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De l'art de diriger la
musique de ballet : entretien avec Ermanno Florio
Pouvez-vous
nous retracer brièvement votre carrière, Maestro?
Je suis
né en
Italie, j’ai grandi au Canada - pays dans lequel je suis
arrivé à l’âge de deux ans -,
et j’ai
un passeport américain. J’ai passé les
vingt
dernières années de ma vie aux Etats-Unis.
Alors que
j’avais vingt-cinq ans, Erik Bruhn a pris la direction du
Ballet
National du Canada. Il m’avait entendu par hasard
à
Amsterdam, lors d’un concert. Lorsqu’il
s’est
établi au Canada, j’étais chef
assistant au Toronto
Symphony Orchestra, placé à
l’époque sous la
baguette de Sir Andrew Davis. Erik Bruhn s’est souvenu de
moi, et
m’a nommé Directeur musical du Ballet National du
Canada.
J’avais
une
expérience de chef symphonique. Il est rare qu’un
chef
d’orchestre se lance d’emblée dans la
musique de
ballet. Les chefs de ballet sont le plus souvent d’anciens
pianistes accompagnateurs / répétiteurs de
classes de
danse qui se lancent ensuite dans la direction d’orchestre.
Il
n’existe d’ailleurs pas véritablement de
formation
pour diriger la musique de ballet. Seul le Royal Ballet avait
organisé des séries de cours à
l’attention
des chefs d’orchestre désireux de se
spécialiser
dans le ballet. Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu
d’autres expériences similaires.
Après
le
décès d’Erik Bruhn, en 1986,
j’ai voulu
retourner en Europe. J’ai ainsi fait mes débuts
à
la Scala de Milan. Gradimir Pankov, qui dirigeait à
l’époque le Ballet de Genève,
m’a fait venir
en Suisse. J’y ai fait la connaissance de Hugues Gall, alors
administrateur du Grand Théâtre de
Genève. M. Gall
m’a ensuite régulièrement
invité à
Paris pour y diriger des représentations de ballet.
Actuellement,
je tiens
la baguette à l’American Ballet Theatre,
à New
York, et je suis également directeur musical du Het
Nationale
Ballet (Amsterdam) et du Houston Ballet. Je suis par ailleurs chef
invité à l’Opéra de Paris,
à la Scala
de Milan et au Grand Théâtre de Bordeaux.
J’ai
fait la
connaissance de Charles Jude à Paris lors de l’une
de ses
dernières apparitions sur scène, dans Roméo et Juliette
justement. Il m’a ensuite invité
régulièrement à Bordeaux. Ce nouveau Roméo et Juliette
est la quatrième production que je dirige au Grand
Théâtre, après La Belle au bois dormant,
Casse-noisette
et Don Quichotte.
Quelle
sont les qualités nécessaires pour diriger de la
musique de ballet?
Pour
être un bon
chef de ballet, il faut d’abord être conscient des
limites
imposées par les chorégraphies. C’est
très
différent d’un concert symphonique, où
l’on
est beaucoup plus libre. Par exemple, lorsqu’on
détermine
les tempi, il faut prendre en compte les possibilités
techniques, la condition physique des danseurs, etc... C’est
à l’orchestre de s’adapter aux danseurs,
et pas
l’inverse.
Le
langage musical
d’un ballet est très particulier, et les
contraintes sont
très fortes. Une infime fluctuation dans le tempo peut avoir
des
conséquences sérieuses : un danseur pourra ainsi
finir ou
non une pirouette ou un manège de jetés par
exemple.
C’est l’une des raisons qui expliquent que peu de
chefs
d’orchestre acceptent de diriger de la musique de ballet ;
généralement, ils considèrent ces
exigences comme
une entrave à leur liberté artistique. Mais
personnellement, je suis convaincu que si l’on comprend bien
les
danseurs, qu’on respecte leurs limites, il est tout de
même
possible de faire des choses intéressantes sur le plan
musical.
Il est
primordial de
toujours préserver la forme et les proportions globales
d’une variation, d’un pas de deux.
Lorsqu’on
touche à une partie, il faut adapter toutes les autres en
conséquence. Si, pour une raison ou une autre, un adage doit
être joué plus lentement, alors il faut aussi
ralentir le
tempo de l’allegro qui suit, afin de conserver
l’équilibre de la pièce.
Il est
aussi
nécessaire de suivre un maximum de
répétitions,
même celles où l’orchestre
n’est pas
présent, afin de bien identifier les aptitudes et le
tempérament des danseurs : lyriques, plus vifs…
Cela
permet ensuite de mieux adapter la direction à leurs
possibilités.
Comment
s’est déroulée la
préparation de Roméo
et Juliette, à Bordeaux, sur le plan musical?
Charles
Jude avait des idées bien précises en ce qui
concerne la musique de Roméo
et Juliette.
Nous avons eu de nombreux échanges, et nous avons
discuté
de pratiquement chaque numéro de la partition. Il avait une
idée générale des tempi
qu’il voulait, nous
en avons débattu et nous nous sommes adaptés en
fonction
des circonstances, au fil des répétitions. Par
ailleurs,
Charles Jude m’a demandé un certain nombre de
coupures et
de modifications ; il voulait également que l’on
change
l’ouverture, mais là, je l’ai convaincu
de renoncer.
Pour
faire tenir
l’orchestre dans la petite fosse de
l’Opéra de
Bordeaux j’ai également été
obligé de
réduire l’effectif des cordes. Pour obtenir un
équilibre correct avec les cuivres, très
nombreux, il
aurait normalement fallu une quinzaine d’instrumentistes en
plus.
Mais je n’avais pas le choix. Et, pour ne rien arranger, il
est
très difficile de contenir suffisamment les cuivres de sorte
qu’ils ne couvrent pas la section des cordes ainsi
réduite
; si l’on fait jouer les cuivres trop doucement, ils
finissent
par détimbrer et le résultat est très
laid.
Heureusement, l’acoustique du théâtre
est
excellente, et les cordes, même trop peu nombreuses,
conservent
tout de même une sonorité assez riche.
On
accuse souvent les balletomanes de négliger la musique.
Qu’en pensez-vous?
Notre
culture est de
plus en plus axée sur le visuel :
télévision,
internet, vidéo. Les stimuli visuels prennent le dessus sur
tous
les autres sens, et cela influence de manière
déterminante les arts traditionnels. Dans ma jeunesse, on
allait
au concert, on fermait les yeux et l’on créait nos
propres
fantaisies visuelles au gré de la musique. Maintenant on
exige
des images toutes faites, qui se succèdent de seconde en
seconde, comme à la télévision.
Aujourd’hui,
lorsque le public va voir un opéra de Wagner par exemple, il
a
du mal à supporter une très longue image
statique. Il
faut du changement perpétuel, et les décors et
les
costumes priment sur tout le reste, à commencer par la
musique.
Autrefois,
les
critiques d’opéra consacraient au moins la
moitié
de leurs articles à l’interprétation
musicale
– ils avaient d’ailleurs aussi de plus grandes
connaissances en la matière. Maintenant, toute
l’attention
se focalise sur la scénographie ; les gens sont
conditionnés par la «culture» de
l’image.
Il en va
de même
pour la danse. Afin qu’ils saisissent toute
l’importance de
la musique, je conseillerais aux balletomanes de faire
l’expérience suivante : bouchez-vous les oreilles
quelques
instants en regardant les danseurs, et contemplez le
résultat.
Vous vous rendrez compte que ce que vous voyez n’a plus de
sens.
C’est la musique qui stimule le chorégraphe et les
danseurs, c’est de la musique que tout part.
Il y a un
mois, j’ai dirigé à Houston la
création d’un ballet sur la vie de
Marie-Antoinette [Marie,
de Stanton Welch, ndlr.], avec, étrangement, une musique de
Dimitri Chostakovitch. Le rapprochement, a priori inattendu, de
Marie-Antoinette et de Chostakovitch a été une
réussite, car le chorégraphe a compris que tous
deux
étaient en quelque sorte des victimes de leur
époque, et
il a su puiser dans la musique l’inspiration de son ballet.
L’ouvrage
a eu
du succès. Pourtant, les spectateurs, pour la plupart
d’entre eux, n’avaient jamais entendu la moindre
note de
Chostakovitch : certains sont venus me demander, après la
représentation, comment ils pouvaient se procurer les
enregistrements. J’en ai été
très heureux,
car pour moi, cela voulait dire qu’il est encore possible
d’éduquer le public, et de
l’intéresser
à la musique.
Au
dix-neuvième
siècle, les mélomanes achetaient par exemple la
plus
récente symphonie de Brahms en réduction pour
piano, pour
la jouer chez eux et la connaître avant de se rendre au
concert.
Je voudrais arriver à quelque chose de similaire
aujourd’hui, je voudrais que le public puisse
«emmener un
petit bout de théâtre chez lui»,
qu’il ait
envie de découvrir une œuvre au travers
d’un
enregistrement, et qu’il la fasse ensuite connaître
à ses amis, de manière à ce
qu’eux aussi
éprouvent ensuite le désir d’aller voir
le
spectacle. C’est comme cela que le ballet demeurera un art
vivant. Avec cet objectif en tête, je donne aussi des
conférences – que j’aimerais plus
régulières, mais le temps me manque –
pour
présenter et expliquer les œuvres au public.
Une
grande partie du répertoire chorégraphique du
dix-neuvième siècle est aujourd’hui
oubliée.
Doit-on réhabiliter certaines œuvres?
Dans les
années
1960, des spécialistes ont commencé à
s’intéresser à la musique baroque,
à son
histoire, à son interprétation. Il faudrait se
lancer
dans une démarche similaire pour la musique de ballet du
dix-neuvième siècle, afin de retrouver le style
qui
convient à son exécution. Cette musique
nécessite
d’être jouée de manière
beaucoup plus
nuancée qu’on ne le fait aujourd’hui.
C’est
d’ailleurs aussi une question d’instruments, car
à
l’époque, les cordes et surtout les cuivres
avaient une
sonorité beaucoup plus délicate. Et cela avait
une
influence sur la danse ; aujourd’hui, on
privilégie trop
la technique, la virtuosité. Les danseurs actuels ne
comprennent
plus l’art chorégraphique de cette
époque. Il y a
un énorme travail de recherche à faire pour
retrouver
toute la subtilité de la musique, de la danse et aussi de la
pantomime de cette époque. C’est aux historiens et
aux
musicologues qu’échoit cette tâche. Moi,
je me
considère avant tout comme un interprète, et je
n’ai pas la formation académique
nécessaire pour
cela.
Il
faudrait pouvoir se
plonger dans les partitions, réaliser des
éditions
modernes d’après les sources, car les musiciens ne
peuvent
pas travailler directement à partir des documents originaux.
Même pour des ouvrages très connus, comme Don Quichotte,
les manuscrits sont difficiles d’accès et lorsque
je
l’ai dirigé à Paris, nous avons
dû utiliser
l’arrangement de John Lanchbery. Néanmoins,
l’enregistrement que nous en avons
réalisé nous a
permis d’obtenir un Grand Prix du disque classique, et
j’en
suis assez fier car les seuls autres chefs qui ont reçu
cette
récompense pour un ballet sont Kent Nagano et
Valéry
Gergiev. Cela montre aussi que même avec un arrangement, on
peut
arriver à un résultat intéressant,
mais cela
demande un gros travail en ce qui concerne les articulations et les
équilibres entre les instruments.
Quels
sont vos projets, pour le futur proche?
Pour les
mois à
venir, je vais moi-même m’attaquer à la
réalisation d’arrangements musicaux pour des
ballets
complets. Actuellement, je travaille sur Das Flammende Herz, une
chorégraphie de Patrice Bart qui sera
créée
à Berlin la saison prochaine. J’avais
déjà
collaboré une première fois avec lui pour Tchaïkovsky,
un ouvrage sur la vie du compositeur russe, créé
en 2005
à Helsinki par le Ballet National de Finlande. Pour Berlin
également, je travaille sur une chorégraphie qui
racontera la vie du poète anglais Percy Bysshe Shelley. Et
j’ai aussi sur le feu la réalisation
d’une partition
pour une nouvelle Dame
aux camélias
qui doit être montée au Japon. J’aime
beaucoup
travailler en collaboration avec des chorégraphes, et mettre
de
la musique sur un synopsis de ballet m’apporte
énormément de plaisir.
Ceci
étant dit,
je poursuis évidemment ma carrière de chef
d’orchestre. L’Opéra de Berlin et la
Scala de Milan
m’ont déjà reconduit comme chef
invité, et
j’espère bientôt revenir à
Bordeaux aussi!
Entretien
réalisé le 27 mars 2009 - Ermanno Florio
©
2009,
Dansomanie
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