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critiques et comptes rendus
Hamburger Ballett-Tage 2016

16 juillet 2016 : Giselle (John Neumeier) à la Staatsoper de Hambourg


Alexandr Trusch (Albert) et Alina Cojocaru (Giselle)


Après Duse le 15 juillet, Giselle nous ramène, le lendemain, dans des terres familières. La production actuelle du ballet de Hambourg, montée en 2000, en collaboration avec Natalia Makarova, n'a du reste, pour être neuve, rien de bien radical. Neumeier a toujours aimé revisiter le grand répertoire classique ou néo-classique et longue est la liste des ballets qu'il s'est attaché ainsi à remonter, toute sa carrière durant. Sa Giselle n'est toutefois ni une relecture complète, comme peut l'être son Lac des Cygnes (dont le titre, Illusionen – Wie Schwanensee, revendique la mise à distance de l'original), ni une version chorégraphique nouvelle, comme peut l'être sa Sylvia. Cela sonne certes un peu trop comme un cliché, mais Neumeier nous propose là un compromis, équitable, entre tradition et modernité. Si le ballet préserve l'essentiel de la chorégraphie classique, connue de tous, il porte aussi indéniablement, dans la manière dont il est repensé et jusque dans son habillage visuel, la marque de son concepteur en chef.

A vrai dire, lorsque le rideau se lève, on se dit que c'est sous les auspices de Mats Ek et d'une certaine modernité venue d'Europe du Nord que Neumeier a placé son ballet. En guise de prologue inédit, un arrêt sur image : Giselle est morte, le corps étendu au sol. Le portrait de groupe qu'il fige un instant s'anime bientôt et donne à voir des personnages aux gestes mécaniques – symbole d'un monde contaminé par la folie. Tout le premier acte est donc construit comme un flash-back. La scénographie de Yannis Kokkos, résolument minimaliste, s'affranchit par ailleurs, et jusqu'à la caricature, du goût romantique pour la couleur locale. Le décor, épuré, barré de quelques coups de crayons de couleur maladroits, ressemble à une page blanche dans un cahier d'écolier. Il s'agit là, en quelque sorte, de redessiner Giselle autrement. Deux cabanes aux contours stylisées sont littéralement posées à cour et à jardin, histoire de rappeler ce qui a été, tout en affectant une savante et sage prise de distance avec le passé – soyons moderne, mais pas trop quand même. Les costumes sont à l'image de ce décor, d'une simplicité biblique : couleur de ciel, de terre ou d'automne pour les paysans, couleur de feu, de nuit ou de métal pour les nobles, artisans du drame. Les premiers, avec leurs lignes sobres et leur clarté, rappellent l'esprit austère des pionniers américains (clin d’œil à Yondering?), tandis que les seconds, classiquement high society, évoquent des peintures de genre représentant des scènes de chasse à courre. Dans le second acte, le mystère attaché à la sombre forêt et aux ruines gothiques se dissout à son tour au profit d'une vision, sinon abstraite, du moins plus expressionniste – à la Munch? –, délibérément débarrassée de tout charme pittoresque. Les Wilis, à la blancheur spectrale, conservent leur couronne de fleurs et leur long jupon de gaze, mais se retrouvent affublées de brassards noirs, évocateurs d'un univers carcéral, en lieu et place des petits volants de tulle, en formes d'ailes, destinés à suggérer l'immatérialité. Cette esthétique, visant à réactualiser l'ancien et à lui donner une couleur prétendument d'aujourd'hui, davantage empreinte de sobriété, n'est, à vrai dire, plus très neuve (cela fait bien deux ou trois décennies qu'on voit ça à foison dans les mises en scène de ballet, et plus encore d'opéra...). A l'âge des reconstructions – qu'elles soient pertinentes ou non dans leur principe ou leur réalisation n'est pas la question –, cela peut même sembler un brin daté, pour ne pas dire démodé. Mais passons, il n'y a là au fond rien de bien dérangeant pour l'oeil et pour l'esprit et l'impression générale que laisse cette production est largement positive. L'ensemble possède une beauté indéniable et parvient à imposer sa cohérence austère, en écho avec le drame.

Le ballet tel que l'a repensé Neumeier semble mettre plus particulièrement l'accent sur le thème de la folie - une folie généralisée, que met au jour la rencontre conflictuelle entre deux mondes. Berthe, la mère de Giselle, interprétée par Miljana Vračarić, est ici une femme aveugle, spectrale, à la gestuelle anguleuse et saccadée, qui pourrait renvoyer à quelque figure immémoriale du destin ou de la mort. Si les paysans semblent se rapprocher du mythe, les nobles, eux, sont campés de manière plus triviale : le Prince de Courlande, interprété par Eduardo Bertini, a des airs de Bismarck d'opérette, tandis que Bathilde, interprétée par Emilie Mazon, se comporte comme une sale gosse de riche, belle et gâtée. Détail intéressant dans ce contexte «psychiatrique» et tragique à la fois, le chorégraphe réintroduit, dans le second acte, le motif musical oublié de la fugue des Wilis, qui intervient juste après la mort d'Hilarion et suggère une sorte de fuite affolée des fiancées mortes. La vengeance et la folie se croisent là de manière spectaculaire. Chorégraphiquement, ce sont principalement les parties mimées et les ensembles paysans du premier acte, ainsi que la scène de la mort d'Hilarion, qui donnent lieu à réécriture, dans un style beaucoup plus contemporain et viscéral. Les moments les plus emblématiques du ballet – le long duo de Giselle et Loys, la variation de Giselle, le pas de deux des Paysans, l'acte blanc surtout, avec ses croisements de Wilis et son grand pas de deux – sont conservés intacts, enrichis toutefois d'inflexions et de petits détails nouveaux. Tout paraît ici plus léger, plus fluide, mieux articulé dans les phrasés, sans qu'on sache vraiment expliquer pourquoi. Quant à la cohabitation entre les styles, pour être improbable, elle ne heurte pas.

Alina Cojocaru est une invitée régulière de Hambourg et de John Neumeier, qui a notamment créé pour elle le ballet Liliom en 2011. C'est surtout l'une des très grande Giselle de notre temps, une ballerine rare à tous points de vue, qui nous fait comprendre, à l'instar d'Ouliana Lopatkina en Odette-Odile ou Nikiya, ce que c'est que d'habiter un rôle, d'être habité par un rôle – le rôle d'une vie. Il n'y a pas là de «proposition» chorégraphique – ce à quoi sont sans doute réduites les ballerines ordinaires –, pas plus que de jeu exhibé – «tiens, si on jouait Giselle?» –, simplement un naturel, une évidence, une grâce innocente, une spiritualité pour tout dire, perceptibles dès son entrée en scène et renforcées par un travail délicat de tout le corps et une technique tellement fluide et aérienne qu'on ne prête même plus attention à l'effort qu'ils sous-tendent (Alina a semblé à cet égard bien plus en forme à Hambourg qu'à Paris à l'occasion de la série de Corsaire donnée par l'ENB). Mélange rare de force et de fragilité, tout en elle est art de la suspension, de l'attente, du désir demeuré désir - cette litote miraculeuse qui est, par-delà les écoles, l'essence même du romantisme. Alexandr Trusch, le golden boy de la relève masculine hambourgeoise, redonne de son côté au rôle d'Albert / Loys (curieusement, le personnage a retrouvé en Allemagne son prénom français – celui du livret original) tout son pouvoir de séduction irrésistible (souvent oublié à Paris, soit dit en passant). Sa danse est souple, expressive, passionnée - celle d'une jeunesse romantique à la fois triomphante et désenchantée - et se joue avec aisance de toutes les difficultés techniques habituellement guettées par les balletomanes : les cabrioles sont fermes et bien battues, les pirouettes rapides et propres, les fameux trente-deux entrechats délivrés sans peine et sans esquive. Il confirme avec éclat ce que dit Neumeier, entre autres raisons, pour justifier de la présence de Giselle, cette «apothéose du ballet romantique», pour reprendre les termes ressassés de Lifar, au répertoire du ballet de Hambourg  : parce que c'est «une compagnie classique – c'est-à-dire que la technique qui unit cet ensemble international est le langage de la danse classique-académique.» Carsten Jung offre en Hilarion un contrepoint sombre et menaçant – et non dépourvu de charme – à l'Albert solaire d'Alexandr Trusch. D'une virile autorité, urbain et moderne dans son allure, son personnage est très éloigné de la figure du paysan rustre et mal dégrossi véhiculée par la tradition. En marge du trio principal, on mentionnera encore tout particulièrement les prestations soignées et gracieusement éthérées de Futaba Ishizaki et Maya Arii en Moyna et Zulma, meneuses, auprès de la Myrtha austère et glaciale d'Anna Laudere, d'un corps de ballet qui n'oublie pas d'être féroce et que John Neumeier a qualifié, à juste titre, de «Weltklasse» lors du gala. La révélation, pas tout à fait inconnue, de cette Giselle aura toutefois été, dans le Pas de deux des Paysans, celle de Madoka Sugai, qui avait remporté le Prix de Lausanne en 2012 et semble avoir, depuis, superbement évolué. Du ballon, de la vivacité, de jolis épaulements, une danse musicale et finement articulée : voilà une parfaite ballerine romantique et une personnalité rayonnante en devenir!




B. Jarrasse © 2016, Dansomanie

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Duse
Alexandr Trusch (Albert) et Alina Cojocaru (Giselle)

Giselle
Musique : Adolphe Adam, Friedriche Burgmüller
Chorégraphie : John Neumeier
Décors et costumes : Yannis Kokkos


Giselle –  Alina Cojocaru
Albert / Loys – Alexandr Trusch
Wilfried – Graeme Fuhrman
Hilarion – Carsten Jung
Berthe – Miljana Vračarić
Le Prince de Courlande – Eduardo Bertini
Bathilde –  Emilie Mazon
Deux Paysans – Madoka Sugai, Karen Azatyan
Myrtha – Anna Laudere
Zulma – Mayo Arii
Moyna – Futaba Ishizaki


Hamburg Ballett
Naomi Seiler, Alto solo
Philharmonisches Staatsorchester Hamburg, dir. Simon Hewett


Samedi 16 juillet 2016,  Staatsoper Hamburg


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