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Naked Lunch (Guy Weizman, Roni Haver) par le Club Guy & Roni
06 avril 2016 : Naked Lunch, de G. Weizman et R. Haver au Théâtre de Chaillot (Paris)
Naked Lunch (chor. Guy Weizman et Roni Haver)
Première
partie d'une semaine consacrée aux expériences à
la limite de la danse et du théâtre à Chaillot avec
Naked Lunch par la compagnie "Club Guy & Roni", avant une version huis-clos interdit de Roméo et Juliette.
Précédée d'une réputation naissante de phénomène, cette compagnie
néerlandaise se déplace à Paris au sein d'un collectif car ce spectacle
regroupe outre les danseurs des percussionnistes de Slagwerk Den Haag, des chanteurs de Silbersee
et une actrice, et met tout ce petit monde sur le même plateau. Ou
presque d'ailleurs, car cela déborde souvent dans la salle ou les
coulisses, quand ce n'est pas la salle elle même qui déboule sur le
plateau pour un impromptu dance floor de 200 personnes (ce n'est pas
pour rien que cela s'appelle "club")... Tous les intervenants
s'inscrivent dans un même univers d'une culture urbaine,
transdisciplinaire et décalée néerlandaise, et même si les fondateurs de
la compagnie Roni Haver et Guy Weizman sont israéliens, c'est bien dans
cette région transfrontalière du nord de l'Europe qu'ils ont créés
leurs pièces leur plus marquantes.
Leur spectacle Naked Lunch s'inspire du roman éponyme de William Burroughs, le Festin Nu,
écrit en 1957 soit 6 ans après que l'auteur ait accidentellement tuée
sa femme, Joan Vollmer, lors d'une soirée orgiaque à Mexico. Ce livre
considéré comme un sommet de la contre-culture américaine est un point
de départ de la création, plus qu'un support, puisqu'il y aura
finalement peu de références à son contenu, mais plutôt à son esprit,
macabre, déjanté et déstructuré ou à l'histoire de son auteur : le
Mexique, la drogue et la virulence de toutes les dépendances possibles,
la bouteille de tequila vissée sur la tête, et enfin le coup de feu
fatal.
C'est au travers des yeux de Joan que l'on va suivre pendant une heure
trente le cheminement de la balle et l'explosion des images qui se
succèdent en elle. Incarnée par une actrice et dramaturge néerlandaise
Veerle van Overloop, en tailleur et talons aiguille, qui récitera ou
débitera dans sa langue natale (malgré l'annonce d'un spectacle en
anglais) un texte écrit par un ex-junkie, bien difficile à suivre sur
l'écran du sur-titrage tellement il se passe d'évènements en scène, mais
dont quelques bribes, et l'interprétation hallucinée de l'actrice
suffisent à en (de feu), ce texte hommage à la victime reste bien moins
insoutenable que les délires érotico-morbides de Burroughs. Quant à
l'interprète, tour à tour sur le plateau au milieu du vacarme, sur les
marches des gradins apostrophant le public, ou attachée à une roue
tournante de lanceur de restituer le sens général. Martelant "schot", à
traduire entre shoot et coups de couteaux, elle porte la progression
générale de cette pièce toute entière tournée vers le désir de vie
malgré sa souffrance et sa conscience de ses propres addictions.
Naked Lunch (chor. Guy Weizman et Roni Haver)
Autour d'elle un chaos organisé, chanté par trois membres du groupe Silbersee,
produisant une polyphonie de type opéra bouddhiste, et bruité par trois
percussionnistes (acoustiques et électroniques) pour ce qui est sans
doute la meilleure performance de la soirée. On regrettera même qu'ils
ne soient que trois du groupe de percussions Slagwerk Den Haag
car en formation complète nul doute que leur qualificatif d'un des
meilleurs groupes du monde ne soit pas usurpé. Leur dynamique apporte un
support parfait pour la gestuelle des danseurs, et on regrettera aussi
les bruitages plus conventionnels, grincements ou stridences
enregistrées qui entrecoupent leurs prestations. Les costumes sont dans
le ton, collants rouges en latex déchirés pour les danseuses, jupette de
badminton pour un danseur et robe de soirée très seyante pour un
chanteur, sans oublier d'inénarrables bottes mexicaines à semelles
ultra-allongées et grelots pour le mariachi de service. A noter que
personne ne reste cantonné dans son univers : les chanteurs dansent, les
musiciens chantent (y compris en mexicain), tout le monde se déguise et
incarne ce cauchemar ambulant, ou met la main à la pâte pour manipuler
les dispositifs scéniques tragico-burlesques comme cette baignoire à
roulettes transparente transformée en étrange bocal à chanteurs
asphyxiés, ou cette lessiveuse-cheminée qui engloutira Joan dans une
fumante et sordide sortie.
C'est d'ailleurs une salle bien enfumée qui
accueille le spectateur, tout comme les danseurs répartis dans la salle
afin de provoquer le quidam. Juste après la déflagration initiale, c'est
un danseur qui s'avance face au public pour s'excuser de la longueur du
spectacle car "que voulez-vous, les danseurs veulent tous leur solo de 2
minutes!". Auto-dérision toujours quand à la fin c'est un autre
danseur qui viendra s'excuser auprès de ses parents américains de lui
avoir payer de longues études de danse classique tout ça pour finir dans
quelque chose d'aussi européen ! Entre ces deux excuses, aucune
retenue, aucun complexe, aucune limite à la volonté de provoquer, de
surprendre et de marquer les esprits, mais par la seule force du propos
et du visuel. En effet pas de sexualité ou d'obscénité, peu de nudité et
peu de violence mis à part lors de l'agressive transe finale, vite
compensée par un carnaval brésilien (pourquoi pas?) enjoué en
post-scriptum pendant les applaudissements. Vidéo (capturée et projetée
en direct) et photo sont également de la partie pour achever le concept
d'installation tous azimuts.
Naked Lunch (chor. Guy Weizman et Roni Haver)
Et la danse au milieu de ce ragoût (sous) acide et gentiment malsain?
Les deux chorégraphes ne sont pas d'anciens de la Batsheva pour rien, et
l'influence d'Ohad Naharin n'est jamais loin. Même s'ils l'ont adapté à
la culture du benelux (on pense plus à Keersmaeker et sa gestuelle
physique qu'à Rudi van Dantzig ou Hans van Manen évidemment) et si le
langage gestuel a su s'éloigner de la Gaga Dance et se rapprocher de
quelques figures presque néo-classiques, les préceptes d'écriture du
chorégraphe isréalien subsistent largement. Dans la transe finale
rappelant celle de Three, mais
surtout pendant la scène la plus réussie dans laquelle les danseurs
jouent avec, esquivent, voire escaladent d'immenses panneaux électoraux
projetant des images anatomiques de type rayon X. La précision et la
qualité de l'occupation du plateau est ici remarquable, et la synergie
des ensembles soudainement constitués explose avec une grâce inattendue.
La gestuelle n'est pas en reste, innovante dans ses brusques saccades
et ces démarches déséquilibrées qui convoquent les mort-vivant, ou ses
portés acrobatiques pour les danseuses, ses chutes qui ont la vigueur du
désespoir et ses postures au sol déjà plus animales qu'humaines. Chaque
moment de danse est ainsi une petite réussite. "Petite" malheureusement
car l'aspect saccadé et déstructuré s'étend à la durée de chaque
enchaînement qui n'excède jamais la quinzaine de secondes, beaucoup trop
peu pour générer l'enthousiasme plus que la frustration dans la
multiplication de ces arrêts. Les interprètes sont néanmoins
irréprochables, les trois masculins étincelants dans leur présence
physique, Igor Podsiadly en tête, et les quatre féminines forment un
dégradé de la plus théâtrale (la chorégraphe elle-même, incandescente) à
la plus pure ballerine (touchante Sofiko Nachkebiya, malheureusement
parfois réduite à jouer les utilités à l'arrière scène). Les maquillages
intensifient les expressions, elles-mêmes appuyées par une gestuelle
accentuée vers le haut du corps, par les bras et les mouvements de têtes
incessants, cheveux dehors, qui semblent être une marque de fabrique
des chorégraphes.
Le propos de ce spectacle est centré sur l'addiction, dans ses aspects
les plus positifs (plaisir, désinhibition...), comme les plus sombres
(souffrances et séquelles jusqu'au décès), mais c'est bien évidemment
notre addiction de la danse que ce spectacle met à nu, en suggérant
autant de qualités et en nous les retirant sans cesse. S'il n'est guère
convenu, il restitue étrangement un sentiment d'attendu par ce qu'il va
décliner, et ce sont plutôt les formes prises qui réservent leur lot de
surprises. Par exemple l'appel à la participation du public semble
d'emblée une évidence, et c'est sa mise en situation qui permet son
intégration sans heurt à l'ensemble. Ce spectacle intégral est bien
équilibré entre ses trois pans principaux danse, théâtre et musique, et
s'avère aussi réjouissant, avec son humour et quelques scènes
joyeusement délirantes, qu'angoissant, non seulement par son ambiance et
son background, mais surtout par l'horlogerie mécanique si bien huilée
qui conduit sans échappatoire à l'inexorable. Cette pièce sur la folie
et le chaos, est tellement écrite et structurée qu'elle n'en est
finalement que plus flippante. Convaincant "ballet d'horreur".
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Naked Lunch
Musique : Yannis Kyriakidis
Chorégraphie : Guy Weizman, Roni Haver
Argument : Oscar van Woensel
Dramaturgie : Veerle van Overloop
Décor : Ascon de Nijs
Costumes : Slavna Martinovic
Lumières : Wil Frikken
Danse : Dunja Jocic, Roni Haver, Angela Herenda de Kroo, Camilo Chapela
Sofiko Nachkebiya, Adam Peterson, Igor Podsiadly
Théâtre : Veerle van Overloop
Percussions : Pepe Garcia, Enric Monfort, Frank Wienk
Chant : Steven van Gils, Tiemo Wang, Maciej Straburzynski
Club Guy & Roni
Slagwerk Den Haag
Silbersee
Mercredi 06 avril 2016 , Théâtre National de Chaillot, Paris
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