L'usage voudrait
qu'un documentaire réussi possède un angle précis. Mr.
Gaga contredit cet
adage. Durant 1h40, Tomer Heymann alterne vie professionnelle et vie
privée de l'artiste, comme si l'une n'allait pas sans l'autre. C'est
précisément cette fusion qui permet pleinement de comprendre le
travail chorégraphique d'Ohad Naharin. Né en Israël dans un
kibboutz, il commence sa carrière de danseur en 1974 à la Batsheva,
pour une courte durée, avant de s'envoler pour New-York à
l'invitation de Martha Graham. C'est dans cette ville, où ses
espoirs artistiques seront pourtant déçus, qu'il rencontre sa
femme, Mary Kajuwara, danseuse dans la troupe américaine d'Alvin
Ailey. Très vite, elle quittera cette compagnie pour suivre Ohad
Naharin dans ses projets fous et ambitieux.
Pour construire son
film, Tomer Heymann a visionné 650h d'images d'archives et, devant
l'inventivité du chorégraphe — on peut vibrer devant les
extraits de Tabula Rasa
(1988), Deca Dance
(2005), Last
Work (2015), entre
autres— on imagine sans peine la difficulté du cinéaste à
sélectionner les passages les plus pertinents. On constate ainsi
combien, dès ses débuts, Ohad Naharin est fascinant de créativité,
travaillant sur le lâcher-prise et en quête constante de sentiments
intérieurs. «Faites peu [ de mouvements] mais ressentez
beaucoup», telle semble être la matrice de son art. C'est à
la Batsheva cependant, où il est cette fois appelé comme directeur
de la danse en 1990, qu'il mettra pleinement en pratique son
esthétique.

Mais ce qui
intéresse le cinéaste ne semble pas tant la force du
chorégraphe, que les failles de l'homme, inextricables de sa
danse. À travers
des flashbacks et en utilisant les codes propres à la fiction,
comme
le suspense, il explore les faiblesses pour mieux comprendre son
travail. La chute. Ou plutôt, la difficulté à
chuter. C'est ainsi
que Tomer Heymann ouvre son documentaire. On y voit Ohad Naharin en
pleine répétition, qui invite une danseuse de sa
compagnie à
s'abandonner pour laisser son corps chuter. Inlassablement, elle
réitère le mouvement qui, parfait pour le spectateur non
aguerri,
manque d'émotions pour l'oeil avisé du
chorégraphe. Cette scène
d'ouverture sera la métaphore du film.

C'est par les
obstacles qu'Ohad Naharin s'est construit. C'est par la blessure, à
force de maltraiter son corps, qu'il invente sa célèbre méthode
«Gaga». Rappelant des sonorités enfantines, elle
exhorte à écouter son corps et prendre conscience de ses blocages,
pour mieux les transcender. Cette méthode n'est pas élitiste et,
comme le montrent certaines images de cours collectifs, s'adresse à
tous. Tel un gourou, Ohad Naharin enseigne ce qu'il a appris de ses
blessures, du haut de son piédestal. Si cette mise en scène peut
sembler un brin prétentieuse, elle n'en demeure pas moins juste pour
un artiste d'une telle envergure. D'ailleurs, nombre de ses proches
et collaborateurs se succèdent durant le film, à travers des
témoignages pertinents qui ne mettent qu'un peu plus en lumière
l'aura du chorégraphe israélien. Seul bémol : l'intervention
furtive et fade de Natalie Portman, présence un peu racoleuse d'une star de cinéma dont le film n'a pas
besoin pour briller.

Mr. Gaga
montre également la blessure morale, puisque le chorégraphe perd sa
femme d'un cancer, au début des années 2000. Mais plutôt que de
créer une séquence mélodramatique, Tomer Heymann prend le parti de
la reconstruction de l'homme et de l'artiste. Les plans qui suivront
montreront alors un Ohad Naharin apaisé, entouré d'une nouvelle
femme et d'une petite fille. Et alors, comme une boucle finale, la
dernière image revient sur la danseuse du début qui, cette fois,
parvient à lâcher-prise.
Tomer Heymann signe
un documentaire aussi fort que celui dont il esquisse le portrait, en
dévoilant chacune des personnalités d'Ohad Naharin : l'homme,
l'artiste et l'engagé, qui s'est toujours évertué à réussir ses
chutes, pour mieux s'en relever.
Paola Dicelli © 2016, Dansomanie
Remerciements à Sarah Kora Dayanova (Opéra National de Paris) pour son aide.