sophia
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Posté le: Ven Juin 27, 2014 6:55 pm Sujet du message: |
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Conférence de Sylvie Jacq-Mioche sur Notre-Dame de Paris (Roland Petit) - 19 juin 2014
Le contexte culturel
Quand on voit aujourd'hui le ballet de Roland Petit, on ne doit pas oublier qu'il va avoir cinquante ans l'année prochaine. Or, dans la danse, rares sont les œuvres qui passent le demi-siècle.
Reportons-nous tout d'abord en 1965, année de la création du ballet. 1965, c'est l'année de « Satisfaction » des Rolling Stones, de « Yesterday » des Beatles. Le cinéma produit des films à succès, comme Goldfinger ou Mary Poppins. Mais c'est aussi l'époque de la Nouvelle Vague. Cette même année sort Pierrot le Fou de Godard. Marguerite Duras est l'auteur le plus joué au théâtre. Le roman de Perec, Les Choses, remporte un prix littéraire. D'un côté, on voit une génération musicale en train d'éclore, une culture de masse en train de s'imposer, et d'un autre côté, on assiste au développement d'un mouvement intellectuel, avec la Nouvelle Vague au cinéma ou le Nouveau Roman en littérature.
Comment Roland Petit se situe-t-il par rapport à cela? Il crée son ballet dans un temple institutionnel, l'Opéra. Son originalité tient au fait qu'il ne s'est pas laissé bousculer par les différents courants qui surgissent au même moment. Il est resté fidèle à lui-même, fidèle à ce qu'il avait déjà mis en place, en l'occurrence l'attachement à des personnages, l'attachement à une histoire lisible, alors que la critique se détache justement de la notion de personnage, que ce soit au cinéma ou dans la littérature. Le Nouveau Roman affirme que le personnage ne peut pas exister et la Nouvelle Vague se met en quête d'une écriture purement cinématographique, beaucoup moins liée qu'elle ne l'était auparavant au caractère littéraire du scénario, considérant que cela mène à l'académisme. Le contexte n'est pas très facile non plus pour Roland Petit vis-à-vis de la critique. Celle-ci commence en effet à décrier tout ce qui est narratif. Sur ce plan, Roland Petit tient bon et tiendra toujours bon, jusqu'à la fin de sa carrière. Il ne faut pas oublier aujourd'hui que ça ne fait que deux ou trois ans que le ballet narratif est réhabilité.
Tous ces courants qui naissent dans les années soixante sont également en rupture avec les modèles sociaux et les modèles moraux. Roland Petit, lui, va chercher son inspiration chez Victor Hugo, figure tutélaire de la Troisième République, tant sur le plan moral que sur le plan politique. De ce point de vue également, il est à contre-courant des modes du temps.
Notre-Dame de Paris (Roland Petit)
Crédit : Jacques Moatti / Opéra national de Paris
Le répertoire de l'Opéra de Paris en 1965
L'ère Lifar triomphe durant l'entre-deux-guerres, plus précisément du début des années 30 jusqu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Lifar a les ennuis que l'on sait à la Libération. Il s'éloigne de l'Opéra durant deux ans, avant d'y faire son retour, rappelé par le corps de ballet, conscient du fait qu'il manque un maître dans la maison. Lifar est de retour, mais il ne voit pas alors que le monde a changé durant la guerre. Il compte reprendre comme avant, sur le modèle de ce qui se faisait dans les années trente. Or, tout a changé : la sociologie des spectateurs, les goûts, les mœurs. De cette période de l'après-guerre, il nous reste bien sûr quelques chefs d'oeuvre, comme Les Mirages par exemple, mais c'est aussi une période qui voit la fin d'un modèle.
A la fin des années 50, le ballet de l'Opéra ne donne qu'une soixantaine de représentations par an. Il y a peu de représentations, par conséquent, le public s'y précipite. Les étoiles sont propriétaires de leurs rôles et les jeunes danseurs doivent en quelque sorte attendre dans les escaliers une mauvaise chute de l'étoile pour pouvoir avoir une chance de s'emparer d'un rôle. La jeune génération se désespère alors de ne pas pouvoir danser quelque chose qui lui corresponde.
Le renouveau va commencer au début des années soixante sous la houlette de Michel Descombey, décédé il y a peu en Amérique Latine. Son influence a été très importante, même si l'on a beaucoup fait pour effacer sa mémoire dans ce théâtre. Il a fait bouger les lignes en invitant des gens qui ont su apporter un courant d'air frais dans la création. En 1960, Le Lac des cygnes est monté pour la première fois dans son intégralité. En 1965, Béjart est invité pour un spectacle Stravinski : il remonte Le Sacre du printemps, monte Les Noces et Renard. La même année, Petit crée son Notre-Dame de Paris.
Que danse-t-on ailleurs en ce début des années soixante? C'est intéressant parce qu'il s'agit de chefs d'oeuvre dont on parle beaucoup aujourd'hui. Ashton crée Marguerite et Armand en 1963, MacMillan son Roméo et Juliette, dont la première est dansée par Margot Fonteyn et Rudolf Noureev, en 1965, l'année même où Cranko crée Onéguine, dont l'un des rôles est dansé par John Neumeier. Toutes ces œuvres s'inscrivent dans une veine narrative, mais qui reste assez réaliste. Roland Petit, lui, ne va pas du tout s'inscrire dans le réalisme. Il est plutôt dans une transcription symbolique de l'histoire. C'est là son originalité par rapport au modèle anglo-saxon du ballet narratif. On peut aussi rappeler qu'en 1964, Béjart crée la Neuvième Symphonie sur la place Saint Marc, qui établit un rapport au public tout à fait différent, en-dehors des théâtres.
Roland Petit et la création de Notre-Dame de Paris
Je suis toujours admirative de ce jeune homme qui, à vingt ans, alors que la France entre dans la période difficile de l'après guerre, avec toutes les inconnues que cela représente, claque la porte de l'Opéra et part avec un petit groupe de danseurs former sa propre troupe sans aucune garantie financière. Il fallait vraiment avoir la création chevillée au corps, un goût de la liberté, une sacrée confiance dans l'avenir, en tout cas beaucoup de courage, pour quitter un statut stable, tranquille, et partir dans cette aventure de la création. Pour ses premières expériences chorégraphiques, Roland Petit avait été en quelque sorte parrainé par Boris Kochno, qui venait de chez Diaghilev. Il lui en est toujours resté quelque chose, c'est-à-dire qu'il a toujours respecté les principes de Diaghilev. Il a aimé s'associer à des compositeurs, à des peintres, à des photographes, à des plasticiens. Il a aimé travailler avec des couturiers pour les costumes. Bref, il a toujours cherché à ce que le ballet réalise la communion de tous les arts, et en fasse, à travers la danse, la synthèse. C'est un principe que l'on retrouve bien entendu dans Notre-Dame de Paris.
En 1965, Roland Petit est donc convié à l'Opéra pour monter Notre-Dame de Paris. C'est lui-même qui incarne le rôle de Quasimodo. Pour incarner Frollo, il choisit Cyril Atanassoff, qui reprendra par la suite le rôle de Quasimodo. Le beau gosse, Phoebus, c'est Jean Pierre Bonnefous qui l'interprète. Bonnefous n'est pas encore étoile – il sera nommé en 1966 – et Atanassoff a été nommé étoile l'année précédente, en 1964. Pour le rôle d'Esméralda, Roland Petit choisit Claire Motte, une danseuse à la silhouette athlétique, une danseuse moderne, aux antipodes de l'Esméralda décrite par Hugo. Le roman de Hugo date de 1831, il a été écrit en pleine période romantique. A ce moment-là, Taglioni est déjà à l'Opéra, même si La Sylphide n'a pas encore été créé. La danse de l'Esméralda de Hugo évoque la technique française de l'époque. C'est une danse tout en volettements de pieds - des pieds qui effleurent à peine le sol. Or, Claire Motte est une danseuse qui est une vraie femme, pas une enfant. Elle a une silhouette de ballerine moderne, autrement dit un physique en rupture avec celui des danseuses romantiques de son époque. Elle participe d'ailleurs à de nombreuses créations de l'époque en raison de cette plastique particulière. Notre-Dame de Paris réunit donc, autour de Roland Petit, trois jeunes danseurs de la compagnie, des talents naissants, tous trois dotés de très fortes personnalités. Claire Motte est morte très tôt, elle n'a pas laissé la trace qu'elle aurait pu laisser, même si son souvenir est resté fort. Tout le monde connaît la carrière d'Atanassoff. Quant à Jean-Pierre Bonnefous, il a quitté par la suite l'Opéra pour le New York City Ballet, où il a fait une carrière magnifique. Il a aussi dirigé pendant longtemps une troupe de ballet au Sud des Etats-Unis.
Pour la musique, Roland Petit collabore avec Maurice Jarre, compositeur de musiques de films : Le Docteur Jivago, Lawrence d'Arabie, et beaucoup d'autres. Travaillant pour le cinéma, c'est un compositeur qui a en quelque sorte des images dans les notes. C'est en tout cas quelqu'un qui sait accompagner une action, du mouvement. Il crée une musique parlante. Par exemple, il utilise un instrument très rare pour Quasimodo, le contrebasson. Il s'agit d'un instrument très grave, très étrange, qui donne au personnage un véritable écho sonore. Quand le peuple agit, non pas comme un peuple mais, selon le mot d'Hugo, « comme une foule », c'est à dire dans le désordre, la musique cède le pas à des percussions. Il y a là un rythme, mais il n'y a plus le liant de la mélodie, de même qu'il n'y a plus de sens à l'action du peuple, incarné par le corps de ballet.
Pour les décors, Roland Petit choisit René Allio, un décorateur de théâtre qui a travaillé pour Avignon, pour la Comédie Française. René Allio est aussi un cinéaste. En 1965, il réalise un film qui est aujourd'hui un classique, La Vieille Dame indigne. On retrouve là les liens de Roland Petit avec l'ensemble des arts du spectacle. Il n'est pas un chorégraphe qui reste enfermé dans son monde.
Pour les costumes, Roland Petit fait appel à Yves Saint Laurent. Il avait déjà travaillé avec lui pour Cyrano de Bergerac en 1959 et pour Mon Truc en Plumes en 1961. En décembre 1965, c'est aussi l'année de son premier grand défilé. C'est là qu'il lance sa robe Mondrian. Quand on voit le costume de Phoebus, on pense justement à la robe Mondrian, il est construit exactement sur le même principe.
En bonus : les croquis des costumes qui viennent d'être mis en ligne sur le site de la Fondation Pierre Bergé / Yves Saint Laurent
Quant à Petit, cela fait déjà vingt qu'il a quitté l'Opéra. Il est alors très connu aux Etats-Unis. Il a notamment fait des films avec Hollywood. Le Jeune Homme et la Mort est entré au répertoire de l'American Ballet Theatre en 1946, Carmen a triomphé un peu partout, en particulier au Ballet royal du Danemark. En 1961, il a donné une revue à l'Alhambra avec Zizi Jeanmaire et c'est là qu'a commencé l'aventure du Truc en Plumes. En-dehors de ses expériences au cinéma, il a l'habitude, depuis plusieurs années, de travailler pour de petites compagnies. Il fonde d'abord les Ballets des Champs-Elysées, puis les Ballets de Paris. A l'Opéra, il trouve a contrario un corps de ballet nombreux. C'est important, parce que le vrai personnage de Notre-Dame de Paris, le personnage central, en-dehors du quatuor de solistes, c'est le peuple. Le corps de ballet est donc essentiel. Par la suite, Notre-Dame de Paris sera beaucoup donné. Pour la saison 1965-66, on compte une douzaine de représentations, ce qui n'est pas mal, compte-tenu du petit nombre de représentations à l'époque et l'absence d'alternance sur les rôles. Le ballet est souvent programmé dans les années soixante-dix et ne quittera jamais vraiment le répertoire, même s'il n'a pas été donné à Paris depuis 2001. Il a aussi beaucoup tourné avec le Ballet de Marseille, il a été monté à la Scala, au Kirov (c'est même l'un des premiers - sinon le premier - ballets étrangers qui y a été monté, à la fin des années 70-début des années 80)...
Jean-Pierre Bonnefous, Claire Motte, Yves Saint Laurent, Roland Petit, Cyril Atanassoff (1965)
Photographie de Giancarlo Botti ©BOTTI/GAMMA-RAPHO
Le roman de Hugo et sa transposition en ballet
L'une des caractéristiques de Roland Petit, c'est aussi son amour de la littérature. Avant la création de Notre-Dame de Paris, il a déjà transposé de nombreuses œuvres littéraires sur scène : Paul et Virginie en 1943, Carmen en 1949, Cyrano de Bergerac en 1959, une nouvelle de Somerset Maugham en 1960 et Les Chants de Maldoror de Lautréamont en 1962. Il y a là une belle diversité d'inspiration. Notre-Dame de Paris, œuvre où le peuple est essentiel, lui permettait d'exploiter plus particulièrement le magnifique corps de ballet de l'Opéra.
Victor Hugo écrit son roman au moment de la Révolution de 1830, durant les fameuses Trois Glorieuses, ces trois journées de juillet dont la colonne de la Bastille célèbre la mémoire. Le régime de la Restauration est mis à bas et le roi Charles X est chassé de France. Victor Hugo est alors tout jeune, il a vingt-huit ans. Il fréquente tout un cercle d'artistes, il est ami en particulier avec Delacroix. Quoique jeune, il est déjà très célèbre, au moins depuis 1822, année de la publication des Odes, qui connaissent cinq réimpressions durant la décennie. Il est également connu, en tant qu'homme de théâtre, pour Hernani, qui signe le renouveau du théâtre, en mettant à mal les conventions théâtrales classiques.
Le ballet de Petit prend un certain nombre de libertés avec le roman, publié en 1831. Celui-ci fait sept cents pages, tandis que le ballet dure une heure vingt-cinq. Tout d'abord, le roman comporte énormément de digressions, des digressions sur l'histoire de l'architecture, sur l'histoire de Paris, sur l'histoire politique, sur le sens de la cathédrale... Il s'agit avant tout d'un roman métaphorique. L'histoire des quatre personnages est d'ailleurs un peu perdue au milieu de tout cela. Petit gomme par ailleurs tout le pittoresque du roman, par exemple la chèvre d'Esméralda. Il omet également tout ce qui concerne la genèse de l'histoire et des personnages. Tout commence à Reims où Pâquette, une jeune femme séduite par un homme, donne naissance à une petite fille, bientôt enlevée par des Gitans. Un enfant monstrueux lui est substitué dans son berceau. Cet enfant est évidemment Quasimodo. Pâquette, la mère d'Esméralda, devient folle de douleur lorsqu'elle découvre que sa fille a été enlevée. Exorcisé par l'évêque de Reims, le monstre, abandonné par Pâquette aux Enfants Trouvés, est plus tard recueilli par Frollo. Esméralda, enlevée par les Gitans, va quant à elle voyager à travers l'Europe, avant de revenir en France, « tissée » de tous les pays qu'elle a traversés. On l'appelle l'Egyptienne, parce que le mot Gitana, en espagnol, en est dérivé. Pâquette réapparaît à Paris seize ans plus tard, sous le nom de Gudule, recluse dans un caveau de la cathédrale (le Paris de Hugo est toujours plein de trous et de souterrains, qui symbolisent à la fois l'obscurantisme du Moyen Age et les facettes sombres, dissimulées des âmes humaines). Elle retrouve Esméralda, que Frollo lui a livré car il sait qu'elle déteste les Gitans, à la toute fin du roman, au moment où sa fille va être exécutée, et ce, grâce à la petite amulette que celle-ci porte autour du cou, qui fonctionne comme un signe de reconnaissance. Elle meurt des mains du bourreau de sa fille.
Le ballet de Petit débute lors de l'épisode de la Fête des Fous et suit à partir de là le roman de manière assez fidèle. Quasimodo est élu Pape des Fous, car il est d'une laideur absolue. Comme l'écrit Hugo, son corps était « la grimace ». Sur la Place de Grève, Esméralda danse. Son nom renvoie à l'émeraude qui, dans la science chrétienne des pierres précieuses, est la pierre attachée aux créatures de l'enfer. Son nom n'est évidemment pas innocent, il évoque la tentation. Frollo, quant à lui, est un jeune homme qui a eu une enfance malheureuse. Son destin religieux lui a été imposé par ses parents. Il est attaché au savoir, non à la religion, et est même devenu alchimiste. Son renom est tel que Louis XI, hanté par la mort, le fréquente en cachette la nuit dans sa petite cellule de Notre-Dame. Frollo est tenté par la chair, ce qui n'a rien d'étonnant dans la mesure où il n'a pas choisi son destin religieux. Alors qu'il est plongé dans ses grimoires, il entend un jour le tambourin d'Esméralda, regarde par la fenêtre et est définitivement séduit. Cette torture de la chair qu'il subira jusqu'à la mort se lit à travers sa fameuse variation. Frollo demande par la suite à Quasimodo d'enlever Esméralda. Esméralda est sauvée par Phoebus (nom grec du soleil), un beau capitaine des archers. Ce personnage, en réalité, n'a pas une importance énorme, ni dans le ballet ni dans le livre. Il est surtout là pour nous montrer qu'Esméralda est piégée par les apparences. Elle croit que parce que quelqu'un est beau, il est bon. Or, Phoebus, fiancé à Fleur-de-Lys, fréquente les prostituées et les mauvais lieux. Il veut simplement s'offrir Esméralda et pour cela, il lui ment, il lui promet le mariage. Il donne rendez-vous à Esméralda dans une taverne mal famée. Celle-ci lui cède car elle est amoureuse. Frollo, qui les surprend, poignarde Phoebus (dans le roman, on le croit mort alors qu'il n'est que blessé). Mais c'est Esméralda qui est arrêtée, torturée et condamnée à mort. Au moment où elle va être pendue, Quasimodo surgit et la délivre. Il la met à l'abri à Notre-Dame, où elle échappe à la foule et peut bénéficier du droit d'asile. Dans le ballet, on assiste là au revirement de la foule qui attendait avec gourmandise la pendaison publique et se met à crier : « Noël, Noël! » (cri de joie au Moyen Age). Esméralda est à l'abri, mais on se rend bien compte que cela ne va pas durer. Le poète Gringoire réussit à mobiliser la Cour des Miracles (les voyous, les bandits...) pour qu'elle prenne d'assaut la cathédrale. Face au désordre public, Louis XI publie un arrêt qui met fin au droit d'asile d'Esméralda. Celle-ci se refuse à Frollo qui lui promet la vie sauve si elle accepte de s'échapper avec lui. Dans le roman, il la livre à Gudule, la recluse de la cathédrale, qui se révèle être sa mère. Esméralda est finalement arrêtée et pendue au gibet de Montfaucon. Du haut des tours de Notre-Dame, Quasimodo se saisit de Frollo et le bascule dans le vide – image de l'Enfer. Quasimodo mourra enlacé au corps d'Esméralda (le roman commence par la découverte de ces deux corps enlacés).
La Cour des Miracles, par Gustave Doré (illustration du roman de Victor Hugo)
Les thèmes
Parmi les grands thèmes du roman de Victor Hugo, il y a d'abord le peuple, considéré comme un enfant mineur, capable du meilleur et surtout du pire. Dans la première partie du ballet, il est coloré. Saint Laurent a conçu pour lui des costumes qui évoquent les couleurs des vitraux de Notre-Dame, notamment la rosace de la cathédrale. On nous montre là un peuple manipulé, par la religion ou par ceux qui en sortent tout à coup et en deviennent les chefs momentanés. Dans la deuxième partie, le moment le plus sinistre, celui qui se confond chez Petit avec un cauchemar pour Esméralda, il est tout de noir vêtu. Il n'y a plus de mélodie, simplement des passages de cour à jardin, et une accélération, une montée en puissance jusqu'à la pendaison d'Esméralda.
Le second thème, c'est la fatalité. Hugo utilise le mot grec de anankè (Aνάγκη) : « Un triple anankè pèse sur nous, l'anankè des dogmes, l'anankè des lois, l'ananké des choses. Dans Notre-Dame de Paris, l'auteur a dénoncé le premier […]. À ces trois fatalités qui enveloppent l'homme se mêle la fatalité intérieure, l'anankè suprême, le cœur humain. » Quand on lit le roman, on voit effectivement que ce sont les erreurs de conduite des êtres qui mènent à la tragédie.
Le troisième thème, typique du romantisme, est celui du monstre, plus particulièrement de la dissociation entre l'apparence et la qualité de l'âme. Le thème du bon montre apparaît, en 1825, dans un roman et une pièce de théâtre, Jocko, qui est un triomphe à Paris. Le roman a beaucoup de succès et sa version théâtrale est reprise de nombreuses fois. L'idée, c'est que dans un corps hideux il peut y avoir une âme sublime. Wilfried Romoli explique ainsi que pour Roland Petit, Quasimodo, en dépit de son apparence, est un prince. De fait, dans sa première variation, et par la suite également, le style classique doit être respecté, avec des cinquièmes bien fermées, des double tours en l'air impeccables, car c'est un prince, un prince bossu, mais un prince quand même.
La peine de mort, qui fait l'objet d'un énorme débat au XIXème siècle, est encore un autre thème important. Victor Hugo joue un rôle fondamental dans ce débat, qui fait l'objet de nombreux passages théoriques dans le roman.
Il y a enfin un thème central qui ne pouvait être repris dans le ballet : c'est Notre-Dame de Paris – le monument – et ce qu'il représente pour Victor Hugo. Celui-ci considère que jusqu'à l'invention de l'imprimerie, l'écriture, c'est l'architecture, qui est comme la mémoire d'un peuple et d'une culture. C'est notamment le cas avec les cathédrales, qui sont à la fois matérielles et spirituelles. A la Renaissance, le livre prend la place de la cathédrale. Dès lors, on ne construira plus de cathédrales, on écrira. C'est cette thèse qu'illustre tout le roman. Le roman, qui se déroule à la charnière entre deux mondes, oppose sans arrêt le monde de la recréation, qui est celui de la Renaissance, et le monde de l'obscurantisme, qui est celui du Moyen Age. Il faut voir là un parallèle avec les années 1830. Il y a eu la Révolution de 1789, l'Ancien Régime a été balayé, l'Empire lui a succédé, puis la Restauration... mais en 1830, on n'arrive toujours pas à voir comment la société va se stabiliser. 1789 a représenté un tremblement de terre, qui a connu un certain nombre de répliques - 1830, 1848 -, lesquelles vont construire petit à petit le XIXème siècle. C'est une des clés de ce qu'on a appelé le « mal du siècle ». L'oeuvre de Victor Hugo entre dans ce cadre. Elle évoque ce moment de l'histoire où l'on a du mal à définir l'image de ce que sera l'avenir.
Notre-Dame de Paris (Roland Petit)
Crédit : Christian Leiber / Opéra national de Paris
La chorégraphie de Roland Petit
Roland Petit articule son ballet à la fois autour du peuple et d'un quatuor de personnages. Le personnage de Phoebus est cependant moins important. C'est une utilité, on a besoin de lui, mais les personnages qui sont vraiment développés sont Quasimodo, Esméralda et Frollo. Frollo, notamment, est très important. Au départ Roland Petit voulait monter son ballet à partir d'un roman anglais intitulé Le Moine et ce qui l'a beaucoup intéressé dans Notre-Dame de Paris, c'est l'aspect torturé de Frollo.
La logique du récit s'impose dès le début. On voit un mouvement d'ensemble du peuple, qui est un peu comme une exposition théâtrale, puis les personnages apparaissent les un après les autres : d'abord Quasimodo, qui va être élu Pape des Fous, puis Frollo, puis Esméralda. L'histoire se déroule ensuite. Chaque personnage est fortement campé à travers les effets qu'il provoque sur les autres. Chaque personnage est caractérisé par des attitudes spécifiques, par un élément qui va tout de suite donner l'idée du rapport qu'il entretient avec les autres.
Esméralda, contrairement au personnage adorable, innocent, enfantin de la tradition, est une femme de son temps, une femme libre, beaucoup plus proche de Carmen que du personnage de Hugo. Le choix de Claire Motte allait dans ce sens. A l'époque, Yvette Chauviré était étoile. Si Petit avait voulu une danseuse romantique, il l'avait sous la main. Or, il a choisi une danseuse beaucoup plus contemporaine, à la fois athlétique et virtuose.
Quasimodo a un très long passage où on le voit berçant ses cloches, dans uns solitude absolue. Il est sourd à cause des cloches. Il a été recueilli par Frollo, qui est orphelin, avec un jeune frère à charge (qui deviendra un genre de voyou), et le considère comme son petit frère. Quasimodo est présenté dans un rapport de soumission à Frollo. La première fois qu'il apparaît à ses côtés, il se blottit contre lui, comme le ferait un chien familier. C'est un rôle prisé des étoiles, un rôle difficile et douloureux, car Quasimodo n'a pas de bosse, c'est le danseur qui relève son épaule, qui doit tout le temps jouer avec. Parfois il a des attitudes plus classiques, il la baisse, puis il doit la relever. Cela rend aussi les portés compliqués.
La variation de Frollo (à partir de 2') est une variation épuisante, aux dires des danseurs en général et de Wilfried Romoli en particulier, parce qu'elle est très longue. La musique de cette variation comporte de l'orgue, ce qui est un anachronisme par rapport au Moyen-Age, mais pas par rapport à 1830. Elle comprend aussi des percussions, qui renvoient au tambourin, au fur et à mesure que la main échappe au personnage. A ce moment là, il se trouve face à un groupe des femmes qui s'aplatissent devant lui dans une espèce de soumission sectaire. On entend dans cette variation à la fois les rodomontades terrifiantes lancées à ces femmes et la véhémence de sa prière. Un détail est particulièrement important : la main qui s'échappe. Cette main possédée par le diable, qui ne fait plus ce que veut la tête et l'âme, est un stéréotype fantastique. Il y a à ce propos un conte de Nerval qui date de 1832 et s'intitule La Main enchantée. On retrouve ce thème exploité dans La Main du diable, un film de Maurice Tourneur de 1943. Roland Petit était un homme très cultivé, et cette idée renoue à la fois avec la littérature fantastique et le romantisme. On peut aussi souligner l'importance des grands jetés, utilisés pour donner l'idée de l'ascendant qu'il a sur ses ouailles. La manière dont les femmes se comportent face à lui est à mettre en comparaison avec l'attitude d'Esméralda qui, elle, a contrario, n'est jamais dans la soumission. Cette variation plante un personnage rempli d'incertitudes, en tout cas de certitudes qui s'effritent. On voit là comment il va essayer de lutter pour retrouver la prière et en même temps comment c'est le tambourin, symbole d'Esméralda, qui va l'emporter dans son esprit.
Roland Petit (Quasimodo) (1965)
Conférence retranscrite, adaptée et illustrée par mes soins. Les sous-titres ont été ajoutés pour la clarté de l'ensemble.
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