Sarra
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Posté le: Jeu Avr 03, 2025 6:52 pm Sujet du message: |
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Dans le fil Bolchoï, Enya a signalé -début mars- diverses prises de rôle, dont celui d'Aniouta par Maria Shouvalova (ballerine du corps de ballet -une quadrille en tête d'affiche, donc), dans la dernière représentation de cette saison, le 27 mars -il y a tout juste une semaine.
Cette annonce m'a donné envie de revoir l'original (qu'il faut, c'est connu, toujours préférer à la copie…) : le célèbre film-ballet de Vladimir Vassiliev, où le réalisateur-chorégraphe-danseur a pallié les limites de l'art chorégraphique par les plus simples des possibilités du cinéma : valorisation des expressions par les gros plans ou les plans rapprochés (les premières images nous saisissent d'emblée, grâce au seul visage d'Ekaterina Maximova filmée en plan moyen, tandis que la musique comme déglinguée d'une sorte de glockenspiel fêlé -ou célesta ?-, dit déjà tout) ; cadrages propres à orienter le regard ; accélération de l'intrigue par l'ellipse du montage "cut" ; facilités pour signaler retour en arrière (la scène où le père -Vladimir Vassiliev- voit sa défunte femme donnant une leçon de danse à Aniouta enfant, accompagnée par lui-même au piano) ou onirisme (les rêves des personnages endormis : Modeste -sainte Anne sortant de sa croix-, Aniouta -pas de deux avec l'étudiant, puis pas de trois : elle enfant avec ses parents, après sa soirée aux bras d'Artynov et de l'Excellence-, et chacun comprend immédiatement son inconscient irrémédiablement hanté par la perte de la candeur et du pur amour), etc.
Or sur l'internet j'ai découvert une vidéo YouTube d'excellente qualité visuelle, bien meilleure, et de loin, que celle regardée il y a quelques années. La personne qui l'a mise en ligne l'indique "4K" : par rapport à l'autre, elle donne un peu le même effet que la remasterisation d'un cd.
Même si beaucoup des lecteurs de Dansomanie ont déjà vu et revu ce film-ballet, j'ai pensé qu'il serait peut-être intéressant de signaler cette vidéo récente (quelques mois), encore peu visionnée (moins de 300 fois).
https://m.youtube.com/watch?v=Vu1BQ9bkOvk
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En tout cas, après un tel chef-d'œuvre, avoir voulu en faire un ballet sur scène était audacieux -hardi, même ! Je ne peux savoir ce que vaut la version qu'ont dansée cette saison les artistes du Bolchoï. J'avais lu ici, il y a déjà longtemps (information de Sophia), qu'une nouvelle production dans une nouvelle scénographie serait désormais représentée à la place de l'ancienne. Mais d'après les photos données sur le site du Bolchoï, on peut présumer que les changements ne sont hélas que de détails -quelques-uns importants, certes... Sur l'essentiel ? -à mon avis, rien de neuf...
L'ancienne production -vue sur YouTube aussi- était une horreur absolue, près de l'œuvre de Vassiliev (on n'y retrouvait même pas vraiment sa chorégraphie, d'ailleurs) !
Tout, en plus de pantomimes ridicules -des contresens !-, était moche ! Dès le début : la scène d'obsèques à l'église, longuette et superfétatoire : dans le film, dès la première séquence, il suffit de voir Aniouta et les enfants vêtus tout de noir pour comprendre.
Les costumes étaient plutôt informes, mal coupés dans un tissu mou qu'on aurait dit venu d'un soldeur de soldes (la chorégraphie du pas de deux Aniouta/étudiant en était toute brouillée), couleurs sans goût.
Le décor de la fête de charité : une toile peinte barbouillée à la va-vite, affligeante.
L'horreur fondamentale provenait de la caractérisation grotesque de certains personnages -le contre-pied de Vassiliev !
Modeste apparaissait tel une sorte d'Alain (sans l'"innocence" touchante de celui-ci), un Alain vaniteux vraiment stupide, pourvu d'une bedaine postiche (pourquoi ?), surchargé de mimiques idiotes, toujours se dandinant comme canard dans un costume vert sapin (pourquoi plus le noir austère, "administratif", de chez Vassiliev ?), désignant finement à l'épousée le lit nuptial d'un index vertical agité : "C'est là que ça se passe, amène-toi donc !" ; déambulant faux ventre en avant de-ci de-là dans la scène du bal de charité, ayant l'air de ne rien comprendre à rien tout en se rengorgeant -du comique de farce... Tandis que Vassiliev avait donné à Modeste (Gali Abaïdoulov, extraordinaire !) une vraie épaisseur humaine : en l'administration qu'il dirige, à la fois supérieur se voulant autoritaire pour ses subordonnés (qui dans son dos ne sont dupes et se gaussent de lui) et inférieur effaré, littéralement cassé à angle droit devant l'Excellence ; en ville, quinquagénaire puceau (dont des donzelles se jouent sur la place-promenade du début), n'osant qu'à peine entrer dans la chambre nuptiale, et se signant -d'effroi dirait-on- après maintes hésitations.
L'Excellence avait l'air d'un séducteur périmé de station balnéaire familiale, dans une redingote d'un infect bleu pétrole, tirebouchonnant du pantalon, qui plus est -le comble !- portant du mauvais côté le ruban de l'Ordre de Sainte-Anne de première classe (ie : de l'épaule droite à la hanche gauche, alors que réglementairement c'est l'inverse), même pas rouge d'ailleurs mais vaguement fuschia et ressemblant à un foulard mis en fantaisie ! Tout de même ! Son tchin le place en troisième dans la hiérarchie des quatorze rangs -soit de nos jours l'équivalent -à titre militaire- d'un général de corps d'armée ! Chez Vassiliev, il était ce qu'il est.
Artynov, au lieu du beau ténébreux méridional (l'air d'un Arménien, dans la nouvelle) que composait John Markowski, sûr de lui, un rien ombrageux, à fines bottes ajustées laissant supposer le cavalier émérite, était pareil à un gandin transi qu'un coup d'éventail eût chassé. Et dans la variation hispanisante d'Aniouta, juste avant la fameuse tarentelle, au contraire de ce qu'avait décidé le chorégraphe dans le film-ballet, ce n'est même pas lui qui touche la guitare pour la señorita : sans vouloir faire de la "psychanalyse sauvage", ça en dit long sur son potentiel d'amoureux... !
Pourquoi avoir fait du début de l'épisode du bal une sorte de cacophonie caricaturale, ce qu'elle n'est pas dans l'original ? La scène est "endiablée" si l'on veut : parce que c'est là précisément qu'Aniouta découvre le pouvoir de sa beauté ; les "digues s'y rompent" dans une sorte d'exubérance folle, mais il ne doit y avoir nul grotesque (même la danse "en état d'ivresse" de Vladimir Vassiliev ne l'était pas du tout !).
Et surtout, surtout, où est donc le merveilleux décor d'extérieur qui ouvre le film-ballet (juste après le générique sur l'image d'Ekaterina Maximova évoquée plus haut), puis scande le récit ? La petite place ornée d'un kiosque et bordée de balustrades, où se promène la paisible société au rythme de la valse, doit être surélevée par rapport à la ville (dont on voit d'en haut derniers étages des bâtisses et bulbes de l'église), surélevée afin de dégager pour notre regard l'horizon où coule la rivière, telle une petite Volga Matouchka, qui s'en va sans fin selon la perspective, du quasi premier plan au point de fuite à l'infini, où tout disparaît. Nous devons voir cette perspective, cette image de la rivière et de son point de fuite, cette image qui est celle du Temps. C'est aussi indispensable que les balalaïkas dans ces instants. Il faut cela pour faire fable, pour ancrer l'histoire dans la vie provinciale, la vie "simple et tranquille" (celle finalement de la plupart de nous), et lui donner de l'aérien, de l'éphémère, du périssable, du flottant, du mouvant, du fluant, ce qui fait son charme poignant mais en somme léger vu des hauteurs (dont l'ultime a nom Transcendance) : petits drames qui partiront au fil du vent passant sur ce haut, au fil de l'eau coulant sans fin : ainsi va la vie, ainsi vont les destinées, celle d'Aniouta et de chacun. La promenade-valse est immuable, vont et viennent les aimables promeneurs de la ville ; les enfants du papa "remorqueur de famille nombreuse" (chez Vassiliev) seront ici-même promeneurs âgés quand Aniouta ne sera plus, ni père ni frères ni amoureux désespéré ni personne du ballet, ils regarderont la rivière et son point de fuite à l'infini, auront leurs drames légers partant au fil de l'eau, de même "leurs enfants après eux".
C'est ce décor qui fait point d'orgue en nous, quand le noir vient à l'écran. Sans lui, tout n'ira qu'à demi (pour dire le moins) dans ce ballet.
Or dans la nouvelle production, il n'y est pas. Seulement un succédané où tout cloche : la ville est là, mais non vue d'en haut ; la rivière est vaguement là, mais pareille à une flaque dont on a l'impression qu'elle peut déborder sur la place, encaissée, sombre. L'inutile séquence d'obsèques (simple délayage pour allonger la sauce) ouvre toujours la représentation.
Les décors ont plus de tenue, c'est déjà ça. Les costumes sont meilleurs, les couleurs aussi.
Mais ! Son Excellence a toujours du bleu pétrole (cependant, dans l'Hommage à Vladimir Shklyarov, où il apparaît un instant juste au début de la variation de Modeste -dansée par Viatcheslav Lopatine, il me semble- il était vêtu plus "dignitairement" d'un costume sombre à broderies dorées, d'où : ?), et porte toujours le ruban de Sainte-Anne de première classe du mauvais côté ! Et même la plaque d'Ordre (à gauche au lieu d'à droite) !
Artynov s'est un peu rapproché du modèle (pas complètement : l'Artynov de Vassiliev, je l'aurais bien vu dans un champ de courses rivalisant au galop avec le beau Vronsky, celui d'aujourd'hui aurait probabement du mal à sauter trois cailloux...).
Et ce qu'on a fait de Modeste est toujours désolant. Toujours affublé de cette bedaine postiche (dans l'Hommage à V. Shklyarov, V. Lopatine -si c'était bien lui- interrogeait Vladimir : "Est-ce que tu te vois danser un jour avec un ventre comme ça ?") : pourquoi donc, encore une fois ? -pour faire du gros comique premier degré, probablement... Car toujours la même démarche de canard obèse, toujours les mêmes mimiques grotesques, toujours traînant Aniouta au lit -aux antipodes de Gali Abaïdoulov, qui pressentait, bien qu'inconsciemment encore, qu'en puissance elle dépassait en tout l'administrateur, fût-il élevé à la noblesse personnelle par l'Anne au cou...
Aussi je me demande : comment des spectateurs moscovites connaissant par cœur le film-ballet de Vassiliev peuvent-ils aller voir avec plaisir cette imitation, distendue jusqu'à une durée de deux heures (!) ?
Pour le transcrire sur scène, il aurait fallu tenter de conserver ses spécifités, celles amenées par le langage cinématographique. Et d'abord conserver sa dimension en en faisant un "ballet de chambre", pour petites salles exclusivement, afin que chacun ait une visibilité rapprochée, permettant de reproduire plus ou moins les possibilités du film. Et bien entendu respecter strictement la chorégraphie, le découpage, et avant tout les caractérisations voulues par Vassiliev.
On sort du film-ballet comme d'un Bergman. L'imitation délayée (opportuniste -comme tout "remake") composée d'après Vassiliev est un (petit) divertissement à laisser dans le filet à bagages passées les deux heures, sans plus. Du coup, je serais porté à penser que, comme le disait Chabrier de je ne sais pas exactement quelle musique, Aniouta sur scène (dans son entier et non dans quelques variations sélectionnées) est un ballet "que c'est pas la peine" ...
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