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XVIe Festival International de Ballet du Mariinsky
09 avril 2016 : La Bayadère au Mariinsky (Saint-Pétersbourg)
Hannah O'Neill (Gamzatti), Oksana Skorik (Nikiya)
La Bayadère est, au même titre que Le Lac des cygnes,
la colonne vertébrale du Mariinsky, son «ticket gagnant» pour parler
vulgairement, à tout le moins le ballet que l'amateur se doit de voir,
au moins une fois dans sa vie, avec ces danseurs, dans ce
théâtre. Créé par Marius Petipa en 1877, pour ce qui s'appelait alors
le Théâtre impérial Bolchoï Kamenny (autrement dit le Grand Théâtre de
pierre, situé en face de l'actuel Théâtre Mariinsky, où se trouve à
présent le Conservatoire Rimsky-Korsakov, emballé pour travaux en ce
moment), on comprend, en assistant à une représentation dans cette
salle, presque historique donc, à quel point le ballet fait corps avec
les artistes, et, d'une certaine manière aussi, avec la ville – agrégat
de couleurs et de brumes encerclées par les eaux. Il y a là quelque
chose d'organique – un effet de miroir – pour le moins troublant, qui
atteint son apogée lors du tableau irréel des Ombres. Du coup, on ne
saurait vraiment qualifier cette production. Monumentale? Kitsch?
Muséal? Rien de tout cela. Le décor étrenne ses toiles peintes
exotiques, dans le goût et l'esprit du XIXe siècle, qui forment comme un
joli livre d'images, empreint de nostalgie. L'éléphant, le tigre et les
perroquets sont naturellement présents à l'appel, tandis que les tutus
aux jupons mousseux légèrement tombants (vraisemblablement piqués à la
reconstruction de Vikharev) qu'arborent les danseuses du corps de ballet
– Bayadères ou Ombres – offrent à l'ensemble un cachet impérial unique.
Pour le reste, il ne faut pas chercher là le faste spectaculaire de la
version de Noureev (qui, en revanche, est resté très fidèle au texte de
la version révisée en 1941 par Vladimir Ponomarev et Vakhtang Tchaboukiani). Pas certain
du reste que le ballet, tel qu'il est dansé ici, dans cet écrin, en ait
vraiment besoin. Il est, avec son élégance et sa grandeur propres, et fait sens ainsi.
A
l'échelle du festival et des ouvrages du répertoire
classique à l'affiche, cette représentation de La Bayadère
est celle qui s'est avérée globalement la plus enthousiasmante. Si
l'on peut préférer – c'est mon cas – le classicisme épuré de Tereshkina,
sans parler de la spiritualité magnétique de Lopatkina, il faut bien
reconnaître qu'Oksana Skorik, probablement la plus controversée de
toutes les danseuses russes depuis l'invention du web 2.0, s'est muée en
une ballerine d'une superbe autorité, dont le titre paraît aujourd'hui
difficilement contestable, à en juger au moins par sa prestation en
Nikiya. Elle a en tout cas réussi à se débarrasser en partie de cette
image pénible de danseuse «à poses», au physique certes exceptionnel,
mais au visage froid, au cœur vide, et à la technique incertaine. Dans
les deux premiers actes, elle campe une héroïne fière et passionnée, aux
antipodes des conceptions fragiles et giselliennes, auxquelles donne
parfois lieu l'interprétation du rôle à Paris. Les répétitions ont
paraît-il été brèves, mais le duo avec la Gamzatti d'Hannah O'Neill est
d'une intensité à couper le souffle – comme quoi, l'efficacité
dramatique n'est pas qu'une affaire de gifles ou de roulades. Le lyrisme
intense des bras, accentué par l'incroyable souplesse du dos (dans le
grand solo de Nikiya à l'acte II, d'une grande richesse expressive, elle
arrive même à donner du sens à ce qui pourrait passer pour contorsion),
met par ailleurs bien en valeur toute l'ambivalence tragique du
personnage : d'un côté, une danseuse sacrée, noble par nature, de
l'autre, une figure de la marge, rejetée du fait de son appartenance à
une caste inférieure. Le troisième acte, à la fois plus technique et
plus intériorisé, reste un défi que la danseuse surmonte bien, malgré
certains choix esthétiques discutables, qui amènent une tension inutile
dans cette scène de rêve (des développés à la Zakharova en moins jolis,
un excès de vigueur dans le manège d'entrelacés... et c'est d'un coup un
visage qui se durcit et les vieux démons qui ressurgissent...).
Hannah O'Neill (Gamzatti), Kimin Kim (Solor)
Même si La Bayadère
est une histoire à trois, Kimin Kim demeure, on ne peut le nier,
l'attraction principale de la représentation. Excellent partenaire,
formant un couple solide et efficace, à défaut d'être enivrant, avec
Oksana Skorik, il se montre curieusement un peu en retrait de cette
dernière dans le premier acte. Il faut attendre le second acte – son
adage et sa variation – pour voir véritablement le grand Kim à l’œuvre.
Il régale le public de sa virtuosité époustouflante et sans bavures,
mais si Solor est en passe de devenir son grand rôle, c'est aussi parce
qu'il confère au personnage une allure et une autorité mystérieuses qui
font de sa prestation autre chose qu'une démonstration de brio
exceptionnelle, dont on ne saurait dire du reste ce qui, des pirouettes,
des manèges de sauts, des double assemblés – ou de leur enchaînement
fulgurant – est le plus enthousiasmant. Du couple avec Hannah O'Neill,
au fort parfum d'Orient extrême, on dira d'ailleurs qu'il fait plus que
simplement fonctionner : par-delà leurs traits asiatiques, qui se
fondent bien dans le cadre exotique du ballet, on sent entre les deux
danseurs une saine connivence – une volonté de briller et de se
surpasser ensemble, héritée peut-être de leur jeunesse dorée passée dans
les grandes compétitions internationales. Pour Hannah O'Neill, deuxième
invitée de l'Opéra de Paris de ce festival, le défi n'était évidemment
pas le même que pour Héloïse Bourdon, distribuée dans le rôle mythique
d'Odette-Odile. Gamzatti reste un rôle, sinon secondaire, du moins
second dans la version en trois actes du ballet. De plus, les
différences entre les versions parisienne et pétersbourgeoise sont
anecdotiques (la variation de l'acte II, axée sur le saut là où celle de
Nouréev l'est sur la pirouette, est, au passage, bien plus agréable à
l’œil) et le personnage n'y change pas de nature. Le risque
d'incongruité stylistique, que courent tous les danseurs invités en
venant ici, est par ailleurs nettement limité. Tout cela n'enlève rien à
l'excellence de sa prestation, tant sur le plan dramatique que
technique. Hannah O'Neill est de ces tempéraments aptes à briller sur
n'importe quel scène et l'on peut même dire que le lieu et le cadre
nouveau ont semblé la galvaniser. Elle m'est apparue à cet égard bien
meilleure actrice qu'elle ne le fut lors de ses débuts parisiens – le
trio formé à Saint-Pétersbourg a aussi davantage de cohérence et de
connivence que celui dans lequel elle apparaissait à Paris. Sur le plan
de la danse pure, on voit qu'elle sait parfaitement jouer de ses
qualités : si son saut n'est pas en soi exceptionnel, elle réussit à le
rendre aérien et dynamique, ce qui est l'essentiel ; dans la coda, elle
substitue aux fouettés à l'italienne de la version du Mariinsky, où les
danseuses russes placent souvent de beaux développés, les fouettés
attitude bien carrés de celle de Nouréev, qu'elle maîtrise parfaitement.
Kimin Kim (Solor), Hannah O'Neill (Gamzatti)
Autour de ce trio, les demi-solistes et le corps de ballet ne suscitent
guère de réserves. Le Mariinsky, théâtre de
répertoire, continuant parallèlement de pratiquer une
politique d'emplois, les danseurs ont souvent, dans ce type d'ouvrage,
une telle familiarité avec leurs rôles – Vladimir
Ponomarev dans celui du Brahmane en est l'exemple le plus extrême
(entré au Mariinsky en 1964, il donne l'impression d'être
un mythe vivant) – que les prestations apparaissent naturelles,
jamais scolaires. Parmi les solistes du divertissement, Vassily
Tkachenko se montre particulièrement remarquable dans la
variation de l'Idole dorée, dont l'allure – un simple
maquillage doré et quelques colifichets d'un orientalisme
stylisé – est beaucoup plus sobre qu'à Paris. Il
possède une belle élévation, son saut est
puissant, dynamique, dans la logique bravouresque de la
chorégraphie, et sa musicalité impeccable. Mai Nagahisa,
jeune élève de l'Académie Princesse Grace
invitée de Youri Fateev, fait également forte impression
dans la Manou avec une danse vive et nerveuse, qui n'a rien de
scolaire, et une assurance qui vient contredire son apparence
frêle. On peut certes discuter des raisons d'une telle invitation
(quitte à donner sa chance à une toute jeune fille dans
un rôle «mignon», pourquoi n'avoir pas convié
une élève de l'Académie Vaganova?), mais il n'y a
aucun doute sur le potentiel de l'invitée. De manière
générale, le divertissement est soutenu par un orchestre
aux sonorités vives et chatoyantes, qui en fait un moment
particulièrement exaltant. Dans l'acte III, le Mariinsky a la
curieuse manie de nous servir des Ombres par ordre de taille, ce qui,
il est vrai, correspond à la logique de chacune des variations.
La troisième, avec sa série de développés,
censée être la plus noble, est ainsi confiée
à la plus grande, Ekaterina Chebykina, hélas
approximative et d'une raideur déplaisante (en-dehors de son
physique, je n'ai jamais compris ce que cette danseuse venue de Kiev
pouvait apporter au Mariinsky – sa technique semble bien moins
affûtée que celle des solistes locales). La
première variation, la plus rapide, convient idéalement
aux qualités de la bondissante Renata Shakirova, mais c'est la
seconde, interprétée par Ekaterina Ivannikova, aux
cabrioles pleines d'énergie, qui s'avère toutefois la
plus percutante. Plus que ce pas de trois, l'on retient l'harmonie
fascinante du corps de ballet, digne de sa réputation. La
Descente proprement dite, dont la magie est accentuée par la
présence d'un rideau translucide qui se lève une fois les
Ombres réunies sur le plateau, n'est à vrai dire pas
exempte d'approximations, avec quelques arabesques à la hauteur
mal contrôlée. Les ensembles au sol, impeccables, offrent
en revanche une alliance impressionnante d'autorité et
d'irréalité.
Bénédicte Jarrasse © 2016, Dansomanie
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Kimin Kim (Solor), Oksana Skorik (Nikiya)
La Bayadère
Musique : Ludwig Minkus
Chorégraphie : Marius Petipa, révisée par Vladimir Ponomarev et Vakhtang Chaboukiani
Argument : Marius Petipa et Sergueï Khudekov
Décors : Mikhaïl Shishliannikov
Costumes : Evguéni Ponomarev
Lumières : Mikhaïl Shishliannikov
Nikiya – Oksana Skorik
Le Rajah Dugmanta – Andreï Yakovlev
Gamzatti – Hannah O'Neill (Ballet de l'Opéra National de Paris)
Solor – Kimin Kim
Le Grand Brahmane – Vladimir Ponomarev
Toloragva, un guerrier – Dmitri Sharapov
L'Esclave – Roman Belyakov
Magdaveya, un fakir – Denis Zainetdinov
Aiya, une esclave – Lira Khuslamova
Djampo – Viktoria Krasnokutskaïa, Xenia Orstreikovskaïa
Danse indienne – Olga Belik, Boris Zhurilov, Oleg Demchenko
L'Idole dorée – Vassily Tkachenko
Danse manou – May Nagahisa (Académie Princesse Grace, Monaco)
Grand Pas (acte II) – Shamala Guseinova, Viktoria Krasnokutskaïa, Viktoria Brilyova, Diana Smirnova
Alexander Romanchikov, Alexander Beloborodov
Anastasia Asaben, Alexandra Lampika, Anastasia Mikheïkina, Anna Lavrinenko
Première Ombre – Renata Shakirova
Deuxième Ombre – Ekaterina Ivannikova
Troisième Ombre – Ekaterina Chebykina
Ballet du Mariinsky
Orchestre du Mariinsky, dir. Boris Grouzine
Samedi 09 avril 2016, Théâtre du Mariinsky (Scène historique)
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