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critiques et comptes rendus
Ballets de Monte-Carlo

28 & 29 décembre 2016 : La Belle (version remaniée, Jean-Christophe Maillot)


Olga Smirnova (La Belle)


Oubliez La Belle au bois dormant que vous croyez connaître. Oubliez Grimm. Oubliez «le ballet des ballets» cher à Rudolf Noureev et toutes les Belle que nous a livrées la tradition chorégraphique inaugurée par Marius Petipa. Oubliez, par-dessus-tout peut-être, l'imaginaire à l'eau de rose transmis par le film de Walt Disney qui a bercé notre enfance. La Belle sans bois dormant de Jean-Christophe Maillot n'a, a contrario, rien d'une naïve féerie. Suivant en cela un chemin que d'autres chorégraphes contemporains ont pu, à des degrés divers, emprunter, cette version se veut d'abord retour aux sources d'un conte, celui de Perrault, dont il s'agit d'exhiber, sans forcément le secours appuyé de Bruno Bettelheim, les zones d'ombre et le sous-texte, sinon ouvertement effrayant, du moins peu rassurant. Avant d'être réécriture, cette Belle, créée en 2001 et longtemps pilier du répertoire des Ballets de Monte-Carlo, se veut donc lecture – relecture – attentive d'un conte, en réalité pas bien net, que ses adaptations successives ont non seulement largement édulcoré, mais aussi considérablement tronqué. Ainsi, loin de se terminer sur la fameuse promesse immémoriale d'un bonheur assuré avec beaucoup d'enfants, le Prince, devenu Roi à la mort de son père, doit lutter contre sa mère, une ogresse qui rêve de dévorer sa belle-fille. Moralité : tuer le père, ou plutôt ici la mère castratrice, est la seule garantie du bonheur.

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Mimoza Koike (La Fée Lilas), Stephan Bourgond (Carabosse)

De cette relecture du conte princeps, Jean-Christophe Maillot a tiré un scénario inédit, construit autour de la confrontation de deux mondes (Maillot préfère le terme d'«univers», non dénué d'un petit côté «marketing de luxe» - on est à Monaco...), celui du Prince et celui de la Belle, dominés l'un et l'autre par leur parentèle. L'univers des Crochus, figuré par la Reine-mère – mère du Prince –, est sombre, sévère autant que sclérosant, tandis que celui des Pétulants, associé aux parents de la Belle, est tout en pastels acidulés, en rondeurs et en suavité – à la limite de l’écœurement. La figure-clé, qui ouvre le ballet et permet d'établir le lien entre les univers antagonistes, est la Fée des Lilas, non seulement figure bienveillante et protectrice, conformément à la tradition chorégraphique, mais aussi figure active, suractive même, auprès des deux camps. Elle guérit d'un côté la Reine des Pétulants de sa stérilité, et révèle d'un autre au Prince l'existence de la Belle, grâce à une boule de cristal, reproduction en miniature de la bulle géante dans laquelle est enfermée, littéralement et symboliquement, l'héroïne au début du second acte. Bulles, balles et ballons, en tous genres et de toutes les tailles, traversent du reste le ballet, gonflés ou percés, en l'air ou bien à terre, pour à la fois suggérer l'enfermement dans lequel vivent les protagonistes et mettre en exergue la logique initiatique du récit. Crever la bulle matricielle – tuer la mère –, telle est bien, une nouvelle fois, la grande affaire du conte. Dans cette configuration, Carabosse apparaît comme un avatar luciférien de la Reine-mère – le rôle est dansé par le même interprète –, une créature saisissante qui perce la bulle de la Belle pour la livrer sans égards à ses prétendants, avant de vouloir la dévorer elle-même, comme elle a métaphoriquement dévoré son fils.

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Semyon Chudin (Le Prince), Olga Smirnova (La Belle)

Séduisant, le symbolisme à tendance psychanalytique (admirablement élucidé du reste dans le programme par Carole Teulet – pour les reporters paresseux ou pressés...) est mis en scène et exacerbé, de manière volontairement extrême, par les nouveaux costumes de Jérôme Kaplan, spectaculaires, à défaut d'être extraordinaires par rapport à ceux de la création. Indissociables de l'action, ils s'en donnent à cœur joie pour dessiner, dans l'écrin épuré – et préservé – d'Ernest Pignon-Ernest, les contours de cet univers archétypal, qui va bien avec le conte, et mettre ainsi en scène une féerie en demi-teinte, beaucoup plus amère que douce, sur laquelle pèsent constamment de sourdes menaces. Grilles métalliques, visages sépulcraux et ongles crochus pour les uns, ballons, clowneries et fanfreluches de cirque (univers cher à Maillot) pour les autres, ni le monde carcéral et oppressant dans lequel vit le Prince, ni le monde hyper-ludique (mais aussi hyper-sexuel) dans lequel grandit la Belle ne sont, en matière d'éducation, bien recommandables. Le ballet, tout en préservant la thématique de la lutte du bien et du mal, évite ainsi le manichéisme du conte réduit en bluette. Le surgissement de la musique, au dramatisme intense, du Roméo et Juliette de Tchaïkovski dans l'acte III vient du reste suggérer cette profonde ambivalence. Le jeu du symbolisme à tout prix, s'il est cohérent et n'enferme pas le texte dans une interprétation unique, a toutefois ses revers. A alterner et à multiplier les va-et-vient d'un univers à l'autre, le premier acte dissout la notion du temps et n'évite pas une certaine confusion – et quelques longueurs aussi. Deux représentations ne sont pas de trop, de ce point de vue, pour se faire à cette relecture. Le ballet s'éclaire ensuite dans le choc des rencontres inouïes : la Belle découvrant le monde dans sa bulle – géniale idée de mise en scène –, le «combat» de la Belle et de ses prétendants – subversion radicale de l'esprit du fameux adage à la Rose, susceptible de lectures diverses –, le long baiser de la Belle et du Prince – prouesse d'un éblouissant pas de deux, dansé corps et bouches collés, sur la musique de la scène de la Vision de la partition de Tchaïkovski.

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Semyon Chudin (Le Prince), Mimoza Koike (La Fée Lilas)

La renaissance de cette Belle, rhabillée pour l'occasion, est, de l'aveu du chorégraphe, liée essentiellement à la personnalité d'Olga Smirnova, dont la venue – le retour même (voir notre critique de Casse-Noisette Compagnie donné en décembre 2015) – à Monaco s'inscrit dans le prolongement des relations nouées par Jean-Christophe Maillot avec le Bolchoï depuis La Mégère apprivoisée, relations dont – disons-le! – chacun tire aujourd'hui abondamment profit. Muse en devenir, bien différente de Bernice Coppieters qui créa le ballet, la fascinante Olga se plonge corps et âme, avec des bras tantôt de cygne tantôt d'almée, dans ce rôle, qui ne sollicite pas tant sa virtuosité technique que sa plastique de liane, ses qualités expressives et sa curiosité d'artiste. Sa capacité à se fondre dans un langage chorégraphique qui, sans lui être étranger, ne lui est pas naturel comme il l'est aux danseurs des Ballets de Monte-Carlo, est proprement étonnante et surtout riche de promesses infinies. Sa carrière de ballerine sera sans nul doute passionnante à suivre dans les prochaines années. Semyon Chudin montre de son côté, dans le rôle de ce Prince mélancolique et tourmenté, toute la poésie et la délicatesse qu'on lui connaît. S'il a un peu plus de mal que sa compagne du Bolchoï à se lâcher et à faire sienne cette gestuelle nouvelle et plus ancrée dans le réel, ses hésitations dans les solos servent bien l'incarnation du personnage, étouffé par sa mère et dominé par sa Belle, et dont le parcours est celui d'une quête effrénée de liberté. Stephan Bourgond impressionne de son côté en Carabosse par sa noirceur implacable, mais aussi par son ambivalence. Quant à Mimoza Koike, elle incarne une Fée des Lilas combative, à la féminité puissante, qui rompt avec le stéréotype de la fée toute de douceur et de sérénité, simple actrice de l'ombre. La deuxième distribution n'a nullement à rougir face à ce premier cast de luxe. Alexis Oliveira et Liisa Hämäläinen forment un couple physiquement plus incongru, mais l'un et l'autre ont des arguments pour séduire. Leur rencontre pourrait être celle, improbable, d'un jeune homme naïf et d'une jeune fille perdue. Le duo est de surcroît complété par d'excellents seconds rôles : George Oliveira en Carabosse, plus androgyne que Stephan Bourgond, et April Ball, d'une grâce délicieuse en Fée des Lilas. Avec leurs différences, ils donnent à voir et à admirer la cohérence du travail mené au quotidien auprès d'un chorégraphe. On ajoutera enfin une mention spéciale – comme on dit – à la direction énergique de Nicolas Brochot, à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Monte Carlo, qui éclaire avec panache les vagues dramatiques de la partition de Tchaïkovski.




Bénédicte Jarrasse © 2016, Dansomanie


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Aleatorio
Semyon Chudin (Le Prince), Olga Smirnova (La Belle)



La Belle

Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski
Chorégraphie : Jean-Christophe Maillot
Scénographie : Ernest Pignon-Ernest
Vidéo : Mathieu Stefani, Rémi Lesterle
Costumes : 
Jérôme Kaplan
Lumières : Dominique Drillot

Univers du Prince

La Reine Mère / Carabosse
Stephan Bourgond (28/12) / George Oliviera (29/12)
Le Roi  Christian Tworzyanski (28/12) / Francesco Mariottini (29/12)
Le Prince Semyon Chudin (28/12) / Alexis Oliveira (29/12)
La Fée Lilas Mimoza Koike (28/12) / April Ball (29/12)

Univers de la Belle

La Belle Olga Smirnova (28/12) / Lisa Hämäläinen (29/12)
La Reine Mariana Barabas (28/12) / Alessandra Tognoloni (29/12)
Le Roi Alvaro Prieto (28/12) / Benjamin Stone (29/12)
Les Trois fées  Alessandra Tognoloni, Katrin Schrader, Anna Blackwell (28/12)
Taisha Barton-Rowledge
, Katrin Schrader, Anna Blackwell (29/12)
Les Trois gardes  Koen Havenith, Katrin Schrader, Edgar Castillo (28/12)
Aurélien Alberge
, Jaeyong An, Artjom Maksakov (29/12)


 Ballets de Monte-Carlo
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, dir. Nicolas Brochot

Mercredi 28 et jeudi 29 décembre 2016 , Grimaldi Forum, Monaco


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