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haydn Site Admin
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Posté le: Lun Juil 25, 2005 8:17 pm Sujet du message: Il était une fois : souvenirs d'un vieil abonné de l'Opéra |
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En 1887, un ancien abonné de l'Opéra et fin connaisseur des choses du ballet, côté scène aussi bien que côté coulisses, publia sous couvert d'anonymat, ses souvenirs qui sont autant de témoignages vivants et parfois fort acerbes du quotidien des artistes de la célèbre compagnie de ballet. Pour agrémenter les journées d'été, Dansomanie vous en propose quelques bonnes feuilles.
Ces demoiselles de l'Opéra
Le personnel de la danse, à l’Opéra, comptait, sur la fin de l’Empire – 1869 – une soixantaine d’artistes divisés en :
Sujets principaux, dont deux mimes et trois doublures [i.e. remplaçants] ;
Petits sujets, dont les appointements variaient de six [sic] à trois mille francs ;
Premières coryphées à douze cents francs ;
Deuxièmes, à mille ;
Enfin, trois quadrilles d’élèves, dont le premier touchait neuf cents francs, le deuxième huit cents et le troisième sept cent cinquante.
Il y avait en outre des marcheuses [i.e. figurantes] et des enfants : les enfants étaient réglés au cachet ; les marcheuses recevaient de trente à cinquante francs par mois.
C’était ce menu fretin du corps de ballet que Roqueplan avait baptisé du nom de rats, ce qui faisait dire à madame de Girardin :
- Des rats, ces demoiselles qui n’ont déjà plus de cheveux!… Allons donc!… Des chauves-souris, je ne dis pas!
Présentement, Roqueplan est mort, et son mot a des cheveux blancs. Appeler une danseuse de cette façon, c’est exhiber séance tenante un extrait de son acte de naissance. Une de ces demoiselles, ainsi dénommée par un ancien beau, lui répondait dernièrement :
- Eh bien, parole! Je ne vous aurais jamais donné cet âge-là!
Le corps de ballet actuel [1887] ne compte pas moins de cent quinze pensionnaires en jupons :
Trois étoiles ;
Dix premiers sujets ;
Vingt deux deuxièmes sujets ;
Deux divisions de coryphées qui comprennent chacune deux sections de six danseuses ;
Une troisième division qui en renferme huit ;
Deux quadrilles divisés chacun en deux sections :
Premier quadrille, première section, - six artistes ;
Deuxième section, - douze artistes ;
Deuxième quadrille, première section, - huit artistes ;
Deuxième section, - onze artistes.
Les élèves reçoivent, chaque fois qu’elles jouent, un cachet de deux francs.
Les demoiselles des quadrilles touchent de cent à deux cents francs par mois.
Les coryphées, deux cent cinquante et trois cents.
Les sujets, de trois cents à six cents.
Les premiers sujets, de six cents à quinze cents.
Les étoiles, de vingt-cinq mille à trente mille francs par an.
Notons en passant qu’il y a eu pour celles-ci une diminution sensible.
Taglioni gagnait trente-six mille francs par an ; Fanny Elssler, quarante six-mille ; Carlotta Grisi, quarante-deux mille ; la Cerrito, quarante-cinq mille ; la Rosati, soixante mille ; etc., etc., etc.
Il est vrai que les étoiles d’aujourd’hui ne sont guère que des nébuleuses auprès de ces astres d’antan.
Autrefois, sur ses maigres appointements, le rat était obligé de se fournir de jupons, - qu’il lavait et repassait lui-même le plus souvent, - ainsi que de tout ce qui concerne l’art de faire sa tête [i.e. le maquillage] : du blanc, du rouge, du bleu, du noir, etc., etc., etc.
Aujourd’hui, l’administration fournit tout au personnel de la danse, le cold-cream et la poudre de riz exceptés.
Elle lui fournit, selon les besoins du service, les jupons et les maillots. Ceux-ci valent environ vingt-cinq francs la paire. Ce qui n’empêche pas ces demoiselles des quadrilles d’apporter si peu de soin à les endosser, qu’il est urgent de les remplacer fréquemment. Chaque jour, on entend les habilleuses et les régisseurs crier :
- Mademoiselle, prenez-donc garde! Vous aller déchirer votre maillot!
- Si je le déchire, on verra bien! Histoire d’en avoir un neuf!
La chaussure représente pareillement une forte dépense pour l’administration. Chaque paire de chaussons lui revient à cinq francs.
Or, les étoiles reçoivent une paire de chaussons par acte.
Les premiers sujets, une paire par soirée.
Les deuxièmes sujets, une paire par trois soirées.
Les coryphées, une paire par six soirées.
Les quadrilles, une paire par douze soirées.
Chaque élève a droit à une paire de chaussons par mois.
Il y a trois séries de chaussons : les puce [i.e. brun-rouge], les blancs et les chair. On étudie et l’on répète en chaussons puce ou blancs, ayant déjà servi. Les puce ne sont renouvelés qu’après huit classes ou huit répétitions. Les blancs après six. La prodigalité n’est pas extravagante.
Cependant, les rats, - ingénieux comme les Zéphirs de notre armée d’Afrique, - trouvaient moyen de mettre de côté quelques paires de chaussons qu’ils revendaient pour un peu d’argent de poche, où bien encore qu’ils échangeaient contre des bottines de ville…
L’administration s’alarma de ces économies. On tint conseil, et il fut décidé que chacune de ces demoiselles aurait son compte de chaussons ouvert au magasin ; que chaque paire de chaussures, quelle que fût sa couleur, porterait un numéro d’ordre à l’intérieur, et qu’il n’en serait délivré de neuves que contre la remise des vieilles ; que cet échange, enfin, serait soigneusement consigné dans un registre spécial sur lequel toute danseuse apposerait son nom – ou sa croix – en regard du numéro des chaussures rapportés et emportés…
Je me rappelle avoir rencontré mademoiselle Malo [alors quadrille à l’Opéra, ndlr.] toute éplorée… On venait de lui infliger une forte amende :
- Pourquoi cela? lui demandai-je.
- Pour avoir, au lieu de ma signature, dessiné un… œil sur le registre aux ripatons.
On comprendra que ce n’est pas avec des émoluments qui s’échelonnent de cent sous à deux francs cinquante par jour, que ces petites filles peuvent grignoter à leur ordinaire des truffes sous la serviette ou des ortolans à la provençale.
Que de fois, la regrettable mère Crosnier et l’excellente madame Monge, - qui avait succédé à celle-ci dans le poste de «concierge des artistes» à l’Opéra, - ont fait asseoir quelques unes de ces affamées à leur table, dans leur loge, devant leur miroton hospitalier!
- J’en ai vu, disait la mère Crosnier, qui, quand j’avais le dos tourné, emportaient, pour la dévorer, la pâtée de mon chat!
Brave et digne mère Crosnier!
Grincheuse, susceptible et fière avec les «matadors» de l’administration, elle se montrait avec les petits douce, charitable et maternelle.
Providence, en tablier d’indienne et en cornette de travers, de toutes ces étoiles surnuméraires qui déjeunent de privations, dînent d’espérances et soupent le plus souvent d’une taloche de famille, lorsqu’elle en voyait une pénétrer dans son antre, - embarrassée, souffreteuse, parfois même pâle et chancelante, - elle l’interpellait brusquement :
- Ma fille, de quoi as-tu besoin ? Est-ce d’un conseil ou d’un bouillon?
Et l’un et l’autre étaient tout prêts… Excellents, du reste, tous deux! Les fillettes suivaient rarement le conseil… Mais elles avalaient toujours le bouillon – sans lequel plus d’une n’eût pas eu la force de danser le soir!…
Les choses ne se passent pas autrement de nos jours. Ecoutez plutôt les bonnes petites camarades parler – par derrière elle – de certaine étoile contemporaine qui les tient maintenant à distance :
- Elle ne faisait pas tant la fière quand elle venait manger chez nous!
Et étonnez-vous que ces jeunes personnes aient hâte de casser leur patin! Il y a dans le Prophète [i . e. l’opéra célèbre de Meyerbeer] un ballet, un vrai chef d’œuvre! et dans ce Ballet de la neige, le fameux pas des patins [connu maintenant sous le titre de «Valse des patineurs», ndlr.]. Comme une gratification exceptionnelle – cinq francs, je crois – étaient alloués à celles de ces demoiselles du corps de ballet chargées de ce pas difficile et dangereux, les demandes étaient nombreuses et nombreux aussi les remplacements, car, à la moindre infraction, à la moindre faute, la coupable était, selon l’expression du régisseur de la danse, «cassée aux patins».
De là, l’intelligence proverbiale de l’endroit a bien vite modifié cette expression et l’on dit tout simplement, quand une ballerine de l’Opéra a fait une faute : «Mademoiselle une telle à cassé son patin!»
[à suivre...]
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Lanou
Inscrit le: 12 Déc 2004 Messages: 352 Localisation: Paris
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Posté le: Lun Juil 25, 2005 10:57 pm Sujet du message: |
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La suite, la suite!!!!
A propos, à quand le rétablissement des actes de ballets dans les opéras français??? Ca remplirait les salles, de balletomanes et de lyricomanes, en plus du public habituel, ça rendrait justice au compositeur qui a souvent composé une musique très digne pour ces demoiselles de l'Opéra de Paris, et nous pourrions y voir distribués des danseurs du corps de ballet, qui pourraient avoir une occasion d'être sur le devant de la scène en tant que soliste, afin d'avoir une motivation autre que danser que du cdb, qui peut être parfois lassant. Mais bon, on peut rêver de cette époque bénie, pour les spectateurs du moins, où on avait les deux(opéra et ballet) pour le prix d'un(spectacle), qui plus est, pouvait durer cinq heures!!!
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sophia
Inscrit le: 03 Jan 2004 Messages: 22163
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Posté le: Mar Juil 26, 2005 12:18 am Sujet du message: |
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La saison dernière, Laura Hecquet avait eu l'occasion de danser une variation sur la production de Robert Carsen de l''opéra de Richard Strauss, "Capriccio". Cette chorégraphie avait été prévue par le compositeur lui-même dès l'origine; maintenant pour cette production-là, j'ignore qui avait été chargé de la chorégraphie.
Mais bon, je ne connais pas d'autres exemples en-dehors du cas particulier des comédies-ballets, comme "les Indes Galantes" de Rameau (direction William Christie, chorégraphie Blanca Li).
C'est vraiment dommage, surtout qu'on a parfois l'impression que le monde des amateurs de danse et celui des amateurs d'opéra ont du mal à se rencontrer: les premiers considérant souvent la musique comme secondaire ou accessoire, simple "toile de fond" à la chorégraphie et les autres ayant parfois un certain mépris pour le tutu et les pointes...
Je me pose à ce sujet une question: qui est allé voir principalement "Orphée et Eurydice" de Pina Bausch? J'ai plutôt l'impression qu'il y avait en majorité des balletomanes. En ce qui me concerne, j'ai à égalité apprécié la musique et la chorégraphie, mais j'avoue y être d'abord allée pour la danse, pas pour écouter en priorité les chanteurs.
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haydn Site Admin
Inscrit le: 28 Déc 2003 Messages: 26659
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Posté le: Mar Juil 26, 2005 12:29 am Sujet du message: |
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Il est vrai que depuis les années 50-60, on a pris la fâcheuse habitude de supprimer systématiquement les ballets insérés dans les opéras (Faust, Tannhäuser etc...). En 2003-2004 encore, les parties chorégraphiques de Guillaume Tell ont été réduites à la portion congrue. Le problème a de multiples origines : désintérêt des metteurs en scène pour ces "intermèdes" jugés superflus et nuisibles à l'action dramatique, et volonté des directeurs de contenir les spectacles dans une durée limite de 3h ou 3h30, pour ne pas être obligé de payer un service supplémentaire aux musiciens et personnels techniques. Dans un opéra, le ballet, qui n'a pas toujours de rapport direct avec l'intrigue principale, est alors une victime toute désignée... Cela procède aussi d'une certaine méconnaissance de ce qu'est le grand opéra français au 19ème siècle : un spectacle total, visuel et auditif, mêlant chant et danse au service d'effets grandioses destinés à impressionner le public.
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sophia
Inscrit le: 03 Jan 2004 Messages: 22163
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Posté le: Mar Juil 26, 2005 12:37 am Sujet du message: |
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Après tout, le premier "ballet blanc", l'origine du ballet romantique, c'était quand même dans un opéra: "Robert le Diable" de Meyerbeer...
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Lanou
Inscrit le: 12 Déc 2004 Messages: 352 Localisation: Paris
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Posté le: Mar Juil 26, 2005 11:42 am Sujet du message: |
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Je sais que de nombreux lyricomanes sont allés voir orphée, surtout pour écouter mijanovic, prévue initialement, mais comme, les distributions ont changé, certains de mes amis qui avaient prévu d'y aller ne s'y sont finalement pas empressés d'entendre des voix, qui, de plus, n'ont rien apporté à l'ouvrage. Et sans m'étendre plus sur ce topic à ce sujet, j'ai toujours eu du mal à regarder la chorégraphie d'orphée par P. Bausch, à cause de la musique et des voix à laquelle je suis par nature plus sensible. Et l'insertion de ballets au milieu de l'opéra permet, à mon sens, de fonctionner sur un mode d'attention différent: jamais je ne pourrais écouter de la musique pendant cinq heures d'affilée ou voir de la danse durant ce même temps, mais en combinant les deux, il y aurait une sorte d'équilibre intéressant entre ces modes d'expression différents.
Et en plus, j'y reviens, mais combien nous pourrions apprécier de voir des danseurs du corps de ballet d'habitude moins sur le devant de la scène, avec ces courts ballets!!! Et en plus, comme les personnes qui ont dansé ces ballets sont toujours vivantes pour la plupart d'entre elles, bien que très âgées, on pourrait éviter ainsi une perte du répertoire de la danse, qui, bien que minime, n'en est pas moins important dans l'histoire de l'Opéra de Paris.
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shylock
Inscrit le: 04 Jan 2004 Messages: 367 Localisation: Nanterre
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Posté le: Mar Juil 26, 2005 12:18 pm Sujet du message: |
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Haydn, cet amateur anonyme, n'était-ce pas le Docteur VERON?
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helookity
Inscrit le: 06 Déc 2004 Messages: 59 Localisation: paris
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Posté le: Mar Juil 26, 2005 8:58 pm Sujet du message: |
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Il ne faut pas oublier aussi que les danseurs du CDB sont deja tres occupes tout au long de l'annee, alors les distribuer en plus sur les oeuvres lyriques! Et puis, malheureusement, de nos jours, les ballets dans les operas et les operettes n'ont plus la cote! C'est bon pour les intermittents du spectacle! Et comme il y a beaucoup plus d'intermittents danseurs contemporains que classique...... A noter que l'ONP engage tout de meme regulierement des intermittents danseurs... employes en tant que mimes (figuration intelligente, pouvant etre en contact avec un chanteur, ou meme devant executer des mouvements choregraphiques). La paye n'est pas la meme...
Ce serait tellement ageable de voir plus de ballets dans les operas, de remonter l'ancien repertoire, de faire appel a de bon choregraphes!
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haydn Site Admin
Inscrit le: 28 Déc 2003 Messages: 26659
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Posté le: Mar Juil 26, 2005 9:22 pm Sujet du message: |
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Non Shylock, ce n'est pas Véron. Je ne sais pas qui se cache derrière cet anonymat, mais cela devrait être possible de retrouver le véritable auteur de ce texte (j'en poursuivrai la publication très bientôt, que Lanou se rassure ).
Pour Helookity, oui c'est dommage. A noter que l'Opéra de Paris a toujours à son répertoire le ballet qui figure dans Faust, et qui avait été re-chorégraphié dans les années 20 par Léo Staats.
Ce qu'il faut aussi dire, c'est que dans les meilleures années du XIXème siècle, le corps de ballet dépassait les 200 artistes (femmes et hommes), contre 154 aujourd'hui, avec des services évidemment plus nombreux que ce qui est permis maintenant, ce qui offrait la possiblilité de monter plus de spectacles. Il n'y a plus guère que le Bolchoï ou le Mariinsky qui ont encore actuellement les moyens de s'offrir une troupe avoisinnant les 250 danseurs.
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haydn Site Admin
Inscrit le: 28 Déc 2003 Messages: 26659
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Posté le: Mer Juil 27, 2005 11:37 am Sujet du message: |
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Le quotidien de la ballerine
S'il vous est arrivé, parfois, de flâner le matin - entre neuf heures et midi, - aux environs de l'Opéra, vous avez sûrement rencontré, sur le trottoir des rues qui aboutissent au "chef d'oeuvre" [sic, l'auteur n'étant manifestement pas très enthousiaste...] de M. Garnier, toute sorte de créatures dont l'allure, le costume et la physionomie accrochent impérieusement le regard et font, - sinon tourner, - du moins retourner les têtes.
D'abord, elles ne marchent pas : elles gambillent, - un mot exact et pittoresque qui implique le mouvement gracieux de la jambe au-dessus de la voltige du pied.
Ce pied est, d'ordinaire, correctement chaussé, et la jambe bâtée d'une façon irréprochable. L'ouvrier fourbit ses outils. La danseuse soigne, choye et pare son gagne-pain d'aujourd'hui, qui deviendra peut-être son gagne-prince de demain.
La plupart sont fragiles, sans finesse et minces sans distinction. Porcelaine, non ; faïence, oui. Faïence qui a été au feu - et qui y retourne!
Marie Dorval [danseuse de l'Opéra, ndlr] : - je ne suis pas belle, - je suis pire.
Ces petites filles sont pires. [jeu de mots alambiqué sur pire - pejor = mauvais en latin et pyros = le feu - en grec...]
La flamme du gaz et la morsure du fard ont dévoré sur leurs joues les roses folles de la jeunesse ; des rides précoces brident leurs tempes ; leur paupière nage dans un flot de bistre, et le coiffeur de l'administration affirme qu'elles ont moins de cheveux que de toupet.
Ce sont les demoiselles de l'Opéra qui s'en vont à leur ouvrage. L'ouvrage, c'est la leçon ; c'est le cours ; ce sont les répétitions, au foyer ou sur la scène, des pas, des groupes et des ensembles. Tout cela commence à neuf heures et demie du matin pour finir à quatre heures du soir. Entre onze heures et midi, une vingtaine de minutes est accordée à ces demoiselles pour déjeuner ; elles profitent des vingt minutes pour pousser une reconnaissance sur le boulevard, - sous les fenêtres de Tortoni, de Bignon, de la Maison-d'Or [boutiques de luxe de l'époque, ndlr.], des cafés Riche, Anglais, du Helder, du Grand Hôtel, etc., etc., etc., - et elles déjeunent en travaillant.
A cet effet, elles ont - généralement - au bras un sac ou un panier. Il y a là-dedans, du pain, une victuaille froide quelconque, - qui descend de l'aile de faisan au cervelas à l'ail, et qui remonte de la croûte de gruyère à la patte de homard, - des bonbons, un tricot, des cartes pour les réussites, et le dernier volume de M. Zola...
Elles ne lisent pas ; ah! mais non!... Car en fait de littérature, elles en sont encore restées à Paul de Kock et à Ponson du Terrail... Mais ça leur donne l'air d'être dans le train...
- Ce gamin-là ira loin disais-je un jour, en lui désignant le plus agile de ses babys, à Chantrell, un clown anglais de l'Hippodrome. - All right! fit l'honorable acropedestrian : faudra voir quand ça sera convenablement désossé. On ne désosse pas les danseuses.
Que leur resterait-il, hélas! On les disloque, voilà tout. La question, bannie du Code, semble s'être réfugiée dans les classes de danse.
Il y a là des appareils d'une bizarrerie formidable : boîtes, anneaux, courroies, barres, - tout un mobilier d'estrapade!
Chaque jour l'élève s'emprisonne les pieds dans une de ces boîtes à rainures. Là, talon contre talon et genoux en dehors, elle habitue ces pauvres pieds martyrisés à demeurer d'eux-mêmes sur une ligne parallèle. C'est ce qu'on appelle se tourner.
Après une demi-heure de boîte, autre variété de torture. Il s'agit cette fois de poser le pied sur une barre qu'on doit tenir avec la main opposée au pied en exercice, puis de changer de pied et de main au commandement : c'est ce qu'on appelle se casser. Tout cela sans cesser de sourire!
Et vous n'imaginez pas que de si rudes épreuves ne durent que quelque temps. Elles doivent durer toujours et se renouveler sans trêve. A cette condition seulement, la danseuse conservera sa souplesse et sa légèreté. Une semaine de repos devra être rachetée par deux mois d'un travail double et sans relâche. La danseuse réalise la fable de Sisyphe et de son rocher. C'est le cheval de course qui paie de son repos, de son embonpoint et de sa liberté les rapides victoires de Chantilly et de Longchamp.
[à suivre...]
Dernière édition par haydn le Jeu Juil 28, 2005 2:49 pm; édité 1 fois |
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shylock
Inscrit le: 04 Jan 2004 Messages: 367 Localisation: Nanterre
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Posté le: Mer Juil 27, 2005 12:26 pm Sujet du message: |
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Si ce n'est pas VERON, c'est probablement un de ces vieux aristocrates autorisés jadis à déambuler dans le Foyer de la Danse...En tout cas, témoignage trés intéressant qui montre combien la condition sociale de la danseuse a évolué, depuis cette pseudo Belle Epoque où les danseuses se recrutaient dans le ruisseau et devaient recourir aux expédients que l'on sait pour joindre les deux bouts, jusqu'au XXième Siècle où une danseuse du CDB jouit de la considération de toute la profession. De nombreuses professions artistiques jadis réprouvées ont connu la même évolution. Nana, le personnage de ZOLA, est la figure emblématique de ces gens du peuple voués au divertissement des grands et qui se venge en les dépouillant.
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haydn Site Admin
Inscrit le: 28 Déc 2003 Messages: 26659
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Posté le: Mer Juil 27, 2005 12:41 pm Sujet du message: |
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En tout cas, les choses que l'on considère comme des hérésies d'aujourd'hui (forcement de l'en-dehors etc...) semblent avoir déjà été monnaie courante en ces temps anciens, qui n'ont rien d'un âge d'or. Pour être honnête, il faut dire - et l'auteur anonyme en est parfaitement conscient - que les années qui ont suivi la chute du Second empire sont une période de vrai décadence du ballet à l'Opéra de Paris : restrictions budgétaires et absence quasi-totale de grands solistes. Entre 1870 (et même 1860 déjà) et 1900, l'Histoire de la danse, c'est en Russie qu'on l'écrit.
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haydn Site Admin
Inscrit le: 28 Déc 2003 Messages: 26659
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Posté le: Jeu Juil 28, 2005 2:44 pm Sujet du message: |
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Le quotidien de la ballerine (suite)
Ces exercices obligatoires ternminés, les danseuses commencent à travailler leurs pas : les jetés, les balancés, les pirouettes, les gargouillades, les entrechats, les fouettés, les ronds-de-jambe, les assemblés, les pointes, les parcours, les petits temps, etc., etc., etc.
Le professeur les leur indique d'une voix brève et d'une façon si rapide qu'il faut avoir une longue habitude de ce genre de démonstration pour y comprendre quelque chose.
Les élèves simulent ces pas avec les doigts, à peu près ainsi qu'en escrime on simule le jeu des fleurets avec l'index de chaque main. Elles les exécutent ensuite, - ensemble ou l'une après l'autre - tandis que le maître râcle sur sa pochette le premier motif venu.
J'ai vu répéter les plus poétiques variations de Giselle et de la Sylphide sur l'air des Pompiers de Nanterre et de Marie, trempe ton pain.
Et comme toutes ces malheureuses créatures transpirent! Une pluie! Une averse! Un déluge! Cette sueur, mêlée à de la poussière, étend sur leurs joues un vernis que percent, aux pommettes, des rougeurs de fièvre ou des pâleurs d'épuisement. Les unes geignent ou râlent ; les autres halètent et toussent : tussis creber et anhelans! Il y en a qui se soutiennent à peine, accablées, écrasées, presques mortes! Leur corsage est mouillé ; leur bouche grimace ; leurs yeux pleurent ou brûlent. Dans la danse, les jambes seules engraissent. Quelques fois même elles engraissent trop. Mais les bras, mais les épaules, mais la poitrine, tout cela est navrant à voir!
On m'affirme que, depuis peu, MM. les professeurs apprennent à danser sans douleur. Probablement comme Bilboquet extirpait les molaires aux populations de la Brie. J'en suis enchanté sur ma foi. Mais je n'en répète pas moins avec Tertullien, dans son Traité des Spectacles :
"Quae denique pantomimus a pueritia patitur in corpore ut artifex esse possit!"
Autrement pour ces demoiselles :
"Combien un danseur, dès son enfance, n'a-t-il pas à souffrir pour devenir un artiste!"
... Vous plaît-il d'avoir un léger crayon d'une répétition ordinaire sur la scène de l'Opéra? D'abord, sur celle-ci, - dont le rideau relevé démasque les effrayantes profondeurs de la salle, - toutes ces demoiselles habillées d'un corsage de flanelle, de percale ou de piqué, qui laisse à découvert leurs bras et leurs épaules ; d'un caleçon de même étoffe qui s'arrête au-dessus du genou ; de bas, jarretés fort hauts, qui leur tiennent lieu de maillot, - et chaussées d'espèces de "cothurnes" d'un puce douteux ou d'un blanc roux.
Aux portants, des pelisses de renard bleu, de loutre ou de martre, tout ce que les ciseaux de la fantaisie et de la mode ont pu tailler de plus nouveau, de plus riche et de plus élégant dans le satin, la faille et le velours, accroché pêle-mêle avec le cache-misère des prolétaires, - châles laine et coton, paletots de drap pilote, astrakan et chinchilla de lapin, waterproofs, mac-farlanes, "redingotes russes" à dix-neuf francs, - pacotilles, rossignols, liquidations!
A toutes les saillies du décor, posés pour la représentation du soir, des chapeaux de vingt-cinq louis, des toquets de fourrure, des Gainsboroughs [sorte de chapeau] à longues plumes tirebouchonnées, en compagnie des décrochez-moi-ça de la rotonde du Temple [magasin bon marché à Paris à la fin du XIXème siècle] et des galettes que l'on improvise, chez soi, à la pointe de l'aiguille, avec un bout de ruban et trois bouts de laiton.
A l'orchestre, deux violons.
Sur le théâtre, deux lumières confuses : celles d'un bec de gaz à réflecteur, planté près du trou du souffleur, et celle du jour qui arrive par les ouvertures des côtés et du foyer de la danse. L'une, rougeâtre ; l'autre, blafarde. Celle-là mettant des taches de sang, et celle-ci, des taches d'huile et des tons de cadavre sur la blancheur des chairs et de la lingerie étalées.
Sur le théâtre, pareillement, plusieurs messieurs dont l'un tient un énorme bâton. Ce dernier, quand, parfois, le caquet des fillettes s'enfle au point de couvrir la voix des deux maigres instruments, ce dernier, dis-je, s'écrie, en frappant le plancher de ce bâton :
- Allons, voyons, mesdemoiselles, un peu de silence, que diable!... Nous continuons... Le deuxième tableau...
Et mimant lui-même la situation en entremêlant ses gestes d'un charabia chorégraphique qui ressemble au patois des Nègres :
- Attention! La scène de la prison et le pas des captives!... Vous êtes enchaînées ; Mérante fait son entrée ; vous le laissez descendre, et vous lui dites :
- Vous... nous... de grâce!... - Les yeux au ciel, sacrebleu! Les yeux au ciel!... - Nos fers!... - Les mains en croix et le pied en avant!... Rompez-les!... Décroisez les mains! Vivement! Le pied en arrière! Regardez tendrement Mérante et attendez!
Car c'est le nouveau ballet qu'il s'agit de mettre au point. Et tout le personnel chorégraphique de la maison est là, à qui le gros bâton est si souvent forcé d'imposer son quos ego!...
Oui, elle y sont toutes, depuis les jeunes, les pauvres, les naïves, celles "qui n'ont pas encore trouvé" et qui enjolivent leur beauté d'un bouquet de violettes par ici, d'un velours ou d'un ruban par-là, d'une paire de boucles d'oreille en verroteries, d'un porte-bonheur de cuivre doré ou d'une petite croix à la Jeannette achetée à tempérament [i.e. à crédit]...
Jusqu'à celles "qui sont arrivées" et qui, harnachées de diamants, flamboient dans la pénombre des coulisses ainsi que des idoles indoues dans les profondeurs sacrées des pagodes de Jaggernath et de Visapour!...
Dernière édition par haydn le Ven Juil 29, 2005 12:03 pm; édité 2 fois |
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haydn Site Admin
Inscrit le: 28 Déc 2003 Messages: 26659
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Posté le: Jeu Juil 28, 2005 4:07 pm Sujet du message: |
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Demain : derniers préparatifs avant la représentation!
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shylock
Inscrit le: 04 Jan 2004 Messages: 367 Localisation: Nanterre
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Posté le: Ven Juil 29, 2005 12:15 pm Sujet du message: |
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Vite, la suite...Tout compte fait, l'article est techniquement trop précis pour avoir été écrit par un de ces aristocrates vicieux visiteurs assidus du Foyer de la Danse...Un vrai connaisseur, en tout cas.
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