|
Johan Kobborg, directeur du Ballet de l'Opéra National de Bucarest
01 décembre 2013 : Noëllie Coutisson interviewe Johan Kobborg pour Dansomanie
Noëllie
Coutisson, dont nous avions fait connaissance à l'occasion du
Prix de Lausanne 2010, auquel elle avait participé, est
aujourd'hui danseuse au Ballet de l'Opéra National de Bucarest.
Elle a accepté, pour Dansomanie, de se livrer à un
exercice inédit : interviewer, à quelques heures de sa
nomination officielle, le nouveau directeur de sa compagnie, Johan
Kobborg. La star danoise de la danse, après une prestigieuse
carrière de Principal au Royal Ballet de Londres, vient de
prendre en main les destinées du Ballet de l'Opéra
National de Bucarest. Johan Kobborg, est, de par sa compagne, Alina
Cojocaru, sentimentalement et culturellement lié à la
Roumanie. Lorsque l'entretien a été
réalisé, la nomination de Johan Kobborg à la
tête de la compagnie nationale roumaine n'avait pas encore
été annoncée de manière formelle, et n'est
donc, ici, évoquée qu'entre les lignes, et la
conversation a essentiellement porté sur la nouvelle production
de La Sylphide, qu'il était venu monter à Bucarest.
A lire aussi : Avec Noëllie Coutisson, la France danse à Bucarest

Comment avez-vous décidé de remonter La Sylphide à Bucarest?
Comment?
Eh bien, ce n’était pas simplement une lubie à moi.
Vous savez, il ne s’agit pas juste de contacter des gens,
d’auditionner et de décréter : «voilà,
je veux faire ça avec vous». C’était en fait
une idée du directeur de l’Opéra de Bucarest
[Răzvan Ioan Dincă, ndlr]. J’étais en Roumanie avec Alina
[Cojocaru] ; elle s’occupe d’une œuvre de
bienfaisance, Hospices of Hope
[http://www.hospicesofhope.co.uk/], qui construit actuellement une
nouvelle unité de soins palliatifs à Bucarest, et nous
voulions voir où en étaient les travaux. Nous avions
décidé de profiter de l’occasion pour rendre une
visite de courtoisie au directeur de l’Opéra. Quelque
temps après notre retour à Londres, il m’a
appelé pour me dire qu’il avait quelque chose
d’intéressant à me proposer. Par chance,
j’étais disponible exactement à la période
où il avait besoin de moi. J’ai accepté sans
discuter. J’étais enchanté de remonter La Sylphide.
C’est un ballet chargé d’émotion et qui
signifie énormément de choses pour moi. De plus,
j’avais des liens avec le Ballet National de Roumanie. Je
connaissais quelques danseurs de la compagnie, et j’ai
déjà eu l’occasion de me produire de temps à
autre là-bas comme invité. Et donc, j’ai
trouvé que c’était une proposition
intéressante, en tout cas pour moi, et j’étais
certain qu’elle pourrait m’apporter beaucoup de choses. Je
n’avais aucun doute sur les chances de succès de ce
projet.
Vous aviez déjà monté La Sylphide à Londres et à Moscou. Quelles sont les spécificités de cette nouvelle production?
Evidemment,
j’ai grandi avec ce ballet, dont le style est tout à fait
particulier. C’est l’un des premiers ballets que j’ai
dansé en tant qu’interprète. En fait, c’est
le ballet qui, d’une certaine manière, a
démarré ma carrière internationale. Il est
tellement lié au Danemark, et de tellement de
façons… Sa transmission de génération de
danseurs en génération de danseurs n’a jamais
cessé. Il n’est pas seulement unique pour le Ballet royal
du Danemark et pour Bournonville, il l’est aussi pour moi. Alors
évidemment, si une compagnie de par le monde veut avoir sa
propre production de La Sylphide,
cela a plus de sens, dirons-nous, de faire appel à un Danois
qu’à un Moscovite, tout simplement parce que le Danois
aura une plus grande connaissance du style.
Dès lors que je monte une production [de La Sylphide]
pour une autre compagnie, j’essaye toujours de l’adapter
aux spécificités locales, mais sans en altérer la
substance. Les danseurs sont différents d’un endroit
à l’autre, les points forts de chaque compagnie ne sont
pas les mêmes, il y a toujours de petites différences de
style, et cela me paraît important de faire vivre le ballet avec
les gens de la compagnie en question. Je ne suis là que pour une
courte période, mais je me dois de transmettre quelque chose
avec lequel et dans lequel les danseurs pourront grandir. Il ne
s’agit pas simplement d’imposer ma vision de
l’œuvre sur scène, ma mission est de faire en sorte
que les danseurs s’approprient l’ouvrage, lui donnent vie.
C’est ce qu’il me faut accomplir lors des séances de
travail en studio ou des répétitions sur
scène. Il faut parvenir, avec des danseurs aux aptitudes
différentes, au même résultat final. Je n’ai
pas à décréter ce qui est «juste» ou
«faux». Certes, il y a un cadre stylistique dans lequel on
se doit de rester, mais l’on peut atteindre le même
objectif de tellement de manières… Mon travail,
c’est de monter le ballet de façon à lui donner
du sens, non seulement pour les interprètes, mais aussi pour les
spectateurs, car ce n’est pas une pièce de musée.
Lorsque j’ai monté la production en 2005 pour le Royal
Ballet, je croyais être familier de l’ouvrage. Mais, quand je
me suis attaqué au livret, je me suis rendu compte que ce que je
lisais ne correspondait pas tout à fait au ballet que je
connaissais : il comportait des scènes que je n’avais
jamais dansées. Et, à mesure que je les
découvrais, ces scènes me parlaient, rendaient
l’histoire plus claire, les relations entre les personnages plus
intelligibles. Je ne comprenais pas pourquoi ces scènes avaient
été retirées, puisque c’est Bournonville
lui-même qui était l’auteur du livret. Ce dont
j’étais sûr à présent, c’est que
je voulais réintégrer sinon toutes, du moins une partie
de ces scènes dans la chorégraphie . J’ai
appelé un historien de la musique danois au
téléphone et je lui ai demandé : «Comment faire? Je
ne peux pas simplement rajouter de la musique pour accompagner ces
scènes inconnues». Le musicologue m'a répondu :
«Vous tombez à pic, il y a quelques années,
justement, on a retrouvé la partition originale de ces
scènes, elle avait été égarée
quelque part dans les rayonnages d’une
bibliothèque». Je n’en croyais pas mes oreilles. Non
seulement j’ai entre les mains l’argument de ces
scènes, mais maintenant j’ai aussi la musique qui va
avec. Et même davantage encore : quand je suis allé
examiner la partition, je me suis aperçu qu’elle
comportait des annotations de la main de Bournonville! On pouvait y
lire que James doit se rapprocher de deux hommes en leur disant :
l’avez-vous vue [la Sylphide]? Ils restent interloqués,
recherchant on ne sait quelle bénédiction venue du ciel.
Comme il ne s’agissait que d’une réduction pour
piano, il nous a fallu la faire orchestrer. Certaines scènes
étaient bien trop étirées et je ne voulais pas
ralentir le flux de la narration et casser le rythme de l’action
en ajoutant dix minutes de pantomime juste pour le plaisir. Je voulais
uniquement ajouter ce qui pouvait améliorer la
compréhension de l’histoire. J’ai fait des coupes,
j’ai, comme dit, fait orchestrer le reste, tout en essayant de
comprendre pourquoi et quand cette musique avait été
retranchée du ballet.
On sait que Bournonville avait créé le rôle de
James pour lui-même. Il était un excellent danseur et
pendant des années, il en a été l’unique
interprète. Selon la légende, celui qui lui
succéda était certes bon danseur aussi, mais
également piètre acteur, raison pour laquelle
Bournonville enleva ces scènes. On ne sait pas si c’est
vrai ou faux, mais…
C’est donc tout cela qui rend ma version inédite. Vous y
entendrez de la musique et y découvrirez des scènes
qu’on ne trouve pas dans les chorégraphies habituelles et
pourtant, ce que j’ai créé est, j’en suis
persuadé, plus proche de l’original que tout ce que vous
pourrez voir ailleurs.
L’un des points qui me tenait à cœur – et
c’est aussi pour cette raison que je ne veux pas d’une
pièce de musée - concerne Madge. Madge n’est pas
nécessairement une vieille sorcière. Je crois que la
raison pour laquelle ce ballet a survécu, c’est
qu’il nous touche par son humanité. Il est fait des
émotions et des sentiments les plus simples : l’amour
perdu, les rêves, les espoirs, la vengeance, la
colère… On n’a pas besoin de s’encombrer de
bons et de méchants, de sorcières et de trolls….
Je crois que c’est plus fort, plus humain, plus naturel que
cela.… Tout le monde peut se retrouver dans ces émotions.
Ce n’est pas qu’une histoire de Sylphide ou de fée
volante, la Sylphide incarne les rêves de James, qui sont aussi ceux de
chacun d’entre nous. Nous sommes tous pareils, nous nous
imaginons tous que l’herbe est plus verte dans le pré
d’à côté, on veut toujours avoir ce que
l’on n’a pas… . Et c’est bien ainsi.
C’est la nature humaine, il faut avoir des rêves… Ce
que nous raconte aussi l’histoire, c’est qu’une
fois le rêve réalisé – dans le ballet,
lorsque James s’empare de la Sylphide – le rêve
disparaît et la réalité ressurgit. Et alors
il nous faut poursuivre un autre rêve, une autre passion. Tout
ça est bien davantage qu’une affaire de Sylphide qui
meurt. On peut y voir un tout autre sens : James court après ses
rêves. L’issue n’est pas très heureuse, James
perd tout, il perd la vie ou ce que nous, spectateurs,
considérons comme étant l’essence de la vie : la
sécurité, le confort, une maison, une épouse, des
meubles, toutes les choses concrètes que nous associons au
bonheur… Si j’ai une belle télévision, si
j’ai ceci ou cela, je serai heureux… Mais nous ne vivons
pas qu’à travers la possession de biens matériels,
la vie vaut plus que cela… Au fond, je ne désire pas que
les gens arrivent au théâtre, s’assoient et voient
exactement ce que je veux qu’ils voient! Nous sommes tous
différents, je vois quelque chose, vous voyez autre chose, un
enfant verra encore autre chose… Il n’y a pas de bonne ou
de mauvaise lecture du ballet, nous y projetons tous une
expérience différente de la vie… Bref, le ballet
peut se lire à plusieurs niveaux. C’est en tout cas ce que
j’espère pour cette production.
Avez-vous
procédé à des adaptations particulières
pour l’Opéra de Bucarest, dont les moyens ne sont sans
doute pas ceux du Bolchoï ou du Royal Ballet?
Non, pas vraiment. Evidemment, pour la scénographie, on peut
choisir des matériaux de qualité différentes, on
peut un peu rogner sur la longueur des costumes, etc… Mais
aujourd’hui, où que vous vous trouviez, cela fait aussi partie du
métier de ne pas dépenser plus d’argent que vous
n’en avez. Et parfois, j’ai l’impression que les
compagnies en dépensent beaucoup trop, en oubliant qu’il
ne s’agit pas juste d’en mettre plein la vue. Le ballet est
un art, et l’art n’est pas qu’une affaire de gros
sous. Plutôt que d’aller astiquer les dorures du Royal
Opera House, je préfère travailler dans des lieux
où tout reste à bâtir. C’est ce que je fais
ici, à Bucarest. Ce qui est formidable, c’est que je peux
partir de zéro, et pas seulement dépoussiérer ce
qui existe déjà. Je peux décider de ce que sera
l’avenir. Si quelque chose ne marche pas, je peux le changer, et
essayer autre chose. Je crois que nous devons toujours nous
renouveler. Je suis ici parce que j’ai envie
d’être ici, parce que je trouve l’endroit
intéressant et exaltant, je ne suis pas ici pour faire de
l’argent. Bien sûr, sans Alina, je n’aurais pas eu ces
relations avec l’Opéra de Bucarest : c’est elle que
je dois remercier, c’est elle qui m’a permis
d’être ici… J’ai toujours aimé danser
ici. C’est important. Si quelque chose me permet de retrouver
cette joie que j’ai éprouvée en tant que danseur,
je le ferai, quoi qu’il m’en coûte. Mais
peut-être suis-je chanceux de n’avoir pas vraiment à
me préoccuper de cela. Je survivrai!
Quelle importance a eu ce ballet dans votre carrière?
Comme je l’ai déjà dit, La Sylphide
est le ballet qui m’a permis de voyager, d’être
invité dans d’autres compagnies, de m’ouvrir
à la vie. J’ai eu de la chance, car je crois qu’il
est important d’être conscient de son identité
artistique, de ses forces, et ce ballet est une force pour moi.
Evidemment, il ne faut pas rester étroit d’esprit, se
limiter à un répertoire, mais c’est toujours une
bonne chose que de posséder des bases solides Si une compagnie
possède La Sylphide
à son répertoire, et qu’elle doit faire appel
à un artiste invité, elle essayera de prendre le meilleur
et fera sans doute – enfin, peut-être pas! - appel à un
Danois. Le Danemark n’est pas un très grand pays et il
n’y a pas tant de danseurs capables de danser James. Ce ballet a
été une chance et il est intéressant de noter que
c’est l’un des premiers ballets que j’ai
dansés et je l’ai encore dansé il y a un an
à Londres – et de manière complètement
différente!
C’est ce qui caractérise une bonne chorégraphie,
une bonne mise en scène : des rôles qui permettent
à votre personnalité d’évoluer. Il n’y
a pas de bonne ou de mauvaise conception du personnage. On peut faire
de James un jeune homme totalement naïf, on peut en faire
quelqu’un de plus mûr… et c’est pareil pour la
Sylphide :
créature candide, ou elfe pas si pure que cela… Il
n’y a aucune limite. Cela fait parfois défaut aux
productions actuelles. On vous confie un rôle et l’on ne
peut rien en faire de personnel. Or, pour moi, cette ouverture à
l’interprétation, c’est le seul moyen pour
l’art de survivre. Si je vais au théâtre, je veux
voir Noëllie, pas X ou Y. Je veux voir sa version du
rôle, pas celle qu’on peut trouver sur telle ou telle
vidéocassette des années 80. On doit vivre avec son
temps. Sinon, ce serait demander à Picasso de peindre comme Van
Gogh, ce n’est pas possible. Le tableau peut conserver la
même taille, la même toile, le même sujet, le soleil
par exemple… mais on ne peut pas demander à deux artistes
différents de faire rigoureusement la même chose.
Malheureusement, j’ai l’impression que beaucoup de
compagnies ne veulent pas d’artistes véritables, ou alors
elles ne savent pas qu’en faire, parce que c’est difficile
de gérer des gens qui pensent par eux-mêmes. Moi, ce que
j’adore, et c’est là que je commence à me
dire que ça marche, c’est quand les danseurs se mettent
à faire les choses à leur façon. Ce n’est
plus seulement moi qui leur dis : «fais ceci, fais cela».
C’est, je l’espère, un processus au cours duquel ils
s’approprient mes directives, les intègrent et
évoluent avec elles… Moi, mon travail, c’est de dire
alors : « tu vois, ça, ça marche, ça,
ça ne marche pas»… C’est mon
devoir de chorégraphe.
[Il s’adresse à Noëllie : mais toi, ne te crois pas
autorisée à démolir mon ballet – rires]
Aviez-vous déjà dansé à Bucarest?
Oui, j’y ai dansé Giselle, Le Lac des cygnes, Don Quichotte…
J’ai aussi accompagné la troupe en tournée au Japon
et participé à quelques galas à Bucarest.
Toujours avec Alina?
Oui, toujours avec Alina. Ou presque. Dans La Bayadère,
j’ai aussi dansé avec Bianca [Bianca Fota, 1ère
soliste, ndlr]. Je connaissais certains danseurs ici, mais il y a eu
beaucoup de changements.
Mais le principal, et j’insiste vraiment là-dessus,
c’est que je ne suis pas là simplement pour enseigner, ce
n’est pas une relation à sens unique. Je suis aussi ici
pour apprendre, j’apprends à chaque fois, vous savez. Si
ça ne marche pas, je dois me remettre en question. Si un danseur
ne saisit pas mes directives, ce n’est pas forcément
qu’il soit stupide, c’est peut-être d’abord
parce que je ne suis pas arrivé à me faire comprendre.
Donc j’apprends à dire les choses d’une
manière différente, parce que je peux me tromper…
De mon point de vue, je peux avoir raison, mais du point de vue
d’autrui, je peux être dans l’erreur, ou
inintelligible. Les habitudes changent selon l’endroit du monde
où l’on se trouve. Je peux par exemple avoir une
idée précise de la manière dont on exécute
tel ou tel saut, mais il me faut être conscient du fait
qu’il peut y en avoir une autre… Je ne vais pas dire aux
danseurs à quel endroit exact ils doivent placer leur petit
doigt. Sinon, où serait l’interprétation, avec tant
de limites?
Vous savez, je suis toujours un danseur. Il m’est arrivé
aussi de modifier les ports de bras d’une chorégraphie.
Mais même si j’avais de bonnes raisons de le faire,
j’étais heureux de pouvoir en discuter, voire qu’on
me convainc que ces nouveaux ports de bras, eh bien, ça
n’allait pas. Mais il ne suffit pas de me dire que quelque chose
ne va pas. Il faut pouvoir me dire pourquoi ça ne va pas. Je ne
suis pas quelqu’un qui change les choses juste pour le plaisir,
juste pour me distinguer. Ce qui compte pour moi, c’est
l’histoire que je vais raconter quand le rideau se lèvera,
et c’est primordial qu’on me laisse le faire. Je ne vais
pas m’amuser à modifier tous les ports de bras à
quelques minutes de la première, mais je veux pouvoir en
discuter avec le chorégraphe. Dans La Sylphide,
il y a certains gestes, certains déplacements, dont je sais
qu’ils doivent produire un effet précis, mais de là
à dire que les bras doivent être ici ou là…
Du moment que cela marche, vous devez faire avec les moyens des
danseurs. Sauf si le chorégraphe est si génial, si
brillant, si tout et tout… ce serait fantastique, là, on
ferait exactement ce qui a été prévu. Mais des
génies, je n’en connais pas tant que cela….
Je veux créer des pas avec lesquels les danseurs pourront
raconter une histoire, mais je ne veux pas «chorégraphier
l’histoire». Il s’agit pour moi de définir les
contours à l’intérieur desquels la narration pourra
se développer. C’est ça qui me gêne dans
certaines nouvelles productions. Tout est figé, normé.
Autant aller au cinéma voir un produit fini, intangible. Ça
peut vous paraître bizarre. Mais si vous regardez un film avec
Harrison Ford, dix ans après, ce sera toujours le même
film avec le même Harrison Ford.
[En s’adressant à Noëllie : mais zut, ne me changez
pas ma chorégraphie si je reviens dans un mois, hein ! –
rires]
Pensez-vous que nous, les danseurs, nous en avons appris davantage avec vous?
Oui, quand je serai parti, vous pourrez vous dire que avez appris les grandes lignes d’un ballet intitulé La Sylphide
(rires)… Ce qui est important pour moi – on sera
d’accord ou pas -, ce que j’espère surtout,
c’est que les danseurs aient assimilé certaines choses que
j’ai voulu leur transmettre et puissent les réutiliser
dans d’autres ballets, s’ils les apprécient.
C’est ça que j’essaye de transmettre aux danseurs,
ce quelque chose dont ils pourront se resservir dans de nombreux
autres ouvrages. C’est une manière de rendre les choses
plus vivantes en scène. J’aimerais que ce soit cela qui
reste, lorsque je partirai.
[Noëllie Coutisson : J’en suis certaine,
parce nous n’avons pas tellement de gens de
l’extérieur…]
J’espère que ma venue aidera la compagnie à
étendre sa notoriété. Je ne sais pas ce
qu’on en pensera à l’étranger, Tout ce que je
peux dire, c’est que les danseurs d’ici devraient
être plus connus, mieux appréciés. Ce n’est
pas parce qu’on n’entend pas parler d’eux dans Dance Europe ou Dance Magazine
qu’ils n’ont pas de valeur, ça veut dire simplement
qu’ils n’ont pas eu l’opportunité
d’être médiatisés. Un tel constat est
frustrant pour moi. Quand j’arrive, je me dis, mais pourquoi je
n’ai jamais entendu parler de cette danseuse, pourquoi je
n’ai jamais entendu parler de tous ces gens? Ce sont de grands
artistes, qui valent bien ceux de la plupart des autres compagnies.
Alors, si je peux leur apporter… [de la publicité].
Et là, nous sommes en train de faire cette interview, et
ça va dans le bon sens.
Combien de temps avez-vous mis pour monter La Sylphide à Bucarest?
Laissez-moi réfléchir… cinq
semaines, je crois. Je me suis d’abord installé pour deux
semaines, je suis reparti une semaine… et puis, trois semaines.
Donc oui, cinq semaines. Ce qui est absolument normal pour un ballet de
ce type. Evidemment on peut expédier un ballet en deux fois
moins de temps, ou répéter deux fois plus longtemps, mais
il faut que tout garde sa fraîcheur lorsque le rideau se
lèvera. Ce qui a été un peu difficile, c’est
que d’habitude je préfère venir avec un assistant,
qui connaît mes exigences, ça permet d’organiser
davantage de répétitions et de séances de travail
en studio. Mais là, j’ai dû me débrouiller seul, et
ça a été un défi important. J’ai dû
faire le même travail, mais en voyant les artistes moins souvent.
Certains danseurs ont ainsi dû patienter pour répéter,
car c’était impossible de le faire avec tout le monde tous
les jours. … Il y a dix jours, j’étais dans le
stress le plus total. Et là, je ne pourrais pas être plus
détendu. Vous arrivez dans le studio, et subitement, vous avez
l’impression que tout a changé durant la nuit. Tout ce que
vous avez essayé vainement d’obtenir des danseurs arrive
et s’épanouit d’un seul coup. Ce n’est pas une
simple affaire d’apprentissage des pas, il s’agit de la
compréhension intime de l’ouvrage, et cela peut prendre du
temps. Au début, vous vous battez avec la technique, le style.
Et un beau jour, les morceaux du puzzle se mettent en place,
c’est ça qui est magnifique.
Pour ce qui est du style, il ne s’agit pas de faire travailler
les danseurs comme au Danemark ou comme à Londres, ça
n’aurait pas de sens. Ce serait la première erreur
à commettre. Il n’y a pas de «mieux» en
art, il y a juste des différences. Certaines différences
seront plus parlantes que d’autres. Il y en a qui vous
expliqueront que Van Gogh peignait de manière calamiteuse,
qu’il n’avait aucune technique… C’est comme
moi, si j’allais danser Don Quichotte
au Bolchoï, je n’irai pas le danser à la
manière russe, je ne peux simplement pas, je ne le peux pas
physiquement. Je peux toujours essayer de travailler mon placement
comme un forcené, je n’en deviendrai pas Russe pour
autant, même au bout de dix ans.
Donc, il ne s’agit pas pour moi de faire des danseurs roumains
des spécialistes de Bournonville, mais je peux m’assurer
que l’essence du ballet, la vérité du style soient
préservées (même si je suis persuadé que
Bournonville n’aurait pas aimé qu’on restitue
servilement ses créations, qui doivent demeurer vivantes
aujourd’hui encore). Alors oui, on essaye de travailler les bras,
les ports de bras, on essaye toutes ces choses, mais il y a un moment
où il faut aller de l’avant et dire : c’est bon, on
oublie ça et on danse, on raconte l’histoire. C’est
ça mon boulot. Déterminer ce qu’il est important de
travailler.
Avez-vous l’intention de collaborer à nouveau avec l’Opéra de Bucarest ?
Comme dit, je préfère construire
qu’entretenir. J’adorerais revenir, à quelque titre
que ce soit. Je pense savoir à quel genre de danseurs j’ai
affaire et ce qu’ils peuvent faire. Le bâtiment de
l’Opéra est actuellement en restauration, je sens une
volonté d’ouverture, peu importe ce qu’a
été le passé. Il faut aller de l’avant,
faire du neuf - pas seulement des créations, mais aussi
réhabiliter d’anciennes productions - aussi, essayons de
faire quelque chose de différent ou de meilleur, par meilleur,
je veux dire différent, parce qu’il faut toujours se
remettre en cause, surtout dans l’art. On ne peut pas se
contenter de jouer la sécurité, on ne peut pas se
contenter de créer une œuvre dont on est certain
qu’elle va plaire à une centaine de milliers de personnes,
on ne peut pas – on ne doit pas – se livrer à ce
genre de calcul. J’adorerais revenir, je n’ai pas de plans
particuliers, je trouve ce théâtre très beau, on
pourrait en faire quelque chose de bien. Oui, j’adorerais
revenir. Mais je ne vais pas m’inviter moi-même [rires].
Quels sont vos projets en tant que chorégraphe, en tant que danseur ?
Le mois prochain [janvier 2014, ndlr], je vais
monter en Amérique [au San Francisco Ballet, ndlr] l’une
de mes plus anciennes pièces : Les Lutins.
Je vais faire cela, et je vais aussi danser. Ensuite, ma prochaine
grande expérimentation chorégraphique, ce sera un Roméo et Juliette, sur la musique de Prokofiev. C’est une très grosse entreprise ; à la différence de La Sylphide,
il n’y a pas un seul fragment de chorégraphie originale
qui peut servir de point de départ. Il me semble qu’une
partie de la version de Lavrovsky n’est plus sous droits
maintenant. Ça représente, à la base, deux heures
cinquante, voire trois heures de danse. Comme toujours, je vais
commencer par l’histoire, je verrai ce que je peux en
faire, ce que je pourrais améliorer, ce que je pourrais
changer pour
que le public ne rate aucun moment important d’une scène,
et pour remettre l’argument au goût du jour. Je ne vais pas
faire comme pour West Side Story, mais je voudrais qu’il y ait une interaction avec les spectateurs.
Vous aimez la tragédie?
[Rires] J’adore la tragédie!. Il n’y a rien de
mieux pour un artiste que la tragédie. Même si un
théâtre doit aussi être un lieu où le public peut
échapper à la tragédie de la vie quotidienne, et
être transporté l’espace de quelques heures dans un
monde féerique. Mais en tant qu’interprète, oui,
j’adore la tragédie.
Roméo et Juliette,
je vais le faire en Russie. Les répétitions vont
débuter dès cette saison. J’ai beaucoup de chance
de n’avoir jamais eu à courir après le travail.
Cela fait aussi partie de ma personnalité, je n’aime pas
quémander, je vois tant de collègues, chorégraphes
ou autres, qui en font un peu trop. Je ne suis pas de ceux qui envoient
dix ou vingt lettres à des compagnies pour les supplier de les
engager. Moi, je suis certain qu’on me contactera, si on pense
que j’ai quelque chose à offrir.
Allez-vous danser à nouveau?
Mais je danse toujours! Je vais faire une Manon
complète, c’est génial. Je l’ai dansé
il y a quelques années au Royal Ballet. Et maintenant que
j’ai quitté cette compagnie, je le danse toujours. Ce sera
avec Alina, cette saison. J’ai quelques galas de prévus
aussi. Et des projets d’organisation. Pour le moment,
les choses se déroulent de manière idéale. Je peux
me concentrer sur ce que je veux faire, je suis mon propre patron. Je
passe d’une chose à l’autre, c’est moi qui
choisis. Je ne suis plus obligé de faire des spectacles, de
travailler avec des gens que j’apprécie plus ou moins. Il
ne me reste plus tant d’années que cela en tant que
danseur. Je veux me trouver un endroit où me poser, respirer et
me laisser inspirer. Je veux m’entourer de gens qui
m’inspirent, c’est le plus important pour moi.
Alina Cojocaru (La Sylphide) - Steven McRae (James)
Est-ce difficile d’être loin d’Alina Cojocaru?
Ce n’est évidemment pas facile, oui,
c’est très dur. La chose qui me manque le plus,
peut-être, c’est de ne plus retrouver Alina chaque jour au
studio, quand nous étions ensemble au Royal Ballet. Mais, et
c’est heureux pour elle, elle travaille aujourd’hui avec
bien d’autres partenaires. Vous savez, on perd certaines choses
et on en gagne d’autres. Maintenant, à chaque fois que
nous re-dansons ensemble, nous l’apprécions d’autant
plus. Nous sommes à des stades différents de nos
carrières respectives. [Alina] est toujours au maximum de ses
possibilités. Moi, physiquement, c’est peut-être
aussi le cas encore, mais mentalement, c’est autre chose.
J’ai d’autres centres d’intérêt,
c’est vital pour moi. Bien sûr, je voudrais rester en
bonne condition physique, afin de pouvoir répondre
présent si on me demande de danser tel ou tel rôle. Mais
en même temps, je veux aussi faire d’autres choses ; mon
activité actuelle me convient, et je ne veux pas être pris
au dépourvu le jour où je ne serai plus capable de danser
tout ce que je veux. Il y a des ouvrages que je ne suis plus
sûr de pouvoir danser, tout simplement parce que je
n’appartiens pas à une compagnie. C’est vrai,
c’est un peu triste, il y a des pièces du
répertoire du Royal Ballet que j’ai vraiment
adorées. Et puis maintenant, j’ai moins
d’invitations. Je fais encore Manon,
c’est très
bien, mais il y a certainement quelques autres rôles qui me
manqueront. Mais qui sait, peut-être les reprendrai-je un jour
malgré tout! En tout cas, je les ai toujours avec moi, dans ma
tête. Ce qui me touche aussi, c’est qu’il y a des
gens à Londres qui appréciaient ce que nous faisions,
Alina et moi, et qui voudraient encore nous voir danser ensemble. Mais
je sais qu’ils comprendront qu’on ne fait rien de bon en
restant dans un endroit où on ne se sent plus vraiment heureux.
Ça ne donnera jamais un spectacle réussi. Il y a des
moments
où il faut savoir prendre les bonnes décisions.
Vous avez quitté le Royal Ballet en même temps qu’Alina. Une décision difficile?
Non, cela n’a pas été si
difficile. Vous savez, c’est idiot, mais toutes les bonnes choses
ont une fin. Pour que les choses restent belles, il faut parfois
bouger. J’ai passé treize années merveilleuses au
Royal Opera House, j’ai adoré danser sur cette
scène, pour ce public. C’est un endroit magnifique.
J’y ai eu des collègues formidables, oui, cela me manque.
Mais, parfois, il faut savoir partir… J’aurais pu encore
rester de nombreuses années au Royal Opera House –
à moins qu’on ne m’ait mis à la porte!
– j’y avais une vie très agréable,
croyez-moi, mais parfois, en tant qu’artiste, vous devez partir
vers de nouveaux horizons, prendre des routes inconnues, explorer.
Parfois, il faut aller aux limites, pour mieux se connaître, pour
devenir plus grand. Je voulais me fixer un défi.
Johan Kobborg - Propos recueillis par Noëllie Coutisson
Traduction française : Bénédicte Jarrasse - Romain Feist
Le
contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et
www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de
Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction
intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie
ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de
citation
notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage
privé), par
quelque procédé que ce soit, constituerait une
contrefaçon sanctionnée
par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la
propriété
intellectuelle.
Entretien
réalisé le 1er décembre 2013 - Johan Kobborg © 2013,
Dansomanie
|
|