Ce programme un peu
inattendu est une coproduction du Ballet du Capitole, du théâtre
Garonne et du Festival Montpellier Danse 2018 où le spectacle est
donné dans le même élan. Il vient lancer à Toulouse la saison
croisée France-Israël 2018 et à cette occasion trois chorégraphes
israéliens Roy Assaf, Yasmeen Godder et Hillel Kogan ont eu carte
blanche pour venir créer trois pièces avec les danseurs du Ballet
du Capitole. Dans le même temps deux danseuses de la troupe se sont
déplacées à Tel-Aviv-Jaffa pour préparer la pièce de Yasmeen
Godder. Cette confrontation entre deux univers éloignés avait pour
ses initiateurs toute la saveur de l’inconnu. Le plaisir de la
découverte allait-il être partagé par le public? Tout
l’enjeu était là.
La première pièce,
Adam, de Roy Assaf, n’est pas exactement une création puisque
qu’elle fut conçue en 2016 à la demande d’Ohad Naharin pour la
Batsheva Dance Company. Son adaptation pour sept danseuses et quatre
danseurs de la troupe du Capitole en change sensiblement
l’atmosphère, lui conférant une certaine distanciation, un humour
au second degré bienvenu.
Dans une première
section, les danseurs, tous en justaucorps couleur chair, se jaugent
deux par deux. Ils s’évaluent, se soupèsent, se caressent, dans
une approche très animale, chaque sortie d’un danseur étant
suivie d’une nouvelle entrée, en une chaîne alternée se bouclant
sur elle-même. Sur le grand plateau blanc tendu de noir de théâtre
Garonne, le silence est à peine troublé par quelques notes éparses
de Debussy. La scène se clôt au noir sur un «doigt»
de Nicolas Rombaut adressé au public, aussi incongru qu’on pouvait
l’attendre.
La deuxième section, la
plus longue et la plus loufoque, montre les danseurs énumérer à
voix haute chacun à son tour les parties de leur corps sollicitées
dans leurs mouvements les plus divers. Tout cela est fort drôle,
figurant en quelque sorte une découverte originelle de la danse, qui
a le bonheur de ne jamais se prendre au sérieux. La dernière
séquence, un peu répétitive celle-ci, voit les danseurs se
déplacer à toute allure en mouvements chaotiques pourtant savamment
réglés puis s’immobiliser en parfait synchronisme, tandis que la
lumière et la musique s’éteignent doucement.
Dans
cette pièce où on a fait confiance aux danseurs du corps de ballet,
plusieurs personnalités se détachent sensiblement du groupe :
Nicolas Rombaut, toujours au premier rang dès qu’il s’agit de
faire rire, la charmante Manon Cazalis, l’envoûtante sirène de
Yuki
Ogasawara.
Soulignons surtout l’incroyable présence scénique de Jérémy
Leydier qui fait merveille dans ce type de répertoire.
Pour la deuxième
pièce du programme Mighty Real, de Yasmeen
Godder, on a attaché
les rideaux noirs, révélant ainsi les belles murailles de briques
de l’ancienne station de pompage des eaux de la Garonne. Dans ce
grand espace, une danseuse apparaît, plutôt menue, habillée
d’amples vêtements désordonnés. Elle se lance avec assurance
dans un long solo qui la fait parcourir la scène en tous sens,
ramper ou se rouler par terre, au son abruptement interrompu d’un
concerto de Bach, couvert de gratouillis comme au temps des vieux
microsillons. Malgré le propos quelque peu austère, Ichika
Maruyama réussit la gageure de nous captiver d’un bout à l’autre,
révélant une force de conviction insoupçonnée sous un aspect
fragile. Ayant pris un micro, elle pousse des hululements pour
accompagner un chanteur disco avec : «You make me
feel mighty real» c’est -à-dire en s’adressant au public
: «Tu me fais exister intensément».
C’est probablement
cette recherche d’intensité qui fait le lien entre les trois
créations. Recherche du processus créatif, des limites de la
liberté du mouvement, intensité du ressenti de son propre corps, de
l’approche physique entre danseurs ou bien vis-à-vis du public,
expérimentation des sens mis en jeu par la danse.
Car la troisième
pièce du programme, Stars and Dust (étoiles et poussière) de
Hillel Kogan, est aussi une recherche, une sorte de «work in
progress» plein de fraîcheur, de spontanéité et d’humour,
illustrant la rencontre entre un chorégraphe contemporain et une
troupe rompue au ballet classique. Pendant que les danseurs se
préparent en tenue d’échauffement, le chorégraphe et son
assistante, Sharon
Zuckerman Weiser, commentent en voix off les pages de recherche
internet sur le Ballet du Capitole, projetées immenses sur le fond
de scène. Ils échangent des propos décalés sur le nom de Kader
Belarbi, ses origines, sa magnifique photo “officielle” (signée
David Herrero). Ils présentent ensuite les six danseurs retenus pour
leur projet, détaillant jusqu’à leur vie personnelle. Le petit
ensemble fait alors une démonstration endiablée de ses talents sur
une vive polka de Johann Strauss. Mais il faut montrer aussi des
extraits du répertoire académique de la compagnie ! Les trois
danseuses exécutent aussitôt (le mot est approprié) une descente
des ombres de la Bayadère, tout en bavardant sur l’argument du
ballet ou leur rapport à l’opium ! Aussi bien, la dernière
traversée de jardin à court se fait cigarette au bec. Rappelons que
cette descente des ombres sera reprise «en vrai» la
saison prochaine au Capitole. Mais ne dévoilons pas tous les gags,
on rit beaucoup, et on sent que la rencontre a été pleine de
bienveillance et de bonne humeur, dans un rapport d’enrichissement
mutuel.
Il
serait malhonnête de vouloir s’abstraire à tout prix du contexte
géopolitique dans lequel se place cette rencontre. Menaces
d’annulation, dispositif de sécurité renforcé, déclaration
conjointe en début de spectacle de Kader Belarbi et Jacky Ohayon, le
directeur du théâtre Garonne, dénonçant toute volonté de
censure, «d’où qu’elle vienne», tout nous ramène
à une réalité parfois désespérante dont l’issue semble au-delà
de l’horizon. S’il existe un lien entre cette réalité et
l’effervescence de la création chorégraphique israélienne, c’est
la belle réponse de Roy Assaf qui l’exprime le mieux :
«La
scène israélienne est aussi vivante car celles et ceux qui
l’animent sont infatigables. La production est considérable, elle
se fait dans des circonstances souvent difficiles, en quartiers
confinés. Pour moi, travailler sur le corps, c’est être conscient
de la douleur qui saisit mon cou et mes genoux ainsi que de cette
question lancinante, «jusqu’à quand?»
Jean-Marc
Jacquin © 2018, Dansomanie