Commentaire
:
Où
l'on répète frénétiquement avant une ultime journée de sélections...
Le Palais de Beaulieu dans les murs duquel se déroule le Prix de
Lausanne abrite, en plus de la scène du théâtre, deux grands
studios de danse, où les jeunes participants à la compétition se
retrouvent tout au long de la semaine pour le cours du matin, les
diverses répétitions ou encore les ateliers. Si le candidat sait
parfaitement, en fonction de son âge ou de son sexe, où il doit se
rendre à chaque heure du jour, l’observateur extérieur est quant
à lui soumis à une hésitation permanente face aux différentes
options qui lui sont indirectement proposées. Ainsi, vendredi 1er février,
tandis que la scène du théâtre est occupée par les répétitions
des variations Neumeier, dirigées par des solistes du Ballet de
Hambourg, ont lieu simultanément dans un autre studio, outre les
classes du matin, les ateliers d’expression artistique où les
candidats, regroupés par tranche d'âge et par sexe, sont confrontés
au jury.
Atelier d'expression artistique - Monique
Loudières - Filles 15-16 ans
On consacrera donc cette matinée - une matinée qui, à l’image
de bien des activités ici, se prolongera un peu (quand ce n'est pas
très largement) au-delà des limites prévues – à l’atelier
d’expression artistique destiné aux candidates de 15-16 ans
"coachées" par Monique Loudières. Précisons
qu’à l’occasion de ces ateliers, qu’ils soient dédiés spécifiquement
au contemporain ou plus généralement à l’expression artistique,
les candidats sont observés et évalués par les neuf membres du
jury. La prestation qu’ils effectuent dans un tel cadre entre pour
moitié dans la note finale, l’autre moitié correspondant aux
deux prestations sur scène, dans la variation classique et dans la
variation de Neumeier, programmées samedi 2 février. Pour
en revenir à ces ateliers, la capacité de réactivité des
candidats à des exigences inédites, leur sens de l’improvisation
ainsi que leur créativité semblent d’évidence compter ici
autant, sinon plus, que le brio et la virtuosité technique que
l’on attend traditionnellement de ce type de compétition de danse
internationale. La présence de John Neumeier comme président
du jury et autour duquel le Prix 2008 a beaucoup tourné – un peu
trop ? – a probablement infléchi cette tendance encore davantage,
et sans vouloir anticiper sur les journées suivantes, le palmarès
de cette édition 2008 en a été également, à mon sens, une bonne
illustration (et on peut parier, plus que l’an dernier tout au
moins, que celui-ci eût été très différent avec un autre jury,
même si cette part d’arbitraire, à relativiser néanmoins, est
le lot de tous les concours).
Dans le cadre de cet atelier d’expression artistique, Monique
Loudières propose tout d’abord aux jeunes candidates un
travail sur un extrait d'une oeuvre du répertoire classique, en
l'occurrence l’entrée de Giselle dans le ballet éponyme, scène
qui conjugue le mime et la danse. Les candidates sont très jeunes,
puisqu'elles n’ont que 15 ou 16 ans, mais on ne peut s’empêcher
de penser en les regardant, indépendamment de la question évidemment
fondamentale de la maturité technique et artistique que l’on ne
possède que très exceptionnellement à cet âge, qu’elles se prêtent
presque toutes, naturellement, avec leur charme, leur spontanéité
et leur fraîcheur juvéniles, à un tel rôle. Après avoir marqué
les pas, indiqué les gestes chorégraphiques et en avoir rappelé
la signification narrative et psychologique, Monique Loudières
invite chacune des candidates à imaginer et à montrer leur propre
Giselle, en sachant rester ouvertes et libres sur le plan interprétatif.
La chorégraphie ne repose pas sur la virtuosité, il s’agit
surtout d’être musicale, précise et expressive. A cet égard, la
Japonaise Akiyo Fukuda (4), ou les Coréennes Kim Jae Min
(5) et Yang Chae Eun (26) – on pressent déjà que cette
dernière pourrait aller loin dans la compétition – se révèlent
particulièrement remarquables. La frêle Américaine Lilit
Hogtanian (8) – dont le style hyper-expressif et très
dramatique peut probablement laisser certains insensibles, pour ma
part, ce petit oiseau blessé m’a beaucoup séduite – frappe également
par sa force expressive et sa sensibilité incandescente. A la suite
de ce premier exercice reposant sur la mémorisation d’une chorégraphie
classique et la réappropriation personnelle de celle-ci, la répétitrice
demande aux jeunes danseuses, à partir d’un thème musical
improvisé au piano sur la musique d’Adam, d’imaginer un univers
sombre et fantastique qu'il s'agit de prendre comme cadre chorégraphique
de la scène d’entrée de Giselle. Il est alors intéressant de
voir comment certaines candidates se montrent immédiatement créatives,
tandis que d’autres se contentent de répéter la chorégraphie de
Perrot sans lui instiller la dimension dramatique exigée, sinon par
quelques mimiques conventionnelles ni très convaincues, ni très
convaincantes. Certaines Coréennes, à nouveau, comme Kim Hee
Sun (17), Chae Ji-Young (18) et l'admirable Yang Chae
Eun (26) réussissent, sur ce plan-là, à manifester, grâce à
un riche imaginaire personnel, un talent expressif et un sens créatif
réels et intéressants, qui les distinguent à coup sûr des seules
bonnes élèves, attentives à la chorégraphie, mais pas toujours
à la musique ni à l'atmosphère à mettre en oeuvre. La candidate
norvégienne Grete Sofie Nybakken (10), très inspirée dès
lors qu'il s'agit de jouer, la Japonaise Megumi Takeda (29),
ou encore l’élève de l’école du ballet de Kiev, d'une grande
maturité scénique, Olga Byelosokhova (28) méritent également
d'être citées: toutes se montrent prêtes à prendre des risques
(le résultat peut être inégal, tout n'est pas toujours
parfaitement réussi, mais ce n'est pas forcément cela qui importe)
et à bâtir, au travers de la danse et du mime, l'espace de
quelques minutes, un monde onirique effrayant, qui est aussi leur
monde, celui qui les révèle. Une remarque s’impose en tout cas
à ce stade: on aimerait qu'une telle séance permette d’en finir
définitivement avec les clichés ethnocentriques sur les Asiatiques
- ils possèdent la virtuosité technique qui plaît dans les
concours mais ils sont figés et inexpressifs..., et demain, il est
certain qu'on aura droit aux Brésiliens qui ont le rythme dans la
peau, ou quelque chose dans le genre... - qui ne témoignent que de
l’ignorance et du manque d’empathie d'un certain public. On est
en effet forcé de constater, au rebours du lieu commun éculé sur
les danseurs du bout du monde, que la plupart de ces très jeunes
filles, originaires du Japon ou de Corée, parviennent, dans le
cadre de la représentation, à se lâcher littéralement, à
expulser d'elles-mêmes une émotion intense, très contenue le
reste du temps, et à révéler une sensibilité à fleur de peau,
par cet art de la métamorphose qu'est aussi la danse. Oui, les poupées
mécaniques, petites ou grandes, faussement ingénues, existent bel
et bien, mais est-il forcément besoin d'aller si loin pour les
rencontrer? Certaines sont à notre porte, mais par effet de
familiarité et de ressemblance, nous refusons simplement de les
voir. Encore une fois, c'est la relativité de notre regard de
spectateur qui est en jeu. Peut-être un tel concours, qui rassemble
tant de nationalités et surtout d'écoles différentes, nous
apprend-il à ouvrir un peu les yeux sur un monde de la danse qui ne
s'arrête ni à un théâtre ni à un continent. Trêve de
digression... L’atelier d’expression artistique s’achève sur
un enchaînement contemporain sur une musique d’Arvo Pärt,
fait de mouvements très simples, que les candidates doivent
reproduire deux par deux. Les couples, formés de manière aléatoire,
uniquement déterminés par le numéro du dossard, sont parfois
dissonants d'un point de vue physique et stylistique, mais c’est
peut-être justement ce qui fait ici leur intérêt. C’est au
travers de cette chorégraphie très épurée et minimaliste que
l’on peut remarquer de manière concrète - sans qu'aucun jugement
de valeur soit porté sur les unes ou sur les autres - la différence
de sensibilité et d’expressivité entre des Européennes (au sens
large), souvent plus démonstratives, plus "impatientes",
et des Asiatiques, au mouvement d’une lenteur portant à
l'onirisme, s’inscrivant davantage dans la suggestion.
Répétitions des variations Neumeier -
Kevin Haigen, Yohan Stegli - Garçons 17-18 ans
L’après-midi, on se dirige, déjà un peu étourdie, vers la scène
du théâtre de Beaulieu, où l’on change radicalement, et sans
transition, de style, avec les répétitions des variations Neumeier
pour les garçons de 17-18 ans, placées sous la direction de deux
personnalités du Ballet de Hambourg, Kevin Haigen, maître
de ballet principal de la compagnie de Neumeier, et Yohan
Stegli, soliste de cette même compagnie. Le choc est rude
lorsqu’on glisse subitement de la musique aérienne d’Arvo Pärt
ou du lyrisme de Giselle – qui, au passage, peut vite se
transformer chez certaines en mièvrerie ou en artifice - à la
violence dégagée par l’impressionnante variation de Nijinsky
que répètent aux côtés de Yohan Stegli, sidérant de
force même lorsqu’il se contente de marquer les pas, le Brésilien
Irlan Silva (80) et le Suédois Joakim Adeberg (86),
tous deux d’une belle puissance. Chaque variation est répétée,
reprise dans tous ses détails techniques et dramatiques avec les
candidats qui la présentent. Cette année toutefois, les garçons,
déjà peu nombreux par rapport aux filles, semblent s’être pour
la plupart rués sur Spring and
Fall, à la chorégraphie bien fade et ennuyeuse
lorsqu’elle ne trouve pas un véritable interprète pour
l’incarner et lui donner une vie. A cet égard, on pourrait en
dire autant de Yondering.
On est alors, il est vrai, tenté d’être, sinon admiratif, du
moins indulgent, lorsqu’on voit des candidats prendre des risques,
y compris physiques, avec des variations plus exigeantes sur bien
des plans, comme celles de Nijinsky,
du Sacre (choisie par le
seul Rustem Imangaliyev, du Kazakhstan) ou encore de Vaslaw.
Mais nous ne sommes évidemment pas le jury et nous ne saurions nous
substituer à lui… Il n’empêche que tout le problème d’un
concours de danse est là : comment juger et classer des candidats
dont les choix de variations mettent en jeu des difficultés qu’on
ne saurait objectivement comparer, en même temps qu'elles
manifestent des qualités techniques et artistiques différentes ?
Répétitions des variations Neumeier -
Laura Cazzaniga - Filles 15-16 ans
Il faut toutefois signaler un point d'importance au regard des
derniers Prix de Lausanne. Autant les variations concoctées par Jiri
Kylian, très abstraites, avaient du mal à passer et à exister
auprès d’adolescents - peu voire pas du tout frottés au langage
contemporain avant de participer à ce concours - qui, pour la
plupart, se contentaient de reproduire scolairement une gestuelle
sans la comprendre, autant celles de Neumeier, plus incarnées
et ayant davantage recours au vocabulaire classique et à des formes
"familières", apparaissent souvent intégrées et servies
de manière intéressante par les jeunes danseurs. Toutes extraites
de ballets pré-existants, le choix de ces variations a été déterminé
par le large éventail de styles et de techniques qu’elles
proposent, selon les propos du chorégraphe interrogé à ce sujet.
Dans les variations destinées aux filles, celle de Cendrillon,
extraite de A Cinderella Story
- choisie par de nombreuses candidates, en particulier les plus
jeunes à qui elle convient presque idéalement - permet aux
danseuses de montrer leur tempérament dramatique, tandis que Nocturnes,
sur la musique de Chopin, qui a eu aussi beaucoup de succès auprès
des candidates, se situe dans une veine beaucoup plus lyrique qui
met en avant l’élégance, la pureté des lignes et la sensibilité
de l’interprète. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure,
de Requiem, dont la musique
– des chants grégoriens – a probablement dû séduire un
certain nombre de jeunes danseuses. Bach
Suite II apparaît, à l’inverse, comme une variation plus
technique où la vivacité, l’énergie, et même une certaine
virtuosité, sont exigées de la danseuse: cette variation a
d’ailleurs été choisie, selon une certaine logique (mais ne
faut-il pas justement chercher à surprendre, sinon à étonner, le
jury et par-delà, le public ?), par certaines candidates au tempérament
particulièrement explosif qui avaient présenté comme variation
classique la variation de Kitri, extraite de Don
Quichotte. Les deux autres variations, Préludes
CV, (choisie par une seule candidate) et Vaslaw,
semblent en revanche plus difficiles à appréhender et pour
l’interprète, et pour le public, et ont recueilli un succès plus
modeste… Quoi qu’il en soit, les jeunes danseuses de 15-16 ans
que j’ai pu voir en répétition aux côtés de Laura Cazzaniga,
danseuse principale à Hambourg (les garçons de la troupe de
Hambourg n’hésitaient pas non plus à monter sur scène pour
corriger ou montrer la dynamique d’un mouvement, le placement à
adopter…) semblent, à l'instar des garçons, manifester un réel
enthousiasme à danser Neumeier, un enthousiasme que l’on ressent,
par une sorte d’effet d’envoûtement, de la salle presque déserte…
Il est tard et tout n’est pas encore achevé lorsqu’on quitte le
Palais de Beaulieu pour retrouver des nourritures plus
terrestres…. Les élèves des écoles de danse de Hambourg,
Toronto ou Paris s’apprêtent eux aussi à répéter Yondering
pour le spectacle de dimanche, mais pour les 74 candidats du Prix,
l’heure n’est pas encore à la fête, une longue journée de
travail se clôt seulement, avant les ultimes sélections qui décideront
demain de leur sort…
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