Le bâtiment dans lequel
nous nous trouvons est classé monument historique, et il se trouve à
peu près dans l'état où il était en 1838. Les deux côtés de la
rue Rossi présentent un aspect symétrique, mais nous n'en
n'occupons qu'un seul.
Les premiers cours de
ballet de l'Académie eurent lieu dans l'ancien Palais d'Hiver.
L'école a ensuite déménagé plusieurs fois, et occupe les locaux
de la rue Rossi depuis 1838.
Ici, vous pouvez voir des
affiches des spectacles de l'Académie à différentes époques.

Lors de la dernière
guerre, l'école a été évacuée sitôt que les troupes ennemies ont
franchi la frontière russe. L'essentiel des professeurs et des
élèves ont été mis en sécurité à Perm, en Sibérie. Personne ne savait
combien de temps cela allait durer. On imaginait que cela prendrait
trois mois, et personne n'a pris de vêtements chauds avec soi
[l'invasion allemande a débuté le 22 juin 1941, ndlr.]. Finalement,
le siège de Léningrad a duré trois ans. A Perm, l'école était
dirigée par Ekaterina Geidenreich [Екатерина Гейденрейх],
une danseuse du Mariinsky.
A l'issue de la guerre, en raison de son
patronyme à consonance germanique, elle fut interdite d'exercer dans
les principales villes d'URSS, et elle resta à Perm, où elle fonda
l’École d’État du Ballet de Perm. Aujourd'hui encore, nous
considérons l'école de Perm quasiment comme une «filiale» de
l'école Vaganova, car la plupart des professeurs qui y enseignent
ont été formés à Saint-Pétersbourg.

Dans ce couloir, comme
vous le voyez, sont exposées des affiches des spectacles de l'école
Vaganova, datant des années 1920-1930.
Sur cette affiche de 1924 (
Sylvia / Divertissement), le
Mariinsky est dénommé «Théâtre Académique Russe d'Opéra et de
Ballet (anciennement Mariinsky)». Le nom de Kirov n'est apparu que
plus tard, [comme on peut le voir sur l'affiche ci-dessous annonçant les
représentations de
Laurencia].
Là,
nous passons devant une classe de garçons. Les garçons ont une
tenue de la même couleur, quelle que soit la classe. Les filles,
elles, ont une couleur différente pour chaque groupe d'âge (petits,
moyens et grands).
De
1847 à 1905, la compagnie de ballet et l'école étaient placées
sous l'autorité directe de Marius Petipa, dit Marius Ivanovitch. En
Russie, indiquer le prénom du père à la place du nom de famille
est une marque formelle de respect, de déférence. De la même
façon, l'architecte du bâtiment où nous nous trouvons, Carlo
Rossi, est ici appelé Carlo Ivanovitch. Parfois, cela donne des
choses un peu loufoques, comme pour Bartolomeo Rastrelli [1701-1771,
l'autre grand bâtisseur de Saint-Pétersbourg, à qui l'on doit
notamment le palais de Tsarskoïe Sélo, ndlr.], dont le père se
prénommait également Bartolomeo, et qui est donc devenu Bartolomeo
Bartolomeïevitch [Варфоломе́й Варфоломе́евич]...
Nous voyons ici [pas d'illustration] un portrait d'Elisabeth Guerdt, fille du célèbre
danseur Pavel Guerdt, qui devint par la suite, à Moscou, professeur
de Maïa Plissetskaïa. Elle avait d'abord enseigné à
Saint-Pétersbourg, mais elle entra en conflit avec Agrippina
Vaganova, avec qui elle partageait la classe des grands. Plusieurs de
ses élèves demandèrent à suivre le cours de Vaganova plutôt que
le sien. Elle fut convoquée par la direction mais, vexée, elle ne
vint pas au rendez-vous et finalement ce furent tous ses élèves
sauf un, qui désertèrent son cours au profit de celui de Vaganova.
Blessée, Elisabeth Guerdt démissionna et partit pour l'école du
Bolchoï. Et là, sur cette photo, nous voyons donc Pavel Guerdt, Soliste de Sa
Majesté [le Tsar de toutes les Russies]. A côté, nous avons Anna
Pavlova, alors qu'elle était encore adolescente.
Il y a aussi Maria Petipa, la fille que Marius Petipa a eu avec sa première
épouse, Maria Sourovtchikova. Elle est aussi devenue soliste au
Mariinsky. Marius Petipa eu huit enfants. Deux fois, il a épousé
une danseuse russe, mais il n'a jamais parlé le russe!
Jamais!
Là,
c'est la première promotion diplômée de l'école sous la direction
d'Agrippina Vaganova, en 1925. On peut voir Marina Semionova [photo ci-dessus], qui fut
danseuse au Mariinsky avant de partir pour Moscou, où elle a été
le «coach» de Nikolaï Tsiskaridzé [photo ci-dessous] au Bolchoï,
jusqu'à il y a une dizaine d'années.
Nous
passons ici devant les salles de classe, où les élèves suivent une
scolarité académique normale, avec des cours de russe, de langues
étrangères, de mathématiques, d'informatique... Il y a aussi des
cours d'histoire et d'histoire de la danse, en plus des cours de
ballet proprement dit : danse académique, danses historiques,
pas de deux... En général, une semaine comprend 12 heures de cours
de danse classique, 4 heures de mathématiques, 5 heures de russe. La
part de chaque enseignement est définie par des normes éducatives
officielles. Tous les cours sont en russe, et c'est pour cela que
nous n'acceptons les élèves étrangers que dans les plus grandes
classes, lorsque leur éducation académique de base est censée être
plus ou moins achevée.
L'Académie
Vaganova forme également des adultes dans des domaines spécialisés :
chorégraphes, historiens de la danse, gestionnaires de théâtres et
d'institutions culturelles... Youri Grigorovitch a enseigné la
chorégraphie dans notre Académie, et on peut le voir répéter la Légende
d'amour et La Fleur de
pierre, ballet que le Mariinsky
projette de remonter à l'automne prochain (2016).
Là, c'est l'ancienne
entrée d'apparat de l'école, qui était utilisée par la famille
impériale. Quand le Tsar se rendait en visite [officielle] à
l'école, il montait cet escalier. Maintenant, nous y exposons des
photographies et portraits d'artistes célèbres :
Kchessinskaya, Fokine, Pavlova, Nijinsky, Vaganova bien sûr,
Sergueïev... Il y a aussi eu Balanchine, qui a eu quelques problèmes
avec la direction parce qu'il s'était mis dans la tête de jouer de
la musique «nouveau style» [comprendre : du jazz]
pendant les cours.
Tout au long de ce mur sont affichées les photos des promotions
d'élèves issus de l'Académie Vaganova. Certaines sont
particulièrement intéressantes, en raison des personnalités qu'on
peut y reconnaître : Natalia Makarova, sur celle de 1959 par
exemple, ou Dmitri Bryantsev, en 1966, qui devint directeur du
Théâtre Stanislavsky à Moscou, et qui fut tué en Tchéquie [
Dmitry Bryantsev s'était rendu en 2004 à Prague pour un voyage
«privé». On resta sans nouvelle de lui jusqu'en 2007,
lorsque son corps criblé de balles fut retrouvé par hasard dans une
forêt près de České Budějovice, ndlr.]. Là, Vadim Goulaev, et
Galina Mezentseva, solistes principaux au Mariinsky. Et bien sûr
George Balanchine, qui, comme nous l'avons déjà dit, fut élève de
l'école. La dernière promotion sortie de l'école sous la direction
d'Agrippina Vaganova est celle de 1951. Après avoir elle-même été
élève de l'école [photo ci-dessous, 4e à droite], elle entra au Mariinsky et fut nommée Prima
Ballerina en 1915. Elle fut engagée comme professeur à l'école en
1921, et en devint la directrice en 1925. En 1934, elle publia sa
célèbre méthode, Fondements de la danse classique (Основы
классического танца).

Maintenant,
nous allons entrer dans le «musée», qui est plutôt
une sorte de « mémorial »où sont préservées des
reliques de l'histoire de l'enseignement de la danse en Russie. Nous
conservons des souvenirs qui remontent jusqu'à la fondation de
l'école par l'Impératrice Anna Ivanova, en 1738, et à son premier
directeur, Jean-Baptiste Landais.
L'Académie
Vaganova est un cas un peu unique dans l'histoire de la danse.
Partout, il existait d'abord un théâtre, avec une compagnie de
ballet, puis on a fondé une école autour. Ici, c'est l'inverse qui
s'est produit. Il y a d'abord eu l'école, puis le théâtre et la
compagnie!
C'est avec Charles-Louis Didelot, que l'école, au
début du dix-neuvième siècle, a réellement commencé à disposer
d'une vraie méthode d'enseignement, avec des cours organisés de
manière systématique. Les professeurs étaient à ce moment-là
principalement des étrangers [Français et Italiens, ndlr.], et ce
n'est qu'à la fin du dix-neuvième siècle qu'aussi bien l'école
que la troupe du Mariinsky ont, pour les professeurs et les solistes,
commencé à faire massivement appel à des Russes, tels Mathilde
Kchessinskaïa.

Le
bâtiment actuel de l'école Vaganova n'a heureusement pas trop
souffert lors du siège de Léningrad, et ses trésors ont été
préservés. Les élèves célèbres de l'école ont tous légué des
souvenirs au musée. Le cas de Natalia Doudinskaïa est assez
intéressant. Sa mère était déjà danseuse, mais elle n'avait
jamais suivi de cours dans une école officielle. Elle avait appris
la danse auprès de professeurs privés, à Kharkov, dans l'actuelle
Ukraine, et a commencé à enseigner elle-même la danse à sa fille.
Quand Natalia atteignit l'âge de dix ans, la famille émigra à
Léningrad, et se mit en quête d'une école de danse pour elle ;
Natalia fut finalement acceptée à l'Académie Vaganova. En raison
de ses capacités exceptionnelles, Natalia Doudinskaïa fut admise
directement en cinquième année, alors qu'au vu de son âge, elle
aurait dû entrer en première année, comme les autres élèves.
C'est quelque chose qui ne serait plus possible aujourd'hui.

Ce «musée»
a une fonction pédagogique. Les élèves de l'Académie Vaganova
doivent avoir des connaissances dans toutes les disciplines
artistiques : histoire de la danse, bien sûr, mais aussi
histoire du théâtre, histoire du cinéma... Le ballet est un art de
synthèse, et les élèves doivent être éduqués à toutes les
formes d'art, de culture, y compris la peinture, la musique, la
scénographie...
Lorsque les élèves
arrivent à l'école Vaganova, ils ont droit à une visite du musée.
En première année, ils suivent un cours qu'on peut appeler
«d'initiation à la profession [de danseur]», et ils
doivent connaître les sources, les racines de leur métier, savoir
qui étaient les grands artistes aux différentes époques de
l'histoire, ceux qui ont eu le plus d'influence sur le ballet en
Russie.
Ici, nous exposons des
chaussons ayant appartenu à des danseuses célèbres, des Russes et
des étrangères qui ont été invitées à Saint-Pétersbourg :
Pierina Legnani [Milanaise, devenue Prima Ballerina Assoluta au
Mariinsky, et première artiste chorégraphique à réaliser une
série de trente-deux fouettés dans
Cendrillon,
puis dans Le Lac des cygnes, ndlr.], [Galina] Oulanova,
Margot Fonteyn, Maria Tallchief, Yvette Chauviré, Ghislaine
Thesmar... Dans les années 1960, à l'époque de Khrouchtchev, de
nombreux artistes étrangers ont été autorisés à se rendre à
Léningrad. D'ailleurs, l'un des chaussons de Margot Fonteyn porte la
date de 1960 [1961?]. En 1962, le New York City Ballet et Balanchine
sont venus à Léningrad et à Moscou, et ont aussi laissé des
souvenirs. Il y a également Alicia Alonso...
Aujourd'hui, les élèves
n'utilisent plus forcément les chaussons traditionnels russes, avec
l'empeigne en V. Ils ont accès à toutes les marques, et sont libres
de choisir ceux qui leur conviennent. La cordonnerie du Mariinsky
fabrique également des chaussons, que les élèves peuvent obtenir
gratuitement, sans limitation de quantité. Mais souvent, ils
préfèrent les produits de marque, payants...
Une vitrine est consacrée
à Mathilde Kchessinskaïa [photo ci-dessus]. Nous avons gardé une photo d'elle avec
Natalia Makarova, prise le 17 mars 1954 [Makarova était alors âgée
de 14 ans, et élève à l'école Vaganova].
Il y en a également une
dédiée à Mikhaïl Barychnikov [photo ci-dessous], lui aussi ancien élève de
l'école. Sa famille nous a rendu visite il y a quelques années,
mais malheureusement, lui n'a plus voulu retourner en Russie après
sa défection. Mais sa femme et ses enfants sont venus ici.
Nous espérons que la
tradition, qui veut que chaque professeur, chaque ancien élève
célèbre, chaque directeur lègue quelques souvenirs au musée, se
perpétuera. Pour Nikolaï Tsiskaridzé, c'est déjà fait. Il y a
une vitrine en son honneur, dans laquelle vous pouvez notamment voir
la torche olympique, dont il fut un des porteurs lors des jeux de
Sotchi en 2014. Les élèves de l'école ont d'ailleurs eux-même
participé aux cérémonies d'ouverture des Jeux Paralympiques qui
ont suivi.
Propos recueillis par Romain Feist