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dossier romeo et juliette bordeaux 2009
27 mars 2009 romeo et juiliette de charles jude a bordeaux




De l'art de diriger la musique de ballet : entretien avec Ermanno Florio


ermanno florio chef orchestre



Pouvez-vous nous retracer brièvement votre carrière, Maestro?

Je suis né en Italie, j’ai grandi au Canada - pays dans lequel je suis arrivé à l’âge de deux ans -, et j’ai un passeport américain. J’ai passé les vingt dernières années de ma vie aux Etats-Unis.

Alors que j’avais vingt-cinq ans, Erik Bruhn a pris la direction du Ballet National du Canada. Il m’avait entendu par hasard à Amsterdam, lors d’un concert. Lorsqu’il s’est établi au Canada, j’étais chef assistant au Toronto Symphony Orchestra, placé à l’époque sous la baguette de Sir Andrew Davis. Erik Bruhn s’est souvenu de moi, et m’a nommé Directeur musical du Ballet National du Canada.

J’avais une expérience de chef symphonique. Il est rare qu’un chef d’orchestre se lance d’emblée dans la musique de ballet. Les chefs de ballet sont le plus souvent d’anciens pianistes accompagnateurs / répétiteurs de classes de danse qui se lancent ensuite dans la direction d’orchestre. Il n’existe d’ailleurs pas véritablement de formation pour diriger la musique de ballet. Seul le Royal Ballet avait organisé des séries de cours à l’attention des chefs d’orchestre désireux de se spécialiser dans le ballet. Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu d’autres expériences similaires.

Après le décès d’Erik Bruhn, en 1986, j’ai voulu retourner en Europe. J’ai ainsi fait mes débuts à la Scala de Milan. Gradimir Pankov, qui dirigeait à l’époque le Ballet de Genève, m’a fait venir en Suisse. J’y ai fait la connaissance de Hugues Gall, alors administrateur du Grand Théâtre de Genève. M. Gall m’a ensuite régulièrement invité à Paris pour y diriger des représentations de ballet.

Actuellement, je tiens la baguette à l’American Ballet Theatre, à New York, et je suis également directeur musical du Het Nationale Ballet (Amsterdam) et du Houston Ballet. Je suis par ailleurs chef invité à l’Opéra de Paris, à la Scala de Milan et au Grand Théâtre de Bordeaux.

J’ai fait la connaissance de Charles Jude à Paris lors de l’une de ses dernières apparitions sur scène, dans Roméo et Juliette justement. Il m’a ensuite invité régulièrement à Bordeaux. Ce nouveau Roméo et Juliette est la quatrième production que je dirige au Grand Théâtre, après La Belle au bois dormant, Casse-noisette et Don Quichotte.


Quelle sont les qualités nécessaires pour diriger de la musique de ballet?

Pour être un bon chef de ballet, il faut d’abord être conscient des limites imposées par les chorégraphies. C’est très différent d’un concert symphonique, où l’on est beaucoup plus libre. Par exemple, lorsqu’on détermine les tempi, il faut prendre en compte les possibilités techniques, la condition physique des danseurs, etc... C’est à l’orchestre de s’adapter aux danseurs, et pas l’inverse.

Le langage musical d’un ballet est très particulier, et les contraintes sont très fortes. Une infime fluctuation dans le tempo peut avoir des conséquences sérieuses : un danseur pourra ainsi finir ou non une pirouette ou un manège de jetés par exemple. C’est l’une des raisons qui expliquent que peu de chefs d’orchestre acceptent de diriger de la musique de ballet ; généralement, ils considèrent ces exigences comme une entrave à leur liberté artistique. Mais personnellement, je suis convaincu que si l’on comprend bien les danseurs, qu’on respecte leurs limites, il est tout de même possible de faire des choses intéressantes sur le plan musical.

Il est primordial de toujours préserver la forme et les proportions globales d’une variation, d’un pas de deux.  Lorsqu’on touche à une partie, il faut adapter toutes les autres en conséquence. Si, pour une raison ou une autre, un adage doit être joué plus lentement, alors il faut aussi ralentir le tempo de l’allegro qui suit, afin de conserver l’équilibre de la pièce.

Il est aussi nécessaire de suivre un maximum de répétitions, même celles où l’orchestre n’est pas présent, afin de bien identifier les aptitudes et le tempérament des danseurs : lyriques, plus vifs… Cela permet ensuite de mieux adapter la direction à leurs possibilités.


Comment s’est déroulée la préparation de Roméo et Juliette, à Bordeaux, sur le plan musical?

Charles Jude avait des idées bien précises en ce qui concerne la musique de Roméo et Juliette. Nous avons eu de nombreux échanges, et nous avons discuté de pratiquement chaque numéro de la partition. Il avait une idée générale des tempi qu’il voulait, nous en avons débattu et nous nous sommes adaptés en fonction des circonstances, au fil des répétitions. Par ailleurs, Charles Jude m’a demandé un certain nombre de coupures et de modifications ; il voulait également que l’on change l’ouverture, mais là, je l’ai convaincu de renoncer.

Pour faire tenir l’orchestre dans la petite fosse de l’Opéra de Bordeaux j’ai également été obligé de réduire l’effectif des cordes. Pour obtenir un équilibre correct avec les cuivres, très nombreux, il aurait normalement fallu une quinzaine d’instrumentistes en plus. Mais je n’avais pas le choix. Et, pour ne rien arranger, il est très difficile de contenir suffisamment les cuivres de sorte qu’ils ne couvrent pas la section des cordes ainsi réduite ; si l’on fait jouer les cuivres trop doucement, ils finissent par détimbrer et le résultat est très laid. Heureusement, l’acoustique du théâtre est excellente, et les cordes, même trop peu nombreuses, conservent tout de même une sonorité assez riche.


On accuse souvent les balletomanes de négliger la musique. Qu’en pensez-vous?

Notre culture est de plus en plus axée sur le visuel : télévision, internet, vidéo. Les stimuli visuels prennent le dessus sur tous les autres sens, et cela influence de manière déterminante les arts traditionnels. Dans ma jeunesse, on allait au concert, on fermait les yeux et l’on créait nos propres fantaisies visuelles au gré de la musique. Maintenant on exige des images toutes faites, qui se succèdent de seconde en seconde, comme à la télévision.

Aujourd’hui, lorsque le public va voir un opéra de Wagner par exemple, il a du mal à supporter une très longue image statique. Il faut du changement perpétuel, et les décors et les costumes priment sur tout le reste, à commencer par la musique.

Autrefois, les critiques d’opéra consacraient au moins la moitié de leurs articles à l’interprétation musicale – ils avaient d’ailleurs aussi de plus grandes connaissances en la matière. Maintenant, toute l’attention se focalise sur la scénographie ; les gens sont conditionnés par la «culture» de l’image.

Il en va de même pour la danse. Afin qu’ils saisissent toute l’importance de la musique, je conseillerais aux balletomanes de faire l’expérience suivante : bouchez-vous les oreilles quelques instants en regardant les danseurs, et contemplez le résultat. Vous vous rendrez compte que ce que vous voyez n’a plus de sens. C’est la musique qui stimule le chorégraphe et les danseurs, c’est de la musique que tout part.

Il y a un mois, j’ai dirigé à Houston la création d’un ballet sur la vie de Marie-Antoinette [Marie, de Stanton Welch, ndlr.], avec, étrangement, une musique de Dimitri Chostakovitch. Le rapprochement, a priori inattendu, de Marie-Antoinette et de Chostakovitch a été une réussite, car le chorégraphe a compris que tous deux étaient en quelque sorte des victimes de leur époque, et il a su puiser dans la musique l’inspiration de son ballet.

L’ouvrage a eu du succès. Pourtant, les spectateurs, pour la plupart d’entre eux, n’avaient jamais entendu la moindre note de Chostakovitch : certains sont venus me demander, après la représentation, comment ils pouvaient se procurer les enregistrements. J’en ai été très heureux, car pour moi, cela voulait dire qu’il est encore possible d’éduquer le public, et de l’intéresser à la musique.

Au dix-neuvième siècle, les mélomanes achetaient par exemple la plus récente symphonie de Brahms en réduction pour piano, pour la jouer chez eux et la connaître avant de se rendre au concert. Je voudrais arriver à quelque chose de similaire aujourd’hui, je voudrais que le public puisse «emmener un petit bout de théâtre chez lui», qu’il ait envie de découvrir une œuvre au travers d’un enregistrement, et qu’il la fasse ensuite connaître à ses amis, de manière à ce qu’eux aussi éprouvent ensuite le désir d’aller voir le spectacle. C’est comme cela que le ballet demeurera un art vivant. Avec cet objectif en tête, je donne aussi des conférences – que j’aimerais plus régulières, mais le temps me manque – pour présenter et expliquer les œuvres au public.


Une grande partie du répertoire chorégraphique du dix-neuvième siècle est aujourd’hui oubliée. Doit-on réhabiliter certaines œuvres?

Dans les années 1960, des spécialistes ont commencé à s’intéresser à la musique baroque, à son histoire, à son interprétation. Il faudrait se lancer dans une démarche similaire pour la musique de ballet du dix-neuvième siècle, afin de retrouver le style qui convient à son exécution. Cette musique nécessite d’être jouée de manière beaucoup plus nuancée qu’on ne le fait aujourd’hui. C’est d’ailleurs aussi une question d’instruments, car à l’époque, les cordes et surtout les cuivres avaient une sonorité beaucoup plus délicate. Et cela avait une influence sur la danse ; aujourd’hui, on privilégie trop la technique, la virtuosité. Les danseurs actuels ne comprennent plus l’art chorégraphique de cette époque. Il y a un énorme travail de recherche à faire pour retrouver toute la subtilité de la musique, de la danse et aussi de la pantomime de cette époque. C’est aux historiens et aux musicologues qu’échoit cette tâche. Moi, je me considère avant tout comme un interprète, et je n’ai pas la formation académique nécessaire pour cela.

Il faudrait pouvoir se plonger dans les partitions, réaliser des éditions modernes d’après les sources, car les musiciens ne peuvent pas travailler directement à partir des documents originaux. Même pour des ouvrages très connus, comme Don Quichotte, les manuscrits sont difficiles d’accès et lorsque je l’ai dirigé à Paris, nous avons dû utiliser l’arrangement de John Lanchbery. Néanmoins, l’enregistrement que nous en avons réalisé nous a permis d’obtenir un Grand Prix du disque classique, et j’en suis assez fier car les seuls autres chefs qui ont reçu cette récompense pour un ballet sont Kent Nagano et Valéry Gergiev. Cela montre aussi que même avec un arrangement, on peut arriver à un résultat intéressant, mais cela demande un gros travail en ce qui concerne les articulations et les équilibres entre les instruments.


Quels sont vos projets, pour le futur proche?

Pour les mois à venir, je vais moi-même m’attaquer à la réalisation d’arrangements musicaux pour des ballets complets. Actuellement, je travaille sur Das Flammende Herz, une chorégraphie de Patrice Bart qui sera créée à Berlin la saison prochaine. J’avais déjà collaboré une première fois avec lui pour Tchaïkovsky, un ouvrage sur la vie du compositeur russe, créé en 2005 à Helsinki par le Ballet National de Finlande. Pour Berlin également, je travaille sur une chorégraphie qui racontera la vie du poète anglais Percy Bysshe Shelley. Et j’ai aussi sur le feu la réalisation d’une partition pour une nouvelle Dame aux camélias qui doit être montée au Japon. J’aime beaucoup travailler en collaboration avec des chorégraphes, et mettre de la musique sur un synopsis de ballet m’apporte énormément de plaisir.

Ceci étant dit, je poursuis évidemment ma carrière de chef d’orchestre. L’Opéra de Berlin et la Scala de Milan m’ont déjà reconduit comme chef invité, et j’espère bientôt revenir à Bordeaux aussi!



Entretien réalisé le 27 mars 2009 - Ermanno Florio © 2009, Dansomanie


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