Katharine Kanter
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Posté le: Jeu Mai 20, 2021 11:53 am Sujet du message: 1989 Yvette Chauviré - entretien |
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Par miracle, je viens de retrouver sur papier l'original français de cet entretien, déjà publié en anglais sur "Vestris"
Entretien avec Yvette Chauviré
Paris, le 19 juin 1989
Q/ Vous avez connu Mlle Zambelli ?
R/ Je n’étais pas son élève mais j’ai tout pris d’elle, car je l’admirais énormément.
C’était toute la haute tradition française et italienne, la grande virtuosité. La perfection, le travail du mécanisme.
Zambelli avait commencé à La Scala où elle a fait ses classes de petit rat.
J’ai beaucoup regardé Carlotta Zambelli. Elle pensait que j’étais pro-Lifar et elle était un peu contre Lifar, car il avait tout remué, tout bouleversé ici. Lifar m’avait donné ma première création et à cause de cela… Et puis je prenais des cours chez les Russes.
Mais elle a dit à maintes personnes : «Elle a tout compris. Et je ne lui ai rien appris ». Si je ne suis pas passée entre ses mains, j’ai tout regardé, tout «photocopié», tout pris, je l’ai mangée des yeux ! Elle disait de moi : « C’est elle qui a la ligne de la tradition ! ». Quand j’ai appris cela, je n’en revenais pas.
Elle et Mlle Préobrajenskaya, c’était le pur classicisme. Au Théâtre Marie à Pétersbourg, l’école russe c’était l’école française, le même travail de base. Mlle Préobrajenskaya a fait de très grandes étoiles, c’était un très grand professeur.
Q/ Quand on lit ce qu’enseignait MllePréobrajenskaya, repris dans le livre d’Elvira Roné, ce n’est pas ce que l’on enseigne actuellement.
R/ Les épaulements se perdent beaucoup depuis quelques années.
On cherche davantage la haute technicité dans l’exploit du saut, de la batterie ou des pirouettes, ou encore des étirés sans limite, mais on oublie que la danse CE SONT DES ORIENTATIONS ET DES EPAULEMENTS !
L’accompagnement de la tête, des bras, du corps par rapport aux jambes, toutes ces liaisons, se fait plutôt difficilement en ce moment. Cela glisse un peu sur le plan du style ! J’ai toujours enseigné l’épaulement parce que je considère que la danse, c’est cela, et que si l’on danse toujours de face, c’est plat, sans relief, accent ni rythme.
Dans le saut, si c’est simplement pour monter d’un coup, il n’y a pas la valeur de la montée et du final, PAM ! C’est déjà monté, et on arrête là, et le chant se perd. Quand j’enseigne, je tire le rideau devant la glace, et l’épaulement revient !
Q/ Mlle Loudières dans un entretien récent au Figaro a parlé des nombreux accidents dus aux « progrès » techniques actuels.
R/ C’est comme le grand battement, qui n’est plus retenu pour la descente. Les accidents ne sont pas « un risque du métier ». Je n’y crois pas du tout.
Désormais on va vers les choses extrêmes dans toutes les directions, et l’exagération peut être bonne dans certains cas, mais on travaille d’une manière un peu trop violente. Je suis d’accord avec Mlle Loudières.
Par exemple, M. Forsythe : j’admire ses connaissances et tout et tout, mais je n’aurais pas aimé danser ses ballets. Un quart d’heure me suffit à le regarder. Il a tout dit dans un quart d’heure, et c’est superbe, c’est très intéressant. Les danseurs sont mis à l’épreuve totalement, c’est un exercice puissant, extrême. La recherche de cet homme est de faire des équilibres extrêmes dans un extrême déséquilibre. Et c’est bien, des recherches comme cela, mais il ne faut pas exposer le corps humain à de tels risques.
C’est quand même un corps humain, ce n’est pas un matériau comme le bois où l’on va à l’extrême limite de la cassure. Et même avec le bois, je pense qu’il faudrait avoir une pensée sensible pour le bois.
Q/ M. Nadirov, le directeur de l’Ecole Vaganova à Leningrad, se lamentait dans un journal anglais il y a peu, de la perte de temps » pour un danseur qu’étaient les études d’histoire ou de géométrie.
R/ L’histoire, la mythologie, la littérature de son pays mais aussi celle des autres pays, il faut au moins cela ! La géographie j’adore, l’arithmétique un peu moins, mais ce n’est pas parce que je n’aime pas, qu’il ne faut pas ! Le baccalauréat bien sûr , mais ce n’est pas suffisant.
Il faut des connaissances culturelles véritables. Dès qu’on a un moment, il faut se cultiver. Noverre l’a toujours dit mais il n’y a pas que lui.
Et puis il y a ceux qui sont contre la culture ! Qui en ont, mais qui ne veulent pas avoir l’air d’en avoir ! C’est autre chose. Quand ils sont sur scène, ils veulent faire de l’abstraction et surtout ne rien montrer ; Ils font un objet pour transport d’une coulisse à l’autre, on s’assoit là et on attend un quart d’heure pour que le public comprenne ce qu’il avait l’intention de faire.
Je ne vais plus à ce genre de spectacle. C’est tellement simple que c’est ennuyeux comme tout. On dort. J’ai vu dormir des gens, et moi aussi je dormais.
Q/ Ceux qui ont vu votre « Giselle » parlent de son côté immatériel. Comme avez-vous atteint cela ?
R/ C’est une ascension. Ce « Giselle », je n’aurais pas pu le faire au début.
Nous adorons tous ce ballet, ce rôle, cette chorégraphie. Mais il y a quand même une évolution au cours des ans, de la carrière, de la femme. Chaque fois que j’étais programmée pour Giselle, je me mettais à travailler seule, même sans musique, et j’essayais de travailler le personnage en profondeur, de chercher sur mon corps et dans mes attitudes, et dans mon inspiration, ce qui se rapprochait le plus de ce que le chorégraphe avait voulu.
Gommer un maximum de choses et ne garder que la ligne, le canevas le plus strict, de ce qui devait être exprimé quant à la pantomime.
Même techniquement c’était absolu, je faisais une recherche sévère, profonde sur la technique aussi pour arriver à la sublimer, faire oublier ce mécanisme du vocabulaire romantique qui est très beau en lui-même. Arriver à sublimer tout cela, pour que le mécanisme ne se voit plus et qu’il n’y ait plus que l’élévation spirituelle.
Je dis bien grâce à ce mécanisme, car sans lui vous pouvez bien dire « je veux être ceci ou cela », mais si vous restez trois secondes sur une pointe, vous ne donnerez jamais l’impression d’envol, d’immatérialité.
C’est gentil d’avoir l’esprit de dire « mais moi, je sens les choses » - oui, mais il faut pouvoir le faire techniquement et sans que la technique ne soit visible. Le grand art, vers lequel je me suis tournée - j’ai essayé, je crois par instants y être arrivée – mais si je pouvais encore danser, je serais toujours dans la même recherche, je chercherais encore toujours à simplifier dans la difficulté.
Simplifier dans la haute technicité, trouver le fil du vrai, le fil d’argent qu’on doit suivre, le vrai.
Q/ que pensez-vous du spectateur actuel ?
R/ On le trouble ! C’est la grande confusion ! Il ne sait plus ! Certains savent, ceux qui ont vu des choses, mais certains ne savent plus ! Du moment qu’on leur présente un spectacle qui a l’air d’avoir du succès, ils disent, C’est cela ! Ils accourent !
Pour en revenir aux classiques, même si les spectateurs ne les ont jamais vus avant, eh bien, c’est le triomphe à chaque fois. C’est que cela leur plaît !
Combien de fois on avait des salles où personne n’avait vu un ballet classique, et c’était un triomphe ! Alors que si on écoutait certains qui crient « On en a assez. Tout cela c’est une vieille chose ! » Mais n’empêche que cela plaît quand même surtout si c’est joliment dansé, c’est très plaisant.
Tout cela n’est jamais mort. C’est un phénix qui renaît de ses cendres. Et cela ne mourra pas.
Ici à l’Opéra, nous sommes dans le temple de la danse classique et avec M. Nouréev, nous sommes préservés des pires choses.
Mais ce qui est dommage, c’est que du point de vue des créations, il n’y en a pas. Il y a des créations extrêmes, extrêmement « modernes », de l’exhibitionnisme acrobatique et des choses qui à mon sens ne sont pas de l’art. C’est une forme d’expression corporelle sans doute, très à la mode.
Pourquoi pas ? Mais on sort de là, on n’est pas tellement enchanté, on n’est pas tellement bouleversé.
Cela n’apporte pas grand chose. C’est toujours la représentation de ce qui se passe déjà dans la vie ordinaire, où on s’ennuie tellement et tout est tellement violent, grave et « stressant » comme on dit maintenant. S’il faut encore voir cela sur scène on n’en sort plus.
Évidemment on peut toujours ‘faire son époque’, traduire l’époque, mais comme c’est une époque pas toujours gaie… Il faut vraiment que l’on me dise partout « allez voir cela, c’est sensationnel » ! Alors je me dérange. Sinon je ne me dérange pas, parce que je souffre trop ! Et je ne dors plus après ! Je combats pendant tout le spectacle et l’ennui c’est que maintenant on ne peut même plus sortir à l’entracte. Il faut attendre jusqu’au bout. On est coincé sur son siège. Obligé de rester, de regarder des choses qui ne vous plaisent pas du tout. Vous pensez « Mon Dieu ! Vivement qu’il y ait un incendie ! Un incendie ! Qu’on nous fasse sortir ! »
Je ne suis pas du tout contre les choses nouvelles, à condition qu’elles soient belles, et bonnes, et bien. Je n’aime pas non plus ces musiques qui n’en sont pas et ces bruitages. C’est vraiment trop ennuyeux, trop de bavardage encombrant. Mettez qu’il y ait des belles musiques, quelques fois heureusement on prend Beethoven, Schumann, Mahler – parce qu’au moins on a des oreilles pour entendre ; alors on n’a plus qu’à fermer les yeux et on est au concert ! Au moins là, on ne perd pas trop de choses ! Ça c’est intelligent !
Peut-être que les oreilles des très jeunes peuvent accepter, mais moi je ne peux plus, Je ne sais même pas si j’aurais pu accepter cela même quand j’étais très jeune !
Q/ Que pensez-vous de Bournonville ?
R/ C’est merveilleux ! Il y a dix ans, nous étions tous allés à Copenhague pour le centenaire de sa mort, et nous avons vu toutes ses œuvres au cours d’une semaine. Il faut garder cela. J’étais enthousiasmée aussi par sa façon de faire la pantomime. Chez nous, de l’ancienne pantomime nous n’avons gardé que les mauvaises choses. Lui n’en a gardé que les bonnes. Tout est clair, lisible, expressif.
Son vocabulaire est très riche. Le problème de la plupart des professeurs aujourd’hui, c’est qu’ils ont une méconnaissance du langage. Ils tournent en rond sur un ensemble d’enchaînements, il n’y a pas de combinaisons. Ils ne sont pas suffisamment aptes pour enseigner.
Pour enseigner il faut non seulement avoir connu le vocabulaire, mais aussi les structures, les règles, les lois, tout ce qui fait la beauté de cet enseignement classique.
Entretien avec KLH Kanter.
Tous nos remerciements à E. Bonté pour la relecture.
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