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06
août
2009 : Roméo
et Juliette
Irina
Golub (Juliette) et Igor Kolb (Roméo)
C’est par le Roméo et Juliette
de Leonid Lavrovsky, une œuvre créée en
1940 et
intimement attachée à l’histoire du
Kirov et
à l’une de ses interprètes
légendaires,
Galina Ulanova, que le Ballet du Mariinsky avait choisi
d’ouvrir
ses deux tournées estivales à Amsterdam et
Londres, avant
de revenir à une programmation sinon attendue, du moins plus
consensuelle pour le public local, avec notamment Le Lac des cygnes
et La Belle au bois
dormant, deux des ballets les plus
emblématiques de son répertoire historique.
Pour des yeux contemporains, coutumiers de productions parfois
grandioses et spectaculaires, le Roméo
et Juliette
de Lavrovsky pourra sembler à première vue une
incongruité. Au mieux, il apparaîtra comme une
intéressante pièce de musée,
caractéristique d’un autre temps et
d’une
esthétique disparue, celle du dram-balet
soviétique. A
cet égard, la presse anglaise ne s’est pas
privée,
indépendamment de ses interprètes d’un
soir, de
critiquer avec vigueur, et plus ou moins finement, cette version
chorégraphique "princeps" du drame shakespearien, pour
laquelle
Sergeï Prokofiev écrivit non seulement sa
partition, mais
aussi le livret, en collaboration avec Leonid Lavrovsky, Adrian
Piotrovsky et Sergeï Radlov. Qu’elle
témoigne en
partie de l’"esprit d’un autre temps", comme le
titre de
manière sans doute assez légitime
l’article de
Clement Crisp publié dans le Financial Times*,
c’est un fait difficilement contestable (mais qui, en soi, ne
devrait pas sous-tendre un jugement de valeur), mais qu’il
faille
la juger naïvement et exclusivement – comme
d’autres
le feraient ici avec l’icône Noureev –
à
l’aune de la version de Kenneth MacMillan, objectivement plus
sophistiquée tant sur le plan visuel que sur celui de
l’exploration psychologique des caractères, et
devenue
depuis sa création en 1965 une
référence
incontestable dans le monde entier, apparaît pour le coup
bien
discutable, pour ne pas dire empreint de vanité. Une
œuvre
de cette importance doit aussi pouvoir être vue pour
elle-même et ses qualités intrinsèques,
pour ce
qu’en font ses interprètes du jour, et non pas
seulement
pour les développements ultérieurs –
qualifiés très subjectivement
d’"améliorations" - auxquels elle a pu donner
lieu. Pour
remettre les choses à leur juste place, signalons que les
filiations entre Lavrovsky et ses héritiers successifs, plus
ou
moins revendiquées, restent constamment palpables, dans
l’exposition des scènes comme dans la
chorégraphie
prêtée aux deux héros, qui multiplie
notamment les
grands jetés, les tours et les poses en arabesque.
Irina
Golub (Juliette)
Si la version de Lavrovsky, composée de trois actes et de
treize
scènes, est à même de surprendre le
spectateur
d’aujourd’hui, tout au moins dans un premier temps,
c’est en fait surtout par son caractère
fragmentaire,
voire discontinu, qui semble parfois mettre au second plan la
montée en puissance du drame et l’expression des
émotions au profit de la dialectique sociale
(emblématisée par le combat des Capulet et des
Montaigu)
qui sous-tend l’intrigue. Elle semble au demeurant
obéir
moins à une logique strictement narrative
qu’à une
esthétique du tableau, destinée à
frapper
plutôt qu’à développer les
caractères
secondaires et à construire un récit
cohérent et
fluide à l’échelle de
l’œuvre. Les
tableaux, miniatures à l’intérieur du
ballet, se
succèdent ainsi sans lien narratif ténu, plus
particulièrement dans le premier acte, marqué par
l’importance accordée à la pantomime,
où les
scènes de foule, dansées ou mimées,
alternent sans
préparation avec les scènes "privées",
le
changement étant signalé par un simple tomber de
rideau,
presque frustrant. Les danses de caractère, quelque peu
détachées de l’action principale,
abondent du reste
dans cet acte, toujours remarquablement
interprétées par
la troupe du Mariinsky. Elles répondent plus largement
à
l’esthétique pittoresque
suggérée par la
scénographie de Piotr Williams, dont la grandeur originelle
semble toutefois étouffée par la scène
relativement étroite de la Royal Opera House, peu propice
à l’évasion. Toiles peintes et costumes
colorés contribuent néanmoins à ancrer
pleinement
le ballet dans le cadre qui lui est propre, celui de la Renaissance
italienne et d’une action située principalement
à
Vérone, puis à Mantoue, pour une partie du
dernier acte.
A l’occasion de cette tournée londonienne, quatre
distributions, inédites et/ou très
contrastées,
étaient offertes au public, la première ayant
fait couler
beaucoup d’encre dans la grande presse et les couloirs de
Covent
Garden… La dernière représentation de
la
série avait le mérite de présenter un
couple
harmonieux, particulièrement équilibré
et
associant deux individualités à la
personnalité
à la fois lyrique et affirmée : Irina Golub, non
prévue initialement mais toutefois coutumière du
rôle, interprétait ainsi Juliette aux
côtés
d’Igor Kolb, Roméo à
l’expérience
déjà largement éprouvée ces
dernières années, en tant que partenaire
notamment
d’Evgenia Obraztsova.
Irina Golub possède d’évidence toutes
les
qualités naturelles pour incarner une Juliette convaincante
: un
charme naïf conjuguée à une
beauté
juvénile et sensuelle, une danse fluide et
légère,
un jeu d’actrice consommé qui lui permet de
montrer
l’évolution en même temps que les
différentes
facettes du personnage complexe qu’elle incarne. Dans le
premier
acte, on la découvre en train de jouer, et de se jouer, de
sa
Nourrice, interprétée par l’excellente
Polina
Rassadina, sous les traits non d’une créature
naïve
et gentillette, dans un style "poupée Barbie" empreinte de
fausseté, mais plutôt d’une enfant
gâtée et insouciante, dont le cabotinage
autoritaire a
bien quelque chose d’exaspérant. La
métamorphose de
Juliette en héroïne de la passion amoureuse est
sensible
dès la rencontre brutale avec Roméo lors du Bal
chez les
Capulet. Cette scène, nœud du drame, manque
toutefois
d’une certaine ampleur, les accents dramatiques
portés
tout à la fois par la musique et l’intrigue
peinent
à émerger avec force de la
chorégraphie. Le fameux
Pas de deux du Balcon (point de balcon ici, mais c’est somme
toute secondaire) qui lui succède et conclut
l’acte I est
en revanche un moment d’exception, magnifiquement rendu par
les
interprètes, fougueux, pleins de flamme et
d’abandon, tout
à leur bonheur, un rien adolescent, jusque dans certaines
petites maladresses qui émaillent le duo. Irina Golub se
révèle particulièrement
impressionnante dans
l’acte III, où sa transformation est cette fois
totale :
plus aucune trace de l’enfant joyeuse qu’elle
était
au début, elle est à présent une femme
en proie
aux affres de la passion. La scène, remarquable
d’intensité, où elle renonce en
présence de
ses parents à Paris, le fiancé promis,
interprété de manière très
juste par
Sergeï Salikov, nous la montre face à son obsession
amoureuse, à la fois dominée, souffrante et
déterminée dans une rébellion qui la
conduira
inexorablement à la mort. Le personnage conserve sa part
d’ambiguïté, il est un mélange
de force et de
faiblesse, de maturité et d’esprit rebelle
adolescent,
jamais il ne cède à ce sentimentalisme facile et
ravi qui
guette parfois. Igor Kolb se révèle quant
à lui un
Roméo absolument merveilleux, dès son apparition
initiale, à l’aube, sur la place de
Vérone, dans la
posture du grand Mélancolique. Il se montre là au
meilleur de sa forme, offrant, en plus de ses remarquables
qualités de partenariat, une danse de rêve,
à la
fois ample, puissante et lyrique, et une présence
saisissante. A
l’enthousiasme juvénile du premier duo amoureux
avec
Juliette répond l'éloquence bouleversante du
désespoir qu'il exprime lors de la scène du
suicide, qui
se tient ici dans un cimetière.
Igor
Kolb (Roméo)
En marge de la peinture des deux
héros, la
chorégraphie de Lavrovsky ne permet pas toujours un
véritable
développement des caractères secondaires, du
moins à première vue.
L’esthétique du tableau qui préside
à la construction du ballet semble
ainsi les enserrer dans quelques scènes
emblématiques, de manière
peut-être un peu caricaturale, notamment pour ce qui est du
frère de
Juliette, Tybalt, interprété par Dmitri
Pykhachev, qui se présente ici
comme un personnage trivial, presque burlesque (du fait de son costume
insolite ?), plutôt que noble et tragique.
L’opposition avec Mercutio,
qui trouve un interprète excellent en la personne
d’Alexandre Sergeev,
virtuose plein d’esprit et de verve aristocratique,
apparaît de fait
davantage sociale que psychologique. La longue scène de la
double mort
de Mercutio et de Tybalt, encadrée par des mouvements de
foule
habilement rythmés et chorégraphiés,
se conclut ici non sur l’arrivée
de Juliette, mais sur les lamentations de Lady Capulet,
entourée de son
clan, sur le corps du fils assassiné : un moment
d’une intensité
dramatique exceptionnelle, qui renoue le lien oublié entre
le drame
élisabéthain et la tragédie antique et
dans lequel Elena Bazhenova,
Lady Capulet de génie, se révèle en
tous points admirable. On reconnaît
d’évidence dans cette conclusion les
procédés cathartiques dont
s’inspirera bien plus tard Grigorovitch pour
l'épilogue fameux de son Spartacus.
Une scène implacable, proprement inoubliable, comme
l’est, en écho et
en contrepoint, le puissant dénouement offert par le ballet
de
Lavrovsky. Si le terrible appel à la vengeance,
théâtralisé à
l’extrême, auquel donne lieu la mort de Tybalt, a
comme une résonance
antique et païenne, la mort de Juliette et de Roméo
ouvre à l’inverse
sur un dénouement sinon chrétien, du moins
christique et tenant presque
de l’acte sacramentel : une lente procession
ecclésiastique s’avance
par degrés auprès de la tombe de Juliette,
surélevée à la manière
d’un
autel où se pratiquerait quelque rituel sacrificiel, et
ouvre sur le
pardon final réunissant dans une même communion
les Capulet et les
Montaigu, enfin réconciliés autour des corps de
leurs enfants
sacrifiés.
*
The
Financial Times, "The spirit of another era", 5
août 2009 : http://www.ft.com/cms/s/0/a10a7cba-8157-11de-92e7-00144feabdc0.html
B. Jarrasse
©
2009,
Dansomanie
Roméo
et Juliette
Musique : Serge Prokofiev
Chorégraphie : Léonide Lavrovsky
Argument : Léonide Lavrovsky
- Serge Prokofiev - Sergueï Radlov, d'après William
Shakespeare
Direction
musicale : Boris Grouzine
Le Prince de Vérone – Sergueï Popov
Lord
Capulet
– Vladimir Ponomarev
Lady Capulet – Elena Bajenova
La Nourrice de Juliette – Polina Rassadina
Juliette
– Irina Golub
Tybalt
– Dimitri Pykhachev
Paris – Sergueï Salikov
Roméo – Igor Kolb
Mercutio
– Alexandre Sergueïev
Frère
Laurent / Lord Montaigu – Petr Stasiunas
Benvolio
– Islom Baïmuradov
Le Bouffon
– Fédor Murashov
Le Page
–
Elena Yushkovskaïa
Les Servantes
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Alisa Sokolova - Ekaterina Ivannikova - Evguenia
Emelianova
Les Serviteurs
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Fedor Murashov - Maxim Lynda - Anatoly Marchenko
L'Amie
de Juliette
– Nadejda Gonchar
Un Troubadour
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Filipp Stepin
Les Amis de Tybald – Ivan Sitnikov -
Soslan Kulaev
Les Courtisanes
–
Lilia Lishyuk - Svetlana Siplatova - Anastasia Petushkova
Les Mendiants – Elena Chmil -
Daria Pavlova
Danses de caractère – Ksenia Romashova
- Olga Akmatova - Boris Zhurilov - Anatoly Marchenko

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