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entretiens
Photographier la danse

13 avril 2016 : Julien Benhamou, photographe de la danse


C'est en figeant l'instant que Julien Benhamou parvient à libérer le mouvement, si bien que lorsque l'on regarde l'un de ses clichés, l'image semble s'animer. Dans les locaux de son exposition «Blessed Unrest», le photographe nous parle en toute décontraction de son travail avec l'Opéra National de Paris et de ses réalisations plus personnelles.







Pour «Blessed Unrest», votre dernière exposition, vous collaborez avec Aurélien Dougé, danseur et chorégraphe de l'Inkörper Company. Comment vous êtes-vous rencontrés?

J'ai rencontré Aurélien dans une soirée il y a trois ans, et nous avons tout de suite accroché artistiquement. Depuis, on fait des images et c'est une collaboration à part entière, car je m'investis autant dans la danse que lui dans la photo.


Pourquoi avoir choisi ce titre?

Au départ, «Blessed Unrest» est une expression de Martha Graham. En anglais, «To be blessed» signifie «avoir la chance de» et «unrest», c'est le fait de ne pas se reposer ; une façon de dire que pour être serein, il faut toujours être en mouvement, bouger.


Les photos semblent évoquer la «chute». En était-elle le fil conducteur?

Oui, mais surtout celui du rapport entre la fragilité du corps et la matière brute. On ne voulait pas faire des photos de danse au sens classique, on a fait des recherches, nous avons fait les photos de façon très instinctive. Et la chute est arrivée de façon récurrente.

Julien Benhamou


Ce qui est frappant c’est que le visage du modèle est souvent dissimulé. Vous qui accordiez une place prépondérante au portrait, pourquoi ce changement?

Sur cette série, je ne me suis pas positionné comme portraitiste, mais comme photographe plasticien. Le visage est caché car on ne travaille pas sur l’expression du visage — ni même celle du corps d’ailleurs — mais sur le corps dans son ensemble, face aux matières.


Votre travail différait-il donc sur cette série?

Totalement. Souvent, lorsque je fais poser quelqu’un, j’ai envie que cette personne soit belle. Or, pour cette série, la démarche a été radicalement différente. Évidemment, le corps de danseur d’Aurélien est très beau, mais les poses ne sont pas forcement esthétiques. On n’a pas travaille sur la beauté du geste.


Peut-on dire que cette série marque un tournant dans votre parcours de photographe ?

Non. C’est une série à part, qui je pense va se prolonger dans le temps. Peut-être que quand Aurélien aura cinquante ans, on fera encore des photos! (rire)


De façon générale, comment choisissez-vous des personnes à photographier? Qu’est-ce qui vous inspire?

D’abord, c’est un échange. J’aurais du mal à photographier une personne qui n’aurait pas envie de travailler avec moi ou avec qui je n'aurais pas de contact! Je suis sensible au charisme des gens et à l’énergie de la rencontre.

Julien Benhamou


Tisser un lien avec le modèle est-il essentiel pour une séance photo réussie?

Pas forcément... en tout cas, c'est important que l'ambiance soit agréable lors de la séance, pour avoir envie de recommencer. Quand on travaille de façon récurrente avec les gens, on peut aller plus loin. La première fois que j'ai rencontré Mathilde Froustey, c'était une commande pour Vogue Italia et on a eu une entente artistique très forte. Depuis, je l’ai faite poser avec des paillettes sur tout le corps ou avec de la farine dans la figure (rire)! Je me suis rendu compte que plus je lui en demandais et plus elle était disponible.


Vous êtes devenu un des photographes officiels de l'Opéra de Paris. Comment avez-vous commencé à collaborer avec cette institution?

Une amie m'a amené à la répétition générale d'un ballet de Roland Petit. Je devais avoir 26 ou 27 ans et ne connaissais pas du tout ce milieu. J'ai surtout remarqué les danseurs du Corps de Ballet, très expressifs et avec des corps sublimes. Dès le lendemain, je me suis dit qu'il fallait créer un projet pour les faire poser. Je l'ai soumis à Brigitte Lefèvre, qui l'a accepté et les photos ont été exposées au ministère de la Culture. À partir de là, l'Opéra m'a demandé de faire des essais sur des spectacles, et c'est comme ça que je suis peu à peu rentré dans cette institution.


Pourquoi avoir voulu poursuivre avec cet art en particulier?


Dans la danse comme dans la photographie, on s'exprime autrement que par la parole. La danse est un langage visuel, c’est pourquoi les photos de danse sont si fortes.

Julien Benhamou



La danse est l'art du mouvement. Comment parvenez-vous à le capter à travers une photographie, c'est-à-dire un instantané?


Je n'ai jamais cherché à capter le mouvement. Mon propos a toujours été de figer l'instant, d'arrêter le temps. Ça a quelque chose de magique et c'est pour ça que je travaille beaucoup avec la gravité et l'apesanteur : les sauts figés amènent une poésie.


Y a t-il plusieurs prises pour arriver à la bonne photo?

En général assez peu... si l’image de fonctionne pas au bout de trois ou quatre sauts, alors il faut changer. Il faut rester dans une énergie positive et ne pas tomber dans quelque chose de laborieux. Après, il y a eu de bons accidents, comme cette photo que l'on a faite avec François Alu et Léonore Baulac, sur une plage à Carteret. La première fois, l'angle et le mouvement n'étaient pas parfaits. On les a améliorés, j'ai changé ma lumière — car je ne travaille pas en lumière naturelle, il y a toujours des lumières additionnelles et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle je ne peux pas déclencher en rafale — et le deuxième coup, c'était la bonne.

Julien Benhamou


Laissez-vous une certaine liberté aux modèles lors d'une séance photo ou arrivez-vous avec une idée précise?

Je laisse une grande liberté aux artistes et je sens qu'eux me font confiance aussi. C'est vraiment une collaboration. Au début des séances, je viens avec un petit cahier sur lequel j'ai collé des choses qui m'inspirent. Ça peut être du cinéma, des photos de spectacles ou de la peinture. On part d’idées que j’ai eues, puis on s’en détache pour aller chercher plus loin.


Dirigez-vous vos modèles à la manière d'un réalisateur, en guidant leurs expressions?

Comme je viens du portrait, la direction d'acteurs est importante. Souvent, je leur demande même de sourire, pour éviter le cliché de la photo sérieuse. Je veux que les visages soient beaux, expressifs.

Julien Benhamou


Lorsqu'il y a un vrai décor, comme à l'Hôtel Raphaël pour la série «Madame Bovary», cela invite encore plus à cette direction d'acteurs. Comment s'est déroulée cette séance photo?

Pour cette série, j'ai travaillé en collaboration avec Simon Valastro, pour qui j'avais fait les photos de son ballet, La Stratégie de l’Hippocampe. À la suite de ça, on a réalisé cette série inspirée de ses ballets, version cinématographique, en utilisant les danseurs comme des acteurs, avec des décors et des costumes. Sur ce projet, on était vraiment à deux. Simon travaillait plutôt sur le jeu d'acteur et les mouvements et moi, sur la scénographie et la lumière. J'aime beaucoup collaborer de cette façon. Et surtout, on se rend compte à quel point les danseurs sont des comédiens. Dès qu'elle a eu le costume et que l'on était en situation, Ludmila Pagliero a immédiatement incarné Madame Bovary, alors même que je ne lui demandais pas de danser.


Accordez-vous une grande place aux costumes?

J'ai toujours été intéressé par les photos de mode (sans y comprendre grand-chose), comme celles d'Annie Leibovitz. Par exemple, quelques semaines avant une séance photo avec Eve Grinsztajn, j’ai sollicité le corsetier François Tamarin, pour qu’il l’habille. Quand je travaille, je cherche toujours du stylisme, et c'est donc très important pour moi que les modèles puissent être bien habillés.

Julien Benhamou


Lorsque les danseurs esquissent des mouvements, ont-ils de la musique lors de la séance photo ?

Parfois. Mais comme il y a beaucoup de concentration,  je veux qu'ils m'entendent et que l'on puisse échanger dans le calme.


Si vous ne deviez garder qu'un souvenir d'une séance photo, quel serait-il?

(Il réfléchit) Le souvenir le plus sympa c'est sans doute d'être allé en week-end à Carteret avec Léonore et François et d'avoir fait ces photos, dont «l'Envol», que j'aime beaucoup.


L'Opéra est très hiérarchisé. Mais, lorsque vous prenez des photos, vous semblez accorder autant d'importance à une Étoile ou un Coryphée...

C'est vrai. Par exemple, Mickaël Lafon est Coryphée et je l'avais trouvé sublime dans une chorégraphie de Sébastien Bertaud. Je lui ai alors proposé de faire une séance photo et c’était le début d’une belle collaboration. Parmi les Étoiles, j'ai photographié Marie-Agnès Gillot et j'ai compris que la photogénie existait, car toutes les photos étaient belles. Je suis donc très sensible au charisme des personnes et c'est indépendant de leur grade.

Julien Benhamou


Vous ne travaillez pas qu'avec les danseurs de l'Opéra de Paris…

Non, j'ai fait une séance avec Roberto Bolle notamment, qui était venu en tant que danseur invité sur l'Histoire de Manon, pour les adieux d'Aurélie Dupont. Nous avons été mis en rapport par un ami danseur et on a fait des photos dans l'Opéra Garnier et sur les toits. Je travaille aussi pour plusieurs théâtres, dont Mogador. Je collabore donc avec des danseurs issus de comédies musicales, comme Pierre- Antoine Brunet, qui figure notamment sur la série de nus avec Juliette Gernez.


Les danseurs sont-ils plus photogéniques que les chanteurs ou les comédiens ?

Ça dépend vraiment. Les gens les plus photogéniques sont ceux qui ont le plus de distance avec leur physique. Quand je photographie les danseurs, j'ai l'impression que ce qui compte, ce n'est pas tant qu'ils soient beaux, mais que la photo soit intéressante.

Julien Benhamou


Selon vous, y a t-il une évolution dans vos photos, depuis vos débuts?

J'ai l'impression qu'il y a un peu moins d'artifices qu'avant. Je n'ai également plus peur du fond blanc, qui était très difficile à gérer. D'autre part, j'attache une importance primordiale à la lumière et là, j'ai trouvé celle qui me correspond. C'est comme une signature. Mais c'est surtout des périodes je pense, comme «Blessed Unrest», plus dark que les autres. Tout cela est très instinctif en fait.


Y'a t-il un travail de retouches important ou préférez-vous garder un aspect brut?

Il y a peu de retouches, parce que je préfère la prise de vue et moins le moment où je suis derrière l'ordinateur! Évidemment, je peux contraster, modifier la balance des blancs, effacer les imperfections etc... En revanche, ce qui est décisif, c'est le choix des images, qui s'appelle l'editing. Ça, c'est très important.


Les modèles ont-ils un regard sur ce travail d'editing ou vous laissent-ils carte blanche?

Je tiens toujours à faire valider les photos. C'est primordial pour moi et ça fait partie du climat de confiance que je veux instaurer. J'aime travailler sur le long terme avec les modèles et si on n'a pas cette relation de confiance, c'est biaisé.

Julien Benhamou


Vous avez aussi fait une série de nus, y a t-il eu des contraintes supplémentaires?

Le seul risque est de tomber dans le cliché érotique. Je cherche donc à être le plus graphique et stylisé possible. Après, le nu apporte quelque chose en plus. Là, on est plus dans du portrait, mais dans une recherche plastique du corps, dans sa généralité. Quand je photographie du nu, j'ai presque l'impression d'être un sculpteur.


Pourquoi avoir choisi la photographie?

La photo était pour moi le moyen le plus simple d’être en phase avec mon côté artistique. De plus, c'est un outil magnifique pour entrer en contact avec les gens.


Eve Grinsztajn a dit de vous que vous parveniez à capter «l'entre- mouvement», et c'est vrai que la frontière entre vos images et le cinéma est assez poreuse. Est-ce que faire du cinéma vous intéresserait?

Quand j'étais plus jeune, le clip de Madonna Justify my Love, réalisé par Mondino, m'a aussi donné envie de faire de la photo. Quand j'ai vu ce que ce photographe avait réussi à faire en clip, j'ai trouvé ça sublime. D'ailleurs, j'ai eu une première expérience récemment : c'est un petit film artistique qui vient juste de sortir, pour des parfums, Liquides Imaginaires, avec trois danseurs [Valentin Regnault, Utku Bal et Calista Ruat ndlr]. C'était très intéressant mais laborieux au niveau technique. J'aimerais retenter l'expérience mais cela demande beaucoup de préparation.

Julien Benhamou


Quels sont vos projets?

Je viens de terminer les photos de la production de Roméo et Juliette à l’Opéra de Paris et j’exposerai prochainement mes nus, en plus de mes deux projets que je poursuis à long terme, avec «Blessed Unrest» et avec François Alu.




Propos recueillis par Paola Dicelli



Julien Benhamou




Julien Benhamou




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Entretien réalisé le 13 avril 2016 - Julien Benhamou © 2016, Dansomanie


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