Katharine Kanter
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Posté le: Mar Jan 04, 2005 7:49 pm Sujet du message: Quelques reflexions sur un texte récent de M. Gérard Mannoni |
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Lu sur Altamusica ce matin, sous la plume de M. Gérard Mannoni :
« Sans être particulièrement mal intentionné, on peut souligner que Mlle. Oulm-Braham (sic) a tout de même vingt-deux ans, âge auquel bien de ses collègues des générations précédentes étaient déjà étoiles ou au moins premières danseuses.
«... les comparaisons encore proches de ballerines en pareilles circonstances ont laissé d’autres souvenirs, ces considérations s’appliquant d’ailleurs aussi bien à Laetitia Pujol qu’à Mélanie Hurel, dans des proportions variables. Il ne faudrait pas que l’on se mette à « faire avec faute de mieux ».
« Il est normal et souhaitable de lancer la nouvelle génération dans le grand répertoire (...)° il faut aussi avoir le courage de reconnaître les limites et les risques d’une telle entreprise quand on n’a pas à faire à des natures aussi exceptionnelles que celles qui nous ont enchantées depuis une vingtaine d’années. »
Et avec Mlle. Zakharova la comparaison serait « cruelle », selon M. Mannoni, quoique la photographie que choisit le journaliste pour illustrer son propos soit un surprenant mélange de styles et d’époques, avec le bras mal-raccourci etc...
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Mlle. Ould Braham n’a pas besoin d’une claque, donc je m’abstiens de commenter de nouveau ce qu’elle fit de remarquable les 4 et 11 décembre.
C’est autre chose qui me dérange ici.
D’abord, tout comme Mlle. Gilbert ou tenez, Mlle. Fanny Fiat, cette dame n’est pas responsable de sa non-promotion. C’est le Jury du Concours qui, jusqu’à nouvel ordre, décide de la promotion des gens. Comment alors reprocher à certains de n’être pas « déjà étoile ou au moins première danseuse » ? Je ne comprends pas.
Ensuite, tous les éducateurs, instituteurs et professeurs vous diront que la génération actuelle de jeunes est bien plus enfantine, plus immature de point de vue émotionnel que les générations précédentes. Les adolescents sont entourés de scènes de guerre, de massacre, de catastrophe, et ils se réfugient dans l’immaturité. La petite touche de préciosité que l’on voit chez certaines jeunes danseuses fait partie de cette carapace d’immaturité. C’est un phénomène universel, qui concerne aussi le monde de la danse. J’estime à environ six ans ce retard sur la génération précédente.
Ainsi, si nous sommes assez nombreux à exprimer des réserves devant la nomination de M. Ganio, aussi agréable que soit cette personne, cela tient précisément à son évidente immaturité.
Troisièmement, critiquer un soliste confirmé qui a tenu de nombreux grands rôles est une chose. Mais comparer une dame qui danse pour la première fois de sa vie un grand rôle à Mlle. Zakharova me semble un peu excessif. Mlle. Zakharova a été « étoile» d’abord du Maryinskii, et maintenant du Bolshoi, depuis environ cinq ans. Elle a son répétiteur privé, en l’occurrence Mlle. Liudmila Semyenaka, et elle se repose, correctement, entre les représentations.
Un sujet de l’Opéra de Paris travaille plus, et plus fort, que tout autre soliste de grand théâtre. Ces personnes ont été sur scène tous les soirs pendant le mois de décembre sur plusieurs emplacements de corps de ballet, tout en tenant chacun différents rôles de soliste. C’est à la limite du physiquement possible. Souvent l’on oublie que tenir n’importe quel rôle même le plus petit sur scène est un stress énorme. Car il faut être bon, très bon, même dans un coin perdu de la scène. Le droit à l’erreur n’existe pas pour ces gens.
Et dans le cas de Ould Braham, l’on parle du rôle le plus difficile du répertoire, où les prédécesseurs auxquels l’on sera comparé s’appellent Mathilde Kchessinskaya, Margot Fonteyn ou Svetlana Beriosova. Et l’on est comparé à ce que ces gens firent au SOMMET de leur carrière, pas à leur débuts !
Il faut beaucoup de courage, à 22 ans, pour sortir dans un rôle aussi lourd et tenir en haleine la salle pendant près de trois heures, dans l’un des plus importants théâtres du monde. Ould Braham a tenu sa salle en haleine, et ce, deux fois de suite.
Quant à la « fragilité technique » de la dame dont parle M. Mannoni, il faudrait qu’il nous explique sa pensée. Il me semble qu’au contraire ce soit un redoutable technicien, à l’intérieur de ce que ce type de corps peut, et doit faire. Il est clair que si l’on envoie une personne avec cette complexion physique chez M. Forsythe par exemple, on l’envoie à sa perte. Mais je croyais que nous parlions de danse classique ici ?
En dernier lieu, je souligne qu’il n’est pas utile que nous nous lamentions sur une prétendue « baisse de niveau » chez les jeunes, à moins que nous ne soyons prêts à nous battre pour que certaines choses changent, notamment l’extrême maigreur, l’extrême rotation, et l’extrême des levers de jambe.
Car sinon, ces jeunes ne seront que « fresh meat ». Dès qu’ils seront blessés ou usés, vers 26-27 ans, l’on passera à la prochaine fournée. D’ailleurs, au moment même où M. Mannoni écrivait son article environ la moitié des premiers danseurs et étoiles n’avaient pu assumer leurs rôles pour raison de blessure.
Aujourd’hui, avec l’invasion de l’audio-visuel et de la photographie, l’on veut des danseurs photogéniques. Or, le film et la photo créent une illusion d’optique qui grossit la personne d’environ cinq voire même dix kilos. Donc, les gens – même les hommes ! – se forcent à être de plus en plus minces. Certaines des dames dans les différents corps de ballet sont presque transparentes ! Mais un danseur n’est pas un acteur de cinéma. Sortir sur scène est comme sortir sur un champ de bataille en armure lourde. Il doit pouvoir restaurer le corps, dans tous les sens du terme, d’un jour à l’autre. De nos jours, l’on exige l’impossible des gens. La substance du corps est dévorée et l’on danse sur la pure volonté et les nerfs.
L’insatisfaction que semble exprimer M. Mannoni face, aussi, à Mlles. Pujol et Hurel, relève plus, je crains, de leur apparence physique, qui n’est pas spécialement « télégénique », que d’un quelconque inadéquation artistique, car ce sont tous les deux des gens de sentiments raffinés, je dirais même, élevés, et qui se donnent à fond.
Le grand ostéopathe de danse Margaret Papoutsis écrit (in Dance Europe, décembre 2002)
“What has not improved is how companies treat very talented dancers by giving them too much work to do. The dancers do not like to refuse starring roles (...) and so often go on when exhausted, and get injured. It means that many very talented young people have much shorter careers than they would have had, if they were treated with a little more consideration (...) Dancers at even 19 or 20 are not fully formed and, in particular, ballet dancers’ bones are not fully fused until they are in their early twenties and so are much more likely to have major injuries, to say nothing of the major mental stresses which are probably even worse. Sadly, many companies still do not treat their dancers with respect.
« There is a serious epidemic of osteoporosis among dancers. Twenty-year old dancers getting stress fractures was quite rare, but is now quite common. Studies in the USA have shown some dancers to have the bone strength of someone in their seventies (...) The current fashion for waif-like bodies is a product of how people want to see the art form, rather than a product of the art-form itself. If you look at photographs of dancers from even only thirty years ago, they would not get jobs now. They were not overweight, but they would now be told to go home and lose a stone.... getting the dance world to accept something closer to the normal feminine shape would help enormously”.
Donc, pour conclure, non, je ne trouve pas que le « niveau baisse », et pourtant, j’ai trois fois l’âge de la ballerine dont nous parlons ici et près de cinquante ans (oui !) de théâtre. Ce qui a baissé c’est le niveau culturel général dans les populations, et le niveau de respect pour l’homme. C’est cela qui rend la tâche de l’artiste, et de son professeur, beaucoup plus difficile qu’il y a trente ans.
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(En passant, lorsque l’on a la chance d’avoir une ballerine d’origine africaine dans la troupe - et à quel niveau ! - il faudrait je crois que nous fassions tous l’effort d’apprendre à écrire son nom correctement mais, bon.....)
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