menu - sommaire



entretiens
Johan Kobborg, directeur du Ballet de l'Opéra National de Bucarest

01 décembre 2013 : Noëllie Coutisson interviewe Johan Kobborg pour Dansomanie


Noëllie Coutisson, dont nous avions fait connaissance à l'occasion du Prix de Lausanne 2010, auquel elle avait participé, est aujourd'hui danseuse au Ballet de l'Opéra National de Bucarest. Elle a accepté, pour Dansomanie, de se livrer à un exercice inédit : interviewer, à quelques heures de sa nomination officielle, le nouveau directeur de sa compagnie, Johan Kobborg. La star danoise de la danse, après une prestigieuse carrière de Principal au Royal Ballet de Londres, vient de prendre en main les destinées du Ballet de l'Opéra National de Bucarest. Johan Kobborg, est, de par sa compagne, Alina Cojocaru, sentimentalement et culturellement lié à la Roumanie. Lorsque l'entretien a été réalisé, la nomination de Johan Kobborg à la tête de la compagnie nationale roumaine n'avait pas encore été annoncée de manière formelle, et n'est donc, ici, évoquée qu'entre les lignes, et la conversation a essentiellement porté sur la nouvelle production de La Sylphide, qu'il était venu monter à Bucarest.


A lire aussi :
Avec Noëllie Coutisson, la France danse à Bucarest






Comment avez-vous décidé de remonter La Sylphide à Bucarest?

Comment? Eh bien, ce n’était pas simplement une lubie à moi. Vous savez, il ne s’agit pas juste de contacter des gens, d’auditionner et de décréter : «voilà, je veux faire ça avec vous». C’était en fait une idée du directeur de l’Opéra de Bucarest [Răzvan Ioan Dincă, ndlr]. J’étais en Roumanie avec Alina [Cojocaru] ; elle s’occupe d’une œuvre de bienfaisance,  Hospices of Hope [http://www.hospicesofhope.co.uk/], qui construit actuellement une nouvelle unité de soins palliatifs à Bucarest, et nous voulions voir où en étaient les travaux. Nous avions décidé de profiter de l’occasion pour rendre une visite de courtoisie au directeur de l’Opéra. Quelque temps après notre retour à Londres, il m’a appelé pour me dire qu’il avait quelque chose d’intéressant à me proposer. Par chance, j’étais disponible exactement à la période où il avait besoin de moi. J’ai accepté sans discuter. J’étais enchanté de remonter La Sylphide. C’est un ballet chargé d’émotion et qui signifie énormément de choses pour moi. De plus, j’avais des liens avec le Ballet National de Roumanie. Je connaissais quelques danseurs de la compagnie, et j’ai déjà eu l’occasion de me produire de temps à autre là-bas  comme invité. Et donc, j’ai trouvé que c’était une proposition intéressante, en tout cas pour moi, et j’étais certain qu’elle pourrait m’apporter beaucoup de choses. Je n’avais aucun doute sur les chances de succès de ce projet.   


Vous aviez déjà monté La Sylphide à Londres et à Moscou. Quelles sont les spécificités de cette nouvelle production?


Evidemment, j’ai grandi avec ce ballet, dont le style est tout à fait particulier. C’est l’un des premiers ballets que j’ai dansé en tant qu’interprète. En fait, c’est le ballet qui, d’une certaine manière, a démarré ma carrière internationale. Il est tellement lié au Danemark, et de tellement de façons… Sa transmission de génération de danseurs en génération de danseurs n’a jamais cessé. Il n’est pas seulement unique pour le Ballet royal du Danemark et pour Bournonville, il l’est aussi pour moi. Alors évidemment, si une compagnie de par le monde veut avoir sa propre production de La Sylphide, cela a plus de sens, dirons-nous, de faire appel à un Danois qu’à un Moscovite, tout simplement parce que le Danois aura une plus grande connaissance du style.

Dès lors que je monte une production [de La Sylphide] pour une autre compagnie, j’essaye toujours de l’adapter aux spécificités locales, mais sans en altérer la substance. Les danseurs sont différents d’un endroit à l’autre, les points forts de chaque compagnie ne sont pas les mêmes, il y a toujours de petites différences de style, et cela me paraît important de faire vivre le ballet avec les gens de la compagnie en question. Je ne suis là que pour une courte période, mais je me dois de transmettre quelque chose avec lequel et dans lequel les danseurs pourront grandir. Il ne s’agit pas simplement d’imposer ma vision de l’œuvre sur scène, ma mission est de faire en sorte que les danseurs s’approprient l’ouvrage, lui donnent vie. C’est ce qu’il me faut accomplir lors des séances de travail  en studio ou des répétitions sur scène. Il faut parvenir, avec des danseurs aux aptitudes différentes, au même résultat final. Je n’ai pas à décréter ce qui est «juste» ou «faux». Certes, il y a un cadre stylistique dans lequel on se doit de rester, mais l’on peut atteindre le même objectif de tellement de manières… Mon travail, c’est de monter le ballet de façon à lui donner du sens, non seulement pour les interprètes, mais aussi pour les spectateurs, car ce n’est pas une pièce de musée.

Lorsque j’ai monté la production en 2005 pour le Royal Ballet, je croyais être familier de l’ouvrage. Mais, quand je me suis attaqué au livret, je me suis rendu compte que ce que je lisais ne correspondait pas tout à fait au ballet que je connaissais : il comportait des scènes que je n’avais jamais dansées. Et, à mesure que je les découvrais, ces scènes me parlaient, rendaient l’histoire plus claire, les relations entre les personnages plus intelligibles. Je ne comprenais pas pourquoi ces scènes avaient été retirées, puisque c’est Bournonville lui-même qui était l’auteur du livret. Ce dont j’étais sûr à présent, c’est que je voulais réintégrer sinon toutes, du moins une partie de ces scènes dans la chorégraphie . J’ai appelé un historien de la musique danois au téléphone et je lui ai demandé : «Comment faire? Je ne peux pas simplement rajouter de la musique pour accompagner ces scènes inconnues
». Le musicologue m'a répondu : «Vous tombez à pic, il y a quelques années, justement, on a retrouvé la partition originale de ces scènes, elle avait été égarée quelque part dans les rayonnages d’une bibliothèque». Je n’en croyais pas mes oreilles. Non seulement j’ai entre les mains l’argument de ces scènes, mais maintenant j’ai aussi la musique qui va avec. Et même davantage encore : quand je suis allé examiner la partition, je me suis aperçu qu’elle comportait des annotations de la main de Bournonville! On pouvait y lire que James doit se rapprocher de deux hommes en leur disant : l’avez-vous vue [la Sylphide]? Ils restent interloqués, recherchant on ne sait quelle bénédiction venue du ciel.

Comme il ne s’agissait que d’une réduction pour piano, il nous a fallu la faire orchestrer. Certaines scènes étaient bien trop étirées et je ne voulais pas ralentir le flux de la narration et casser le rythme de l’action en ajoutant dix minutes de pantomime juste pour le plaisir. Je voulais uniquement ajouter ce qui pouvait améliorer la compréhension de l’histoire. J’ai fait des coupes, j’ai, comme dit, fait orchestrer le reste, tout en essayant de comprendre pourquoi et quand cette musique avait été retranchée du ballet.

On sait que Bournonville avait créé le rôle de James pour lui-même. Il était un excellent danseur et pendant des années, il en a été l’unique interprète. Selon la légende, celui qui lui succéda était certes bon danseur aussi, mais également piètre acteur, raison pour laquelle Bournonville enleva ces scènes. On ne sait pas si c’est vrai ou faux, mais…

C’est donc tout cela qui rend ma version inédite. Vous y entendrez de la musique et y découvrirez des scènes qu’on ne trouve pas dans les chorégraphies habituelles et pourtant, ce que j’ai créé est, j’en suis persuadé, plus proche de l’original que tout ce que vous pourrez voir ailleurs.

L’un des points qui me tenait à cœur – et c’est aussi pour cette raison que je ne veux pas d’une pièce de musée - concerne Madge. Madge n’est pas nécessairement une vieille sorcière. Je crois que la raison pour laquelle ce ballet a survécu, c’est qu’il nous touche par son humanité. Il est fait des émotions et des sentiments les plus simples : l’amour perdu, les rêves, les espoirs, la vengeance, la colère… On n’a pas besoin de s’encombrer de bons et de méchants, de sorcières et de trolls…. Je crois que c’est plus fort, plus humain, plus naturel que cela.… Tout le monde peut se retrouver dans ces émotions. Ce n’est pas qu’une histoire de Sylphide ou de fée volante, la Sylphide incarne les rêves de James, qui sont aussi ceux de chacun d’entre nous. Nous sommes tous pareils, nous nous imaginons tous que l’herbe est plus verte dans le pré d’à côté, on veut toujours avoir ce que l’on n’a pas… . Et c’est bien ainsi. C’est la nature humaine, il faut avoir des rêves… Ce que nous raconte aussi  l’histoire, c’est qu’une fois le rêve réalisé – dans le ballet, lorsque James s’empare de la Sylphide – le rêve disparaît et la réalité ressurgit.  Et alors il nous faut poursuivre un autre rêve, une autre passion. Tout ça est bien davantage qu’une affaire de Sylphide qui meurt. On peut y voir un tout autre sens : James court après ses rêves. L’issue n’est pas très heureuse, James perd tout, il perd la vie ou ce que nous, spectateurs, considérons comme étant l’essence de la vie : la sécurité, le confort, une maison, une épouse, des meubles, toutes les choses concrètes que nous associons au bonheur… Si j’ai une belle télévision, si j’ai ceci ou cela, je serai heureux… Mais nous ne vivons pas qu’à travers la possession de biens matériels, la vie vaut plus que cela… Au fond, je ne désire pas que les gens arrivent au théâtre, s’assoient et voient exactement ce que je veux qu’ils voient! Nous sommes tous différents, je vois quelque chose, vous voyez autre chose, un enfant verra encore autre chose… Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise lecture du ballet, nous y projetons tous une expérience différente de la vie… Bref, le ballet peut se lire à plusieurs niveaux. C’est en tout cas ce que j’espère pour cette production.


Avez-vous procédé à des adaptations particulières pour l’Opéra de Bucarest, dont les moyens ne sont sans doute pas ceux du Bolchoï ou du Royal Ballet?

Non, pas vraiment. Evidemment, pour la scénographie, on peut choisir des matériaux de qualité différentes, on peut un peu rogner sur la longueur des costumes, etc… Mais aujourd’hui, où que vous vous trouviez, cela fait aussi partie du métier de ne pas dépenser plus d’argent que vous n’en avez. Et parfois, j’ai l’impression que les compagnies en dépensent beaucoup trop, en oubliant qu’il ne s’agit pas juste d’en mettre plein la vue. Le ballet est un art, et l’art n’est pas qu’une affaire de gros sous. Plutôt que d’aller astiquer les dorures du Royal Opera House, je préfère travailler dans des lieux où tout reste à bâtir. C’est ce que je fais ici, à Bucarest. Ce qui est formidable, c’est que je peux partir de zéro, et pas seulement dépoussiérer ce qui existe déjà. Je peux décider de ce que sera l’avenir. Si quelque chose ne marche pas, je peux le changer, et essayer autre chose. Je crois que nous devons toujours nous renouveler.  Je suis ici parce que j’ai envie d’être ici, parce que je trouve l’endroit intéressant et exaltant, je ne suis pas ici pour faire de l’argent. Bien sûr, sans Alina, je n’aurais pas eu ces relations avec l’Opéra de Bucarest : c’est elle que je dois remercier, c’est elle qui m’a permis d’être ici… J’ai toujours aimé danser ici. C’est important. Si quelque chose me permet de retrouver cette joie que j’ai éprouvée en tant que danseur, je le ferai, quoi qu’il m’en coûte. Mais peut-être suis-je chanceux de n’avoir pas vraiment à me préoccuper de cela. Je survivrai!   


Quelle importance a eu ce ballet dans votre carrière?

Comme je l’ai déjà dit, La Sylphide est le ballet qui m’a permis de voyager, d’être invité dans d’autres compagnies, de m’ouvrir à la vie. J’ai eu de la chance, car je crois qu’il est important d’être conscient de son identité artistique, de ses forces, et ce ballet est une force pour moi. Evidemment, il ne faut pas rester étroit d’esprit, se limiter à un répertoire, mais c’est toujours une bonne chose que de posséder des bases solides Si une compagnie possède La Sylphide à son répertoire, et qu’elle doit faire appel à un artiste invité, elle essayera de prendre le meilleur et fera sans doute – enfin, peut-être pas! - appel à un Danois. Le Danemark n’est pas un très grand pays et il n’y a pas tant de danseurs capables de danser James. Ce ballet a été une chance et il est intéressant de noter que c’est l’un des premiers ballets que j’ai dansés et je l’ai encore dansé il y a un an à Londres – et de manière complètement différente!

C’est ce qui caractérise une bonne chorégraphie, une bonne mise en scène : des rôles qui permettent à votre personnalité d’évoluer. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise conception du personnage. On peut faire de James un jeune homme totalement naïf, on peut en faire quelqu’un de plus mûr… et c’est pareil pour la Sylphide : créature candide, ou elfe pas si pure que cela… Il n’y a aucune limite. Cela fait parfois défaut aux productions actuelles. On vous confie un rôle et l’on ne peut rien en faire de personnel. Or, pour moi, cette ouverture à l’interprétation, c’est le seul moyen pour l’art de survivre. Si je vais au théâtre, je veux voir Noëllie, pas X ou Y.  Je veux voir sa version du rôle, pas celle qu’on peut trouver sur telle ou telle vidéocassette des années 80. On doit vivre avec son temps. Sinon, ce serait demander à Picasso de peindre comme Van Gogh, ce n’est pas possible. Le tableau peut conserver la même taille, la même toile, le même sujet, le soleil par exemple… mais on ne peut pas demander à deux artistes différents de faire rigoureusement la même chose.

Malheureusement, j’ai l’impression que beaucoup de compagnies ne veulent pas d’artistes véritables, ou alors elles ne savent pas qu’en faire, parce que c’est difficile de gérer des gens qui pensent par eux-mêmes. Moi, ce que j’adore, et c’est là que je commence à me dire que ça marche, c’est quand les danseurs se mettent à faire les choses à leur façon. Ce n’est plus seulement moi qui leur dis : «fais ceci, fais cela». C’est, je l’espère, un processus au cours duquel ils s’approprient mes directives, les intègrent et évoluent avec elles… Moi, mon travail, c’est de dire alors : « tu vois, ça, ça marche, ça, ça ne marche pas»… C’est mon devoir de chorégraphe.

[Il s’adresse à Noëllie : mais toi, ne te crois pas autorisée à démolir mon ballet – rires]


Aviez-vous déjà dansé à Bucarest?

Oui, j’y ai dansé Giselle, Le Lac des cygnes, Don Quichotte… J’ai aussi accompagné la troupe en tournée au Japon et participé à quelques galas à Bucarest.


Toujours avec Alina?

Oui, toujours avec Alina. Ou presque. Dans La Bayadère, j’ai aussi dansé avec Bianca [Bianca Fota, 1ère soliste, ndlr]. Je connaissais certains danseurs ici, mais il y a eu beaucoup de changements.

Mais le principal, et j’insiste vraiment là-dessus, c’est que je ne suis pas là simplement pour enseigner, ce n’est pas une relation à sens unique. Je suis aussi ici pour apprendre, j’apprends à chaque fois, vous savez. Si ça ne marche pas, je dois me remettre en question. Si un danseur ne saisit pas mes directives, ce n’est pas forcément qu’il soit stupide, c’est peut-être d’abord parce que je ne suis pas arrivé à me faire comprendre. Donc j’apprends à dire les choses d’une manière différente, parce que je peux me tromper… De mon point de vue, je peux avoir raison, mais du point de vue d’autrui, je peux être dans l’erreur, ou inintelligible. Les habitudes changent selon l’endroit du monde où  l’on se trouve. Je peux par exemple avoir une idée précise de la manière dont on exécute tel ou tel saut, mais il me faut être conscient du fait qu’il peut y en avoir une autre… Je ne vais pas dire aux danseurs à quel endroit exact ils doivent placer leur petit doigt. Sinon, où serait l’interprétation, avec tant de limites?

Vous savez, je suis toujours un danseur. Il m’est arrivé aussi de modifier les ports de bras d’une chorégraphie. Mais même si j’avais de bonnes raisons de le faire, j’étais heureux de pouvoir en discuter, voire qu’on me convainc que ces nouveaux ports de bras, eh bien, ça n’allait pas. Mais il ne suffit pas de me dire que quelque chose ne va pas. Il faut pouvoir me dire pourquoi ça ne va pas. Je ne suis pas quelqu’un qui change les choses juste pour le plaisir, juste pour me distinguer. Ce qui compte pour moi, c’est l’histoire que je vais raconter quand le rideau se lèvera, et c’est primordial qu’on me laisse le faire. Je ne vais pas m’amuser à modifier tous les ports de bras à quelques minutes de la première, mais je veux pouvoir en discuter avec le chorégraphe. Dans La Sylphide, il y a certains gestes, certains déplacements, dont je sais qu’ils doivent produire un effet précis, mais de là à dire que les bras doivent être ici ou là… Du moment que cela marche, vous devez faire avec les moyens des danseurs. Sauf si le chorégraphe est si génial, si brillant, si tout et tout… ce serait fantastique, là, on ferait exactement ce qui a été prévu. Mais des génies, je n’en connais pas tant que cela….

Je veux créer des pas avec lesquels les danseurs pourront raconter une histoire, mais je ne veux pas «chorégraphier l’histoire». Il s’agit pour moi de définir les contours à l’intérieur desquels la narration pourra se développer. C’est ça qui me gêne dans certaines nouvelles productions. Tout est figé, normé. Autant aller au cinéma voir un produit fini, intangible. Ça peut vous paraître bizarre. Mais si vous regardez un film avec Harrison Ford, dix ans après, ce sera toujours le même film avec le même Harrison Ford.

[En s’adressant à Noëllie : mais zut, ne me changez pas ma chorégraphie si je reviens dans un mois, hein ! – rires]


Pensez-vous que nous, les danseurs,  nous en avons appris davantage avec vous?

Oui, quand je serai parti, vous pourrez vous dire que avez appris les grandes lignes d’un ballet intitulé La Sylphide (rires)… Ce qui est important pour moi – on sera d’accord ou pas -, ce que j’espère surtout, c’est que les danseurs aient assimilé certaines choses que j’ai voulu leur transmettre et puissent les réutiliser dans d’autres ballets, s’ils les apprécient. C’est ça que j’essaye de transmettre aux danseurs, ce quelque chose dont ils pourront se resservir dans de nombreux  autres ouvrages. C’est une manière de rendre les choses plus vivantes en scène. J’aimerais que ce soit cela qui reste, lorsque je partirai.

[Noëllie Coutisson : J’en suis certaine, parce nous n’avons pas tellement de gens de l’extérieur…]

J’espère que ma venue aidera la compagnie à étendre sa notoriété. Je ne sais pas ce qu’on en pensera à l’étranger, Tout ce que je peux dire, c’est que les danseurs d’ici devraient être plus connus, mieux appréciés. Ce n’est pas parce qu’on n’entend pas parler d’eux dans Dance Europe ou Dance Magazine qu’ils n’ont pas de valeur, ça veut dire simplement qu’ils n’ont pas eu l’opportunité d’être médiatisés. Un tel constat est frustrant pour moi. Quand j’arrive, je me dis, mais pourquoi je n’ai jamais entendu parler de cette danseuse, pourquoi je n’ai jamais entendu parler de tous ces gens? Ce sont de grands artistes, qui valent bien ceux de la plupart des autres compagnies. Alors, si je peux leur apporter… [de la publicité].  Et là, nous sommes en train de faire cette interview, et ça va dans le bon sens.


Combien de temps avez-vous mis pour monter La Sylphide à Bucarest?

Laissez-moi réfléchir… cinq semaines, je crois. Je me suis d’abord installé pour deux semaines, je suis reparti une semaine… et puis, trois semaines. Donc oui, cinq semaines. Ce qui est absolument normal pour un ballet de ce type. Evidemment on peut expédier un ballet en deux fois moins de temps, ou répéter deux fois plus longtemps, mais il faut que tout garde sa fraîcheur lorsque le rideau se lèvera. Ce qui a été un peu difficile, c’est que d’habitude je préfère venir avec un assistant, qui connaît mes exigences, ça permet d’organiser davantage de répétitions et de séances de travail en studio. Mais là, j’ai dû me débrouiller seul, et ça a été un défi important. J’ai dû faire le même travail, mais en voyant les artistes moins souvent. Certains danseurs ont ainsi dû patienter pour répéter, car c’était impossible de le faire avec tout le monde tous les jours. … Il y a dix jours, j’étais dans le stress le plus total. Et là, je ne pourrais pas être plus détendu. Vous arrivez dans le studio, et subitement, vous avez l’impression que tout a changé durant la nuit. Tout ce que vous avez essayé vainement d’obtenir des danseurs arrive et s’épanouit d’un seul coup. Ce n’est pas une simple affaire d’apprentissage des pas, il s’agit de la compréhension intime de l’ouvrage, et cela peut prendre du temps. Au début, vous vous battez avec la technique, le style. Et un beau jour, les morceaux du puzzle se mettent en place, c’est ça qui est magnifique.

Pour ce qui est du style, il ne s’agit pas de faire travailler les danseurs comme au Danemark ou comme à Londres, ça n’aurait pas de sens. Ce serait la première erreur à commettre.  Il n’y a pas de «mieux» en art, il y a juste des différences. Certaines différences seront plus parlantes que d’autres. Il y en a qui vous expliqueront que Van Gogh peignait de manière calamiteuse, qu’il n’avait aucune technique… C’est comme moi, si j’allais danser Don Quichotte au Bolchoï, je n’irai pas le danser à la manière russe, je ne peux simplement pas, je ne le peux pas physiquement. Je peux toujours essayer de travailler mon placement comme un forcené, je n’en deviendrai pas Russe pour autant, même au bout de dix ans.

Donc, il ne s’agit pas pour moi de faire des danseurs roumains des spécialistes de Bournonville, mais je peux m’assurer que l’essence du ballet, la vérité du style soient préservées (même si je suis persuadé que Bournonville n’aurait pas aimé qu’on restitue servilement ses créations, qui doivent demeurer vivantes aujourd’hui encore). Alors oui, on essaye de travailler les bras, les ports de bras, on essaye toutes ces choses, mais il y a un moment où il faut aller de l’avant et dire : c’est bon, on oublie ça et on danse, on raconte l’histoire. C’est ça mon boulot. Déterminer ce qu’il est important de travailler. 


Avez-vous l’intention de collaborer à nouveau avec l’Opéra de Bucarest ?

Comme dit, je préfère construire qu’entretenir. J’adorerais revenir, à quelque titre que ce soit. Je pense savoir à quel genre de danseurs j’ai affaire et ce qu’ils peuvent faire. Le bâtiment de l’Opéra est actuellement en restauration, je sens une volonté d’ouverture, peu importe ce qu’a été le passé. Il faut aller de l’avant, faire du neuf - pas seulement des créations, mais aussi réhabiliter d’anciennes productions - aussi, essayons de faire quelque chose de différent ou de meilleur, par meilleur, je veux dire différent, parce qu’il faut toujours se remettre en cause, surtout dans l’art. On ne peut pas se contenter de jouer la sécurité, on ne peut pas se contenter de créer une œuvre dont on est certain qu’elle va plaire à une centaine de milliers de personnes, on ne peut pas – on ne doit pas – se livrer à ce genre de calcul. J’adorerais revenir, je n’ai pas de plans particuliers, je trouve ce théâtre très beau, on pourrait en faire quelque chose de bien. Oui, j’adorerais revenir. Mais je ne vais pas m’inviter moi-même [rires].


Quels sont vos projets en tant que chorégraphe, en tant que danseur ?

Le mois prochain [janvier 2014, ndlr], je vais monter en Amérique [au San Francisco Ballet, ndlr] l’une de mes plus anciennes pièces : Les Lutins. Je vais faire cela, et je vais aussi danser. Ensuite, ma prochaine grande expérimentation chorégraphique, ce sera un Roméo et Juliette, sur la musique de Prokofiev. C’est une très grosse entreprise ; à  la différence de La Sylphide, il n’y a pas un seul fragment de chorégraphie originale qui peut servir de point de départ. Il me semble qu’une partie de la version de Lavrovsky n’est plus sous droits maintenant. Ça représente, à la base, deux heures cinquante, voire trois heures de danse.  Comme toujours, je vais commencer par l’histoire, je verrai ce que je peux en faire, ce que je pourrais améliorer, ce que je pourrais changer pour que le public ne rate aucun moment important d’une scène, et pour remettre l’argument au goût du jour. Je ne vais pas faire comme pour West Side Story, mais je voudrais qu’il y ait une interaction avec les spectateurs.


Vous aimez la tragédie?

[
Rires] J’adore la tragédie!. Il n’y a rien de mieux pour un artiste que la tragédie. Même si un théâtre doit aussi être un lieu où le public peut échapper à la tragédie de la vie quotidienne, et être transporté l’espace de quelques heures dans un monde féerique. Mais en tant qu’interprète, oui, j’adore la tragédie.

Roméo et Juliette, je vais le faire en Russie. Les répétitions vont débuter dès cette saison. J’ai beaucoup de chance de n’avoir jamais eu à courir après le travail. Cela fait aussi partie de ma personnalité, je n’aime pas quémander, je vois tant de collègues, chorégraphes ou autres, qui en font un peu trop. Je ne suis pas de ceux qui envoient dix ou vingt lettres à des compagnies pour les supplier de les engager. Moi, je suis certain qu’on me contactera, si on pense que j’ai quelque chose à offrir.


Allez-vous danser à nouveau?

Mais je danse toujours! Je vais faire une Manon complète, c’est génial. Je l’ai dansé il y a quelques années au Royal Ballet. Et maintenant que j’ai quitté cette compagnie, je le danse toujours. Ce sera avec Alina, cette saison. J’ai quelques galas de prévus aussi.  Et des projets d’organisation. Pour le moment, les choses se déroulent de manière idéale. Je peux me concentrer sur ce que je veux faire, je suis mon propre patron. Je passe d’une chose à l’autre, c’est moi qui choisis. Je ne suis plus obligé de faire des spectacles, de travailler avec des gens que j’apprécie plus ou moins. Il ne me reste plus tant d’années que cela en tant que danseur. Je veux me trouver un endroit où me poser, respirer et me laisser inspirer. Je veux m’entourer de gens qui m’inspirent, c’est le plus important pour moi.

sylphide johann kobborg
Alina Cojocaru (La Sylphide) - Steven McRae (James)


Est-ce difficile d’être loin d’Alina Cojocaru?

Ce n’est évidemment pas facile, oui, c’est très dur. La chose qui me manque le plus, peut-être, c’est de ne plus retrouver Alina chaque jour au studio, quand nous étions ensemble au Royal Ballet. Mais, et c’est heureux pour elle, elle travaille aujourd’hui avec bien d’autres partenaires. Vous savez, on perd certaines choses et on en gagne d’autres. Maintenant, à chaque fois que nous re-dansons ensemble, nous l’apprécions d’autant plus. Nous sommes à des stades différents de nos carrières respectives. [Alina] est toujours au maximum de ses possibilités. Moi, physiquement, c’est peut-être aussi le cas encore, mais mentalement, c’est autre chose. J’ai d’autres centres d’intérêt, c’est vital pour moi. Bien sûr, je voudrais rester en bonne condition physique, afin de pouvoir répondre présent si on me demande de danser tel ou tel rôle. Mais en même temps, je veux aussi faire d’autres choses ; mon activité actuelle me convient, et je ne veux pas être pris au dépourvu le jour où je ne serai plus capable de danser tout ce que je veux.  Il y a des ouvrages que je ne suis plus sûr de pouvoir danser, tout simplement parce que je n’appartiens pas à une compagnie. C’est vrai, c’est un peu triste, il y a des pièces du répertoire du Royal Ballet que j’ai vraiment adorées. Et puis maintenant, j’ai moins d’invitations. Je fais encore Manon, c’est très bien, mais il y a certainement quelques autres rôles qui me manqueront. Mais qui sait, peut-être les reprendrai-je un jour malgré tout! En tout cas, je les ai toujours avec moi, dans ma tête. Ce qui me touche aussi, c’est qu’il y a des gens à Londres qui appréciaient ce que nous faisions, Alina et moi, et qui voudraient encore nous voir danser ensemble. Mais je sais qu’ils comprendront qu’on ne fait rien de bon en restant dans un endroit où on ne se sent plus vraiment heureux. Ça ne donnera jamais un spectacle réussi. Il y a des moments où il faut savoir prendre les bonnes décisions.


Vous avez quitté le Royal Ballet en même temps qu’Alina. Une décision difficile?

Non, cela n’a pas été si difficile. Vous savez, c’est idiot, mais toutes les bonnes choses ont une fin. Pour que les choses restent belles, il faut parfois bouger. J’ai passé treize années merveilleuses au Royal Opera House, j’ai adoré danser sur cette scène, pour ce public. C’est un endroit magnifique. J’y ai eu des collègues formidables, oui, cela me manque. Mais, parfois, il faut savoir partir… J’aurais pu encore rester de nombreuses années au Royal Opera House – à moins qu’on ne m’ait mis à la porte! – j’y avais une vie très agréable, croyez-moi, mais parfois, en tant qu’artiste, vous devez partir vers de nouveaux horizons, prendre des routes inconnues, explorer. Parfois, il faut aller aux limites, pour mieux se connaître, pour devenir plus grand. Je voulais me fixer un défi.




Johan Kobborg - Propos recueillis par Noëllie Coutisson
Traduction française : Bénédicte Jarrasse - Romain Feist




Le contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de citation notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage privé), par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 




Entretien réalisé le 1er décembre 2013 - Johan Kobborg © 2013, Dansomanie


http://www.forum-dansomanie.net
haut de page