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XVI Festival International de Ballet du Mariinsky
05 avril 2016 : Le Lac des cygnes au Mariinsky (Saint-Pétersbourg)
Héloïse Bourdon (Odette)
Le Lac des cygnes,
c'est le ballet sans doute le plus emblématique du Mariinsky, la carte
de visite obligée de la compagnie lors de ses tournées à l'étranger. On
le connaît bien sûr, on l'a vu de nombreuses fois entre Paris, Londres
ou Baden-Baden, mais le découvrir sur sa scène natale est tout autre
chose – un choc visuel et auditif, à l'instar du tableau des Ombres de La Bayadère,
donnée, quelques jours plus tard, lors de ce même festival. On ne se
pose plus, comme à Paris, la question byzantine de la pertinence de
telle ou telle «version», de ses qualités et/ou de ses défauts, le
ballet s'impose, aussi naturellement qu'harmonieusement, dans le cadre
grandiose de la salle bleu et or, théâtre dans ce théâtre qu'est la
ville de Pierre, au confluent de la terre, de la mer et d'un ciel aux
lueurs constamment changeantes. Sur la vaste scène, qui frappe avant
tout par sa profondeur, les Cygnes, libérés de la pesanteur, prennent un
envol des plus majestueux, tandis que les scènes de palais, notamment
celle de l'acte II, gagnent une grandeur et un éclat insoupçonnés.
Faisant corps avec le ballet, la musique de Tchaïkovsky s'élève de la
fosse comme de la lave en feu d'un cratère, résonnant dans l'auditorium
immense de manière nerveuse, épique, excitante. Nul ne peut rester
indifférent face à cette sensation d'unité, que la poésie aérienne du
corps de ballet vient encore redoubler.
Le privilège revenait cette année à Héloïse Bourdon, dont l'Odette-Odile
avait enthousiasmé le public parisien la saison dernière, de s'emparer
de ce rôle iconique, comme
aiment à dire les Anglo-Saxons, dans la version traditionnelle de
Konstantin Sergueiev. Le défi est de taille sur cette scène chargée
d'histoire, qui non seulement a vu naître une quantité impressionnante
de cygnes d'anthologie, mais en a aussi, qu'on le veuille ou non,
dessiné la forme archétypale dans l'imaginaire collectif. Le public
local, prompt à débattre de la position d'un doigt, de la courbure d'un
poignet ou de la direction d'un regard, n'est toutefois pas du genre à
s'en laisser conter par la première ballerine venue, tout
particulièrement sur ce ballet-là.
Même si le parterre se touristifie grandement, généralement pour le
pire (sauf à squatter les premiers rangs, voilà une zone à éviter
absolument – pour cause de têtes importunes et/ou de vagues de
téléphones portables allumés de manière impromptue), on sent qu'ici,
loin des claques moscovites, les applaudissements et autres ovations
sont savamment dosés.
Héloïse Bourdon (Odile), Timur Askerov (Siegfried)
Quels que soient les commentaires que l'on puisse
émettre sur tel ou tel aspect de sa prestation, il me semble qu'Héloïse
Bourdon a su se montrer à la hauteur des attentes artistiques, assumant
avec une dignité – et, pour tout dire, une âme – qui force le respect
ce début prestigieux, lequel interroge grandement tout de même sur les
pratiques de l'Opéra de Paris. Est-on tombé à ce point sur la tête pour
qu'on puisse la retrouver la semaine suivante sur la scène de l'Opéra
Bastille en... Amie de Juliette? A moins qu'une invitation au Mariinsky
soit avant tout affaire diplomatique et dans ce cas, il est bien
cocasse de voir que l'on ne se risque pas d'y envoyer des étoiles
(celles invitées ont d'ailleurs mystérieusement disparu)... Je m'égare,
laissons là cet autre débat. S'il s'agit de se cantonner à des
discussions d'école, alors oui, la différence stylistique, plastique
même, entre le Cygne invité et ses compagnes d'un soir est immédiatement
perceptible – jusqu'à l'incongruité : même si Héloïse Bourdon a des
bras souples et expressifs pour l'Opéra de Paris et y est à juste titre
considérée comme une danseuse lyrique, il va de soi qu'elle ne possède
pas ce haut du corps délié unique, travaillé depuis l'enfance, qu'ont
les danseuses du Mariinsky. L'enjeu des invitations d'artistes – et des
appréciations qu'on peut en faire – n'est toutefois pas là. On peut bien
sacraliser une école, le talent est toujours au-delà : il est – ou il
n'est pas. Si Héloïse Bourdon s'est très visiblement attachée à
travailler dans la direction – féerique – de la version de Sergueiev, on
retrouve dans son Odette pétersbourgeoise la même évidence et la même
impression d'accomplissement que dans celle qu'elle avait présentée à
Paris : un sens aigu de l'adage, des équilibres suspendus, une
sophistication dans les inflexions des mains et des poignets, une
absence totale de trivialité enfin, qui en fait une authentique reine
des Cygnes. Superbement confiante, faisant preuve d'un aplomb
formidable, occupant l'espace, elle danse son Odette jusqu'au bout,
comme dans un rêve. En Odile, elle se montre en revanche moins sûre dans
la technique et l'incarnation du personnage apparaît de fait moins
aboutie. Si l'adage se déroule parfaitement, la variation est exécutée
de manière heurtée, avec quelques petits soucis dans les tours attitude,
et les fouettés de la coda, curieusement engagés, se terminent un peu
prématurément. Indépendamment de la technique, c'est le pouvoir de
séduction et la sensualité ambivalente du personnage, importants dans
cette version, qui font quelque peu défaut. L'Odile du Mariinsky n'a
rien à voir avec le caricatural «Black Swan», une sorte de Carabosse
en jupons, elle est un avatar de la figure romantique de la femme
fatale. L'acte III, totalement inédit pour elle, la retrouve cependant
avec son lyrisme de l'acte I intact et le pas de trois final, avec
Siegfried et Rothbart, se déroule sans heurts.
Timour Askerov s'inscrit quant à lui pleinement dans la tradition des
princes du Mariinsky. Fidèle à l'héritage de Petipa, Siegfried est ici
d'abord un cavalier héroïque, chargé de mettre en valeur sa ballerine,
figure de l'idéal. Et non, ce n'est pas rien,
comme on a coutume de penser quand on a la tête trop farcie de
noureeveries, dont le danseur est, plus que la danseuse, le héros...
Élégant, doté de lignes parfaites (et Dieu sait que le costume blanc que
les Russes affectionnent n'épargne rien), il ne faillit pas dans sa
tâche. Logiquement en retrait dans l'acte I, il s'affirme pleinement
dans l'acte II et livre une impeccable variation, avec des sauts et un
manège enthousiasmants. On peut toutefois lui reprocher un haut du corps
un peu raide, une présence sculpturale un peu old school,
qui lui vient sans doute de sa formation dans une ancienne république
soviétique (l'Azerbaïdjan) et tranche avec le charme plus fougueux et
actuel d'un Shklyarov ou d'un Kim. L'échange entre les deux partenaires
reste timide, et s'il est difficile de créer un couple en une semaine,
on se dit que Kontantin Zverev, Rothbart félin et bondissant et, en
passant, nouveau favori de la reine Vichneva, se serait peut-être mieux
prêté à la personnalité et à la danse d'Héloïse Bourdon.
A l'instar des autres représentations de ce festival, les seconds rôles
étaient, chacun à leur niveau, de haute tenue et parfaitement
distribués. Vladislav Shoumakov campe un Bouffon facétieux et virtuose,
plus humain et puissant cependant que les bouffons auxquels on a droit
d'ordinaire. Le Pas de trois de l'acte I laisse voir les progrès de
Xander Parish, qui en disent long sur le travail de coaching encore mené
avec bonheur par les grands théâtres russes. S'il n'est toujours pas le
plus fiable des partenaires (même sur de simples soutiens comme ici,
l'effort reste visible), son travail a considérablement gagné en
présence, en raffinement, de même que ses lignes en élégance. Ses
variations sont brillamment exécutées, avec des sauts puissants et des
réceptions très propres. Il faut être un puriste pour le distinguer
désormais des autres danseurs du Mariinsky. Ses deux partenaires sont
quant à elles également superbes et parfaitement affûtées
techniquement : Nadedja Batoeva se montre, comme toujours, vive et
radieuse, tandis que Sofia Ivanova-Skoblikova se signale par sa danse
bien articulée, et, plus encore, par un ballon et un petite batterie
impressionnants. Nul doute qu'elle pourrait faire une magnifique Kitri
dans un proche avenir.
Pensum à peu près partout ailleurs, les danses de caractère, contrepoint
nécessaire à la danse académique dans les ballets de Marius Petipa,
sont toujours, au Mariinsky, un grand moment, à même de procurer des
jouissances comparables aux actes blancs. Si la danse espagnole est une
déception inattendue du côté des garçons - deux grands gaillards
puissants, mais dépourvus de la souplesse du dos que l'on attend dans
les torsions caractéristiques, la danse napolitaine, menée par les deux
coryphées de luxe Anna Lavrinenko et Alexei Nedviga, est un délice de
raffinement et de musicalité aérienne.
Bénédicte Jarrasse © 2016, Dansomanie
En complément - interview : «Héloise Bourdon - Devenir un cygne russe?»
Le
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Timur Askerov (Siegfried), Héloïse Bourdon (Odette)
Le Lac des cygnes
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski, Riccardo Drigo
Chorégraphie : Marius Petipa et Lev Ivanov, révisée par Konstantin Sergueïev
Argument : Vladimir Begichev, Vassily Geltzer
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Galina Solovyova
Odette / Odile – Héloïse Bourdon (Ballet de l'Opéra National de Paris)
Siegfried – Timur Askerov
La Mère de Siegfried – Elena Bazhenova
Le Précepteur – Andreï Yakovlev
Les Amis de Siegfried (Pas de trois) – Nadezhda Batoeva, Sofia Ivanova-Skoblikova, Xander Parish
Le Bouffon – Vladislav Shumakov
Rothbart – Konstantin Zverev
Petits cygnes – Anastasia Mikheikina, Svetlana Ivanova, Svetlana Russkikh, Elina Kamalova
Grands cygnes – Viktoria Brilyova, Ekaterina Chebykina, Diana Smirniova, Yuliana Chereshkevich
Deux Cygnes – Xenia Ostreikovskaïa, Sofia Ivanova-Skoblikova
Les Fiancées – Xenia Orstreikovskaïa, Yuliana Chereshkevich , Viktoria Krasnokutskaïa,
Diana Smirniova, Viktoria Brilyova, Xenia Fateyeva
Danse espagnole – Yulia Kobzar, Maria Shevyakova, Alexeï Kuzmin, Alexander Beloborodov
Danse napolitaine – Anna Lavrinenko, Alexeï Nedviga
Danse hongroise – Olga Belik, Kirill Leontiev
Mazurka – Xenia Dubrovina, Alina Rusina, Maria Lebedeva, Alisa Petrenko
Dmitry Pykhachov, Roman Belyakov, Dmitry Sharapov, Alexander Romanchikov
Ballet du Mariinsky
Orchestre du Mariinsky, dir. Gavriel Heine
Mardi 05 avril 2016, Théâtre du Mariinsky (Scène historique)
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