attendre que je sois Sujet pour qu’on me laisse les danser..
Justement, au concours où vous êtes montée Sujet, vous aviez choisi Carmen, de Roland Petit, comme variation libre. Audacieux?
C’était
une variation que je voulais danser depuis très longtemps. Un
rôle fort, de séduction, une femme qui s’assume
totalement, à laquelle j’avais envie de m’identifier
le temps d’une variation. J’avais envie de danser un
rôle dans lequel peu de gens me voyaient, voire qu’ils me
déconseillaient, notamment en raison du costume qui ne me
mettait pas le plus en valeur. C’était un challenge, un
gros risque à prendre, et finalement je suis montée.
Dites-nous
quelques mots sur votre relation avec Benjamin Millepied, et sur
Aurélie Dupont qui reprend très bientôt la
direction de la Danse.
Je ne connaissais pas du
tout Benjamin Millepied, je n’avais pas fait ses
créations. Je voulais me présenter à lui à
mon retour de grossesse pour qu’il ait une idée de qui
j’étais. Virginia [son assistante] m’a
conseillé d’aller le voir à la fin d’un cours
qu’il donnait. Sauf qu’il s’agissait d’un
cours-audition avec William Forsythe qui sélectionnait
déjà pour ce qu’on va faire en juillet. William
Forsythe, qui me connaissait déjà, m’a
saluée de loin... A la fin du cours, je suis allée vers
eux pour parler à Benjamin Millepied, et en fait Forsythe est
venu me parler et Millepied s’est en allé. [rires].
Finalement, on s’est croisés au cours le lendemain, et
c’est là qu’il m’a dit qu’il croyait que
j’étais une artiste invitée!
Son
côté très américain, au contact facile,
m’a déstabilisée au début, et tranchait
complètement avec la relation que Brigitte Lefèvre
entretenait avec les danseurs. Il m’a fait confiance très
rapidement et m’a permis de danser mon premier rôle de
soliste, celui de La Fille mal gardée.
Je lui dois énormément parce qu’il m’a ouvert
les portes vers des rôles de soliste auxquels je pensais ne
jamais pouvoir accéder, comme celui de Giselle. Sa venue en tant
que directeur a été très positive me concernant.
Aurélie, je ne la connais pas beaucoup et je n’ai jamais
eu l’occasion de travailler avec elle. Mais c’est une
danseuse que j’admire et qui m’impressionne beaucoup, je
lui souhaite de briller autant en tant que directrice qu’en tant
qu’étoile.
Et qu’avez-vous envie de faire ensuite?
C’est
encore très flou. Je suis sur l’audition de Crystal Pite,
je suis ravie. Sinon, il y a du Forsythe, j’adore ce style, je
m’éclate dans ses chorégraphies. Dans ses
mouvements, j’arrive à me faire plaisir au maximum de mon
énergie. C’est un exutoire. Son travail est très
intéressant, je suis béate d’admiration et
j’apprends énormément sur moi-même, sur ma
manière de bouger. Cela a beaucoup influencé ma danse.
Artifact Suite est l’un des premiers ballets que j’ai pu
danser sur la scène de l’Opéra Garnier, et
c’était le premier ballet marquant de ma vie. Une
révélation. J’ai découvert que le corps
avait des possibilités immenses. A partir de là,
j’ai osé davantage de choses en classique et cela
m’a libérée du carcan scolaire. Ses
chorégraphies sont extrêmement dures, mais c’est un
réel plaisir.
Propos recueillis par Gabrielle Tallon