Parlons
du futur, justement, mais du futur proche. Vous préparez en ce
moment un nouveau ballet pour Svetlana Zakharova, non?
Oui. Le point de départ en est un pas de deux que j'avais déjà créé
pour elle, Digital
love.
C'est une belle histoire. En fait, jamais je n'avais imaginé pouvoir
travailler un jour avec Svetlana Zakharova. Je l'ai rencontrée par
hasard au World Ballet Festival, à Tokyo [en 2012, ndlr], où elle
dansait un pas de deux de Nacho Duato, Cor
Perdut,
que j'avais moi-même interprété durant des années. Personne
n'était disponible pour la coacher, la faire travailler, et je me
suis proposé. Elle était ravie et a tout de suite accepté mon
offre. On a travaillé cinq jours durant, et elle a même voulu que
j'assiste au spectacle, afin que je puisse la corriger ensuite. Nous
avons noué une amitié, et à l'issue du World Ballet Festival, elle
m'a dit qu'elle aimerait bien que je crée quelque chose pour elle.
Je lui ai demandé avec qui [elle voudrait danser], elle m'a
répondu : «avec toi». Ça m'a fait un gros
choc!
On a donc commencé à travailler sur Digital
love,
qui a été créé il y a deux ans lors d'un de mes galas à
Shanghai. Après la première, elle m'a dit : «Patrick,
j'en veux plus»! «Que veux-tu dire»?
«Je veux que ça soit plus long»! Et donc j'ai
repris et rallongé Digital
love,
qui est devenu The
Rain Before It Falls
- La
Pluie, avant qu'elle tombe –
et qui dure maintenant trente minutes.

Patrick de Bana, Svetlana Zakharova
Et
quel est le sens de ce titre [qui fait référence à un roman de
l'écrivain anglais Jonathan Coe, ndlr]?
C'est
toujours difficile de parler d'une œuvre qu'on est en train de créer.
Cela parle de l'amour invisible, indicible, impossible, cela parle de
tout et de rien, comme avant la pluie : on sent qu'il y a
quelque chose dans l'air, que quelque chose va se passer, mais on ne
sait pas vraiment quoi. C'est l'histoire d'un écrivain, tourmenté
par ses démons... C'est Jean-François Vazelle, avec qui j'ai déjà collaboré pour Le Sacre du Printemps, Apollon, Echoes of Eternity et Cléopâtre, qui s'est occupé de la dramaturgie.
Là,
vous avez travaillé avec Svetlana Zakharova, auparavant, c'était
avec Agnès Letestu. Est-ce que vous vous sentez attiré par ce type
de danseuse, un peu «aristocratique»? Cela
contraste avec votre propre personnalité, non?
Vous
savez, Tarzan et Jane... Eh bien, c'est exactement cela! Les
contraires s'attirent. J'ai un physique un peu «exotique»,
j'ai des tatouages, des boucles d'oreilles, toutes ces choses ne font
évidemment pas partie de leur monde, à Svetlana Zakharova ou Agnès
Letestu! Inversement, elles ne font normalement pas partie de
mon monde à moi non plus! Mais je n'ai pas activement cherché
à travailler avec elles, c'est le destin qui nous a rapprochés.
J'ai
une base de danseur classique, j'ai fait mes études à l'école de
John Neumeier, à Hambourg, et j'ai donc une connaissance de la
technique classique, même si je ne danse plus de classique. Mais
j'évolue dans un univers un peu atypique, j'ai travaillé avec des
gitans, avec des danseurs de flamenco, avec des soufis, en Turquie,
j'ai utilisé de la musique arabe. Et en même temps, j'ai travaillé
avec Svetlana Zakharova et de la musique de Bach. Cela vient aussi
un peu de ma naissance, je crois. Ma mère est allemande, avec des
origines polonaises et hongroises, mon père est nigérian. En fait,
j'ai tout en moi, un côté européen, et aussi un côté africain,
ancestral, profond.

Denis Savin, Patrick de Bana,
Est-ce
que dans
The Rain Before It Falls,
que vous montez actuellement donc, vous jouez sur ce contraste entre
votre personnalité et celle de Svetlana Zakharova?
Non,
en tout cas pas sur le plan visuel. Ce serait vraiment tomber dans la
facilité : moi le sauvage, elle la blonde aristocrate russe!
Mais inconsciemment, dans nos rapports, oui. Je suis à moitié
africain, et même si je ne veux pas en jouer, je ne peux pas le
nier, le cacher. L'Afrique est forcément quelque part autour de moi.
Quand
je crée, je crée «au fil de l'eau», au fur et à
mesure. Ça a été pareil lorsque j'ai collaboré avec Ivan
Vassiliev. J'ai écrit pour lui un solo, The
Labyrinth of Solitude,
et durant tout le processus de création, j'ai pensé à Nijinsky.
Ce n'était ni l'Afrique, ni l'Europe, c'était Nijinsky. Quand je
suis face à un danseur, je m'en fiche de l'apparence extérieure,
qu'il soit beau, blond, avec des yeux bleus ou des yeux noirs, ça
n'a pas d'importance. Ce qui m'intéresse, c'est l'intérieur.
J'essaye d'en faire une sorte de radiographie. C'est ce que les gens
ont à l'intérieur qui me donne envie de travailler avec eux.
Svetlana, comme Agnès, comme Aurélie Dupont [l'interview a été
réalisée avant l'annonce de la nomination de la danseuse à la
direction du Ballet de l'Opéra de Paris, ndlr], comme également
Ivan Vassiliev, Hervé Moreau, Mathieu Ganio : ils ont tous en
eux un univers qui leur est propre, et c'est cet univers-là qui
m'attire, qui me donne l'envie de créer.
Est-ce
que vous utilisez aussi les pointes?
Oui.
Dans The
Rain Before It Falls,
Svetlana Zakharova ne sera pas sur pointes, mais j'ai récemment
monté Creatures,
à Vienne, pour les jeunes talents de la compagnie. La soliste
féminine y était sur pointes. J'ai créé
aussi d'autres ballets sur pointes : Le Chant de la Terre,
pour le Ballet National de Chine, par exemple - et maintenant, dans sa
version remaniée les deux rôles féminins principaux
sont également sur pointes. Mais je
n'aime pas les étiquettes. Vous me voyez devant vous, trouvez-vous
que j'ai l'air allemand? Non, évidemment. Et pourtant j'ai un
passeport allemand. Même les douaniers et la police n'y croient pas
et vérifient mes papiers cinq fois de suite quand je voyage!
Donc, je ne veux pas m'attacher aux apparences, je ne veux pas juste
plaquer des clichés. La danse classique, ce n'est pas que les
pointes. D'abord, c'est la danse telle qu'on l'apprend dans les
classes. Les pointes en sont un des aspects. La danse, c'est un
thème et des variations - d'ailleurs, j'adore ce ballet de
Balanchine! La danse doit rester ouverte, il ne faut pas la
diviser en cases. J'aime la liberté. C'est pour cela que j'exerce
mon métier en free-lance depuis 2002. J'aurais pu intégrer
différentes compagnies, mais je me suis dit, même si c'est
difficile, au moins je suis libre. C'est cela qui me plaît. Quand je
suis devant Svetlana Zakharova, je suis libre!

Patrick de Bana, Svetlana Zakharova
Est
ce qu'Agnès Letestu ou Svetlana Zakharova se sont tournées vers
vous justement parce qu'elles ont l'habitude d'évoluer dans des
compagnies très hiérarchisées, très structurées, et qu'elles
voulaient expérimenter autre chose?
C'est
fort possible. Elles ont très vite compris que pour moi, avant
l'étoile, avant la star, il y a l'être humain. Si je ne ressens pas
l'humanité d'une personne, qu'elle soit Etoile ou dernière danseuse
du corps de ballet, ça ne m'intéresse pas.
Les
répétitions de The
Rain Before It Falls
se déroulent où? C'est vous qui vous rendez à Moscou?
Nous
avons répété plusieurs fois à Vienne, et,
de mon côté, je me
rends souvent à Moscou. J'y ai passé dix jours en
décembre
dernier, et je m'y rends de nouveau fin février 2016. La
première
est prévue le 12 mai, à Modène [au Teatro Comunale
Luciano
Pavarotti de Modène, ndlr]. Après une mini-tournée
en Italie, la
pièce sera présentée au Bolchoï, à
Moscou, les 24 et 25 mai
2016. D'autres représentations auront lieu d'ici la fin de
l'année 2016, à Monte-Carlo, Riga, Naples, Gênes,
Ravenne...
Vous
disposez d'un interprète pour communiquer avec Svetlana Zakharova?
Non,
on se débrouille avec l'anglais! Et puis on se parle aussi
avec nos corps, avec le physique! Et comme j'ai aussi été
très souvent en Russie, sans vraiment parler la langue, je la
comprends plus ou moins.

Svetlana Zakharova, Patrick de Bana
Est-ce
qu'il y a des échanges avec Svetlana Zakharova? Est-ce qu'elle
vous donne des idées, vous suggère des modifications?
J'adore
travailler avec Svetlana Zakharova, car elle est d'une très grande
disponibilité. Cela m'a d'ailleurs étonné, je ne m'attendais pas à
ça. J'ai travaillé avec d'autres personnes avec lesquelles c'était
plus compliqué, où il fallait faire preuve de diplomatie...
Svetlana m'a dit un jour : «Patrick, je suis ton
instrument. Fais avec moi ce que tu veux». Nous avons
énormément d'échanges, et comme, de surcroît, nous dansons
ensemble, le contact est encore plus intime, plus intense. Ce que je
crée pour elle, je le crée de fait aussi pour moi. N'interprétez
pas mal mes propos – mais c'est aussi une belle histoire d'amour.
J'ai découvert en elle un être humain fantastique. Elle a une très
grande force de caractère, elle est très professionnelle, et en
même temps, elle peut être très drôle aussi. Nous avons même eu
des fou rires ensemble! Je me dis que j'ai vraiment eu de la
chance.
Comment
arrive-t-on à concilier le travail du chorégraphe et celui de
l'interprète? N'est-ce pas compliqué d'être à la fois à
l'intérieur et à l'extérieur?
C'est
une chose que je ne fais pas, en temps ordinaire. Cela ne m'est
arrivé que très rarement, avec Elena Martin, une danseuse de
flamenco, notamment. Mais on se connaissait depuis des années.
Pareil pour Agnès Letestu, encore qu'au départ, ce n'était pas
franchement voulu.
Agnès
Letestu, Svetlana Zakharova, tout comme Elena Martin,
sont très grandes, et pour moi, elles ont des physiques très
«faciles». Et je suppose qu'inversement, comme je suis
grand aussi, elles se sentent «enveloppées», en
confiance. Je me considère plutôt comme la base, en quelque sorte,
sur laquelle elles peuvent danser. Bien sûr, nous dansons ensemble.
Mais je serais presque tenté de dire que je les «protège»
sur scène.
Est-ce
que cela ne vous incite pas à vous tenir en retrait, sur scène?
Absolument.
Je me mets au second plan. Quand je danse avec Agnès Letestu ou
Svetlana Zakharova, je me mets toujours au second plan. Je suis
l'ombre d'Agnès Letestu, l'ombre de Svetlana Zakharova.
Est-ce
que vous prenez aussi l'avis de personnes extérieures? Manel
Legris par exemple?
Pas
seulement avec Manuel Legris, cela dépend des personnes présentes.
Je prends souvent l'avis de Chantal Lefèvre, qui est maintenant
Maître de ballet à Vienne, et qui dansait auparavant chez John
Neumeier à Hambourg. Il m'arrive de demander à quelqu'un de
s'asseoir dans le studio, et d'observer. Sauf avec Svetlana
Zakharova, qui apprécie beaucoup l'intimité, elle préfère
travailler à huis clos. Mais nous filmons tout, et on regarde
ensuite les vidéos et nous en discutons.
Quand
je crée quelque chose, ce n'est jamais définitif. Ça évolue au
fil des répétitions, et même des représentations. Il y a toujours
des changements. Mes créations, je les appelle mes «enfants»,
mes «bébés». Et un enfant, il doit grandir. Il faut
le nourrir. Par exemple, en avril, je vais en Chine, pour y reprendre
Echoes
of eternity,
ma dernière création. Je suis sûr à quatre-vingt dix pour cent
qu'il y aura des changements.

Patrick de Bana, Svetlana Zakharova
Le
programme sera complété par d'autres pièces, au Bolchoï
notamment?
Oui,
c'est LA soirée de Svetlana Zakharova, au cours de laquelle trois
pièces de trois chorégraphes différents seront présentées au
public. Mais je ne suis pas en mesure de vous donner les noms des
deux autres pour le moment [le détail du spectacle n'est pas encore
annoncé sur le site du Bolchoï, même si tous les billets pour les
représentations du 24 et du 25 mai sont déjà vendus, ndlr].
Et
la musique de The
Rain Before It Falls,
vous avez évoqué Jean-Sébastien Bach?
La
musique, il y aura Bach en effet - un fragment des Variations Goldberg, tout à la fin, mais aussi Ottorino Respighi, et
également un compositeur avec qui je travaille souvent, Carlos Pino
Quintana. C'est un Vénézuélien, mais il a une formation tout à
fait classique, il a étudié à la Musikhochschule de Vienne. Il a
une grande ouverture d'esprit. Il va d'ailleurs aussi réviser en
partie la musique de Marie-Antoinette.
Entre les pièces baroques, il y a des transitions contemporaines, qui
doivent exprimer les angoisses de la Reine de France.
Il
n'y a aucun lien, aucune filiation entre Marie-Antoinette
et The
Rain Before It Falls?
Non,
il n'y a vraiment pas de lien entre ces deux ballets. Pour moi, la
«responsable» de Marie-Antoinette,
c'est Agnès Letestu. C'est elle, lors de notre rencontre à Cuba,
qui a été l'inspiratrice de cette création. En plus, elle en a
réalisé les costumes, magnifiques. Pour The Rain Before It Falls, le responsable, c'est le Destin, qui m'a fait rencontrer Svetlana à Tokyo!
Vous
allez à nouveau travailler avec elle?
Oui.
Je l'aime bien. Elle possède une élégance toute personnelle. Et
elle a cette touche un peu «Ancien Régime». Et j'adore
l'Ancien Régime. Chaque fois que je viens à Versailles – et cela
m'arrive souvent – je me dis : «Patrick, pourquoi
n'as-tu pas vécu ici»? J'aime beaucoup les temps
anciens, le passé.
Vous
n'êtes pas allé à Versailles avant-hier [21 janvier 2016, ndlr]
justement pour y commémorer l'anniversaire de la mort du roi Louis
XVI justement [rires]?
Non!
Mais j'aurais pu [rires]. En fait, ce qui me fascine surtout, c'est
l'époque baroque, cette imagination débordante des gens
d'alors,
cette créativité foisonnante : Lully, Haendel,
Vivaldi...
D'ailleurs, à la maison, j'ai des centaines de disques de
musique
baroque. Pour moi, la Lumière, c'est l'époque baroque.
Bien sûr,
toute médaille a son revers. Paris était remplis de
miséreux. L'histoire de notre monde est malheureusement faite
ainsi.Mais
que ce soit en musique, en peinture, dans les arts en général, le
baroque était pour moi pris d'une véritable folie créative.
Baroque
donc. Comme vous êtes né à Hambourg, n'avez-vous jamais été
tenté de créer un spectacle autour de Telemann, qui y dirigea, de
1722 à 1738 le premier opéra «public» d'Allemagne, le
Theater am Gänsemarkt?
En
fait, je me suis un peu éloigné du Nord. Mon port d'attache est en
Espagne maintenant. Comme je suis à moitié Allemand, je connais
bien la mentalité du Nord. Mais ce que j'aime beaucoup, en ce
moment, c'est la mélancolie du Sud. Elle me donne énormément
d'inspiration pour créer. Un coucher de soleil à Hambourg, ce n'est
pas pareil qu'un coucher de soleil en Toscane. Et pourtant, c'est le
même soleil. Ce sont l'air, l'ambiance, l'histoire, qui rendent les
choses plus lumineuses ou plus sombres.
Vous
avez d'autres projets pour l'avenir, notamment à Vienne, avec Manuel
Legris?
J'ai
des projets, mais ils ne sont pas suffisamment avancés pour pouvoir
en parler.