Dansomanie : entretiens : Jörg Mannes
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Jörg Mannes, directeur du Ballet de Hanovre

 

Pour Dansomanie, Jörg Mannes présente Molière, sa première création au Ballet de Hanovre 

 

 

Jörg Mannes, après une carrière de danseur et de chorégraphe déjà bien remplie, vient, à trente-sept ans, de prendre la direction du Ballet de Hanovre, où il a inauguré son mandat par une création qui se veut un hommage à la France, Molière Très francophile, Jörg Mannes, natif de Vienne, en Autriche, avait eu grâce à Rudolf Nouréev la possibilité de passer six mois au sein de la troupe de l'Opéra National de Paris. A l'occasion de la première de Molière, le 10 novembre 2006, M. Mannes a accepté de recevoir Dansomanie et de nous présenter son nouvel ouvrage, inspiré de la biographie du célèbre comédien.

 

Jörg Mannes, directeur du Ballet de Hanovre

 

 

Qui êtes vous Jörg Mannes?

Je suis né à Vienne, en Autriche, et j’ai été formé à l’Opéra de cette ville, où j’ai dansé durant 6 ans dans le corps de ballet. Du fait de mon jeune âge – j’ai été engagé dans la compagnie à 16 ans, j’ai peu eu de rôles de soliste. Moi-même je me trouvais trop jeune, et j’ai suivi à mes propres frais des cours à Monte-Carlo afin de me perfectionner.

En 1988, Rudolf Nouréev est venu à l’Opéra de Vienne ; il a assisté aux cours, et m’a repéré à cette occasion. Il m’a fait obtenir une bourse pour venir effectuer un stage de six mois au Ballet de l’Opéra de Paris. En septembre 1989, j’ai ainsi débarqué dans la capitale française. Ce séjour m’a ouvert l’esprit, et a eu une influence très positive sur la suite de ma carrière. Certes, je n’ai pas pu danser sur scène lors d’une représentation, mais tous les matins j’assistais au cours de la compagnie, et l’après-midi, à ceux de l’Ecole de danse, à Nanterre. A l’Opéra, j’ai surtout travaillé avec Gilbert Mayer et Ghislaine Thésmar, tandis qu’à l’école, je prenais le cours chez Serge Golovine.

Mais j’ai aussi beaucoup appris en-dehors des cours. J’ai profité du stage pour découvrir Paris, ses lieux mythiques, ses musées. Depuis, j’y retourne souvent. J’y suis notamment allé lorsque, bien des années plus tard, j’ai monté pour le ballet de Bremerhaven, en Allemagne du Nord, ma propre production de Notre-Dame de Paris. Je tenais à me documenter en me rendant sur place. A cette occasion, j’ai visité le musée Rodin, ce qui m’a donné l’idée d’un autre ballet, avec pour thème Camille Claudel. J’ai d’ailleurs composé beaucoup de ballets inspirés par la France.

Après mon stage à Paris, en 1989 donc, je suis rentré à Vienne. J’y ai dansé Pulcinella, dans la version de Heinz Spörli. Le chorégraphe m’a, à l’issue des représentations, offert un contrat de soliste à la Deutsche Oper am Rhein, à Düsseldorf, où je suis arrivé en 1991. Ce fut une période très heureuse de ma vie, car j’ai pu y danser un répertoire très intéressant et varié, qu’il s’agisse des ballets de Spörli ou ceux d’autres chorégraphes. A Paris, j’avais vu In the middle somewhat elevated, de Forsythe, et mon rêve était de danser ce ballet. Spörli m’a permis de le réaliser.

Je suis resté finalement sept ans à Düsseldorf, où j’ai également entamé ma carrière de chorégraphe. Tout a commencé dans un «workshop» (atelier) organisé par Spörli. Ma première œuvre était un pas de deux, qu’un couple de danseurs ukrainiens, Inna Dorofeeva et Vadim Pisarev m’avaient commandé pour un gala à Donetzk, une ville qui possède un très joli théâtre au demeurant. Ils ont ensuite présenté ce pas de deux – et d’autres – lors de divers spectacles un peu partout dans le monde, et notamment à Montréal, ce qui a contribué à me faire connaître.

J’ai également fait des ballets pour Düsseldorf et Essen, et j’ai participé à divers concours de chorégraphie, dont un qui avait lieu à l’Auditorium des Halles, à Paris. J’y ai obtenu le deuxième prix (le premier prix n’avait pas été attribué). A partir de ce moment là, je me suis mis à réaliser des chorégraphies de plus en plus régulièrement, tandis que mon activité de danseur s’amenuisait progressivement. Après le départ de Heinz Spörli pour Zürich, en 1996, je n’ai pratiquement plus dansé. Pendant deux ans, j’ai exercé une activité de chorégraphe indépendant, et en 1998-1999, j’ai eu la chance d’obtenir des contrats importants à Indianapolis et au Bolchoï. Au Bolchoï, en 1998, j’ai commencé par adapter, pour le gala du Nouvel An, un ballet que j’avais originellement monté à Donetzk, 4 Kisses. L’année suivante on m’a redemandé une chorégraphie pour les mêmes circonstances festives, et j’ai écrit un ouvrage, Lacs d'amour, sur la musique du 22ème concerto pour piano de Mozart

Ces succès m’ont incité à tenter ma chance en adressant des curriculum vitae à divers théâtres allemands, en vue d’obtenir un poste de directeur de compagnie. La chance m’a souri et en 2000 j’ai été engagé à Bremerhaven, dans le Nord de l’Allemagne. Certes, il ne s’agissait que d’une petite compagnie, de neuf danseurs, mais ma situation était assez confortable. Le théâtre venait tout juste d’être entièrement restauré. Les travaux se sont achevés juste au moment où je prenais mes fonctions, et ma première production s’est encore faite dans une ancienne caserne de l’armée américaine, qui servait de théâtre provisoire. Ensuite, nous nous sommes installés dans des locaux flambants neufs, ce qui est toujours très agréable. Les crédits à ma disposition permettaient de monter trois productions par an, et d’engager si nécessaire jusqu’à quatorze surnuméraires pour des spectacles importants. A Bremerhaven, je cumulais un peu toutes les fonctions, directeur, chorégraphe, assistant, secrétaire… mais cela m’a permis d’acquérir une expérience très utile pour la suite de ma carrière.

En 2004, l’intendant du Théâtre de Linz, en Autriche, est venu me voir et m’a proposé la place de directeur du ballet dans cette ville. Il y avait une troupe permanente de quatorze danseurs, ainsi qu’un très bon orchestre, et je me suis laissé tenter. Je n’y ai fait pratiquement que des créations – trois par an -, en évitant le grand répertoire classique, mal adapté à ce genre de compagnie, et que je n’aurais pu servir correctement. Je suis resté à Linz jusqu’à la fin de la saison 2005-2006. A ce moment là, l’intendant du Théâtre de Linz a pris la direction de l’Opéra de Hanovre , et je l’ai suivi. A Hanovre, je dispose de 28 danseurs, ce qui me permet de monter des œuvres plus ambitieuses, d’inviter des chorégraphes prestigieux. L’offre était difficile à refuser! Evidemment, Je ne peux pas faire tout ce que je veux, car les contraintes budgétaires sont fortes, mais cette année, j’ai commencé par inviter Nacho Duato.

 

 

Hanovre et Molière

Pour Molière, ma première création ici, nous avons consenti beaucoup d’efforts pour avoir de beaux costumes, en utilisant notamment des tissus imprimés à la main. Mais on essaye toujours de se débrouiller pour obtenir le maximum d’effet avec le minimum d’argent, en récupérant des matériaux provenant d’autres productions, notamment. Ainsi, même avec des crédits restreints, on arrive parfois à faire des choses bien. Après Molière, nous allons reprendre Roméo et Juliette, une chorégraphie sur la musique de Prokofiev que j’avais réalisée pour Linz et que je vais adapter pour Hanovre. Mais pour ma première production ici, je ne voulais pas d’une pièce qui soit trop centrée sur les deux rôles principaux ; il fallait que tous les danseurs soient mis en valeur de manière équitable. Pourquoi Molière, justement? L’idée nous est venue au cours d’une discussion avec l’intendant de l’Opéra, Michael Klügl. Nous cherchions des thèmes possibles pour un ballet, et soudain, Michael Klügl, qui s’intéresse lui-même beaucoup à la danse, me dit : «pourquoi pas Molière»? La proposition était séduisante, et j’ai tout de suite sauté dessus. Molière, cela renvoie à Louis XIV et aux débuts du ballet professionnel en France. Par ailleurs, Molière, c’est aussi un peu l’histoire d’une troupe qui s’installe dans un théâtre, ce qui était notre cas, et cela collait donc bien aux circonstances.

Je voulais un ballet narratif, mais pas au sens où John Neumeier aborde par exemple les ballets à histoire. Je souhaitais aborder ce genre de manière différente. Il faut évidemment que le spectateur qui regarde la chorégraphie comprenne ce qui se passe, mais il doit pouvoir aussi éprouver un plaisir contemplatif, purement esthétique. Molière peut ainsi s’apprécier également comme une œuvre abstraite. Celui qui connaît bien la biographie du comédien y retrouvera des détails que j’ai voulu reproduire dans le ballet, mais celui qui n’en a aucune idée pourra également goûter l’ouvrage pour ses seules qualités plastiques.

L’un des aspects fondamentaux de ma chorégraphie, c’est la musique. Paradoxalement, il s’agit ici de la musique de Rameau, alors que pour une pièce sur Molière, j’aurai dû logiquement choisir Lully. Mais je trouve Rameau plus intéressant, plus évocateur. Outre diverses pièces de sa composition (extraits des Boréades, de Platée, des Festes d’Hébé, d’Hyppolite et Aricie, de Zoroastre et de Zaïs ainsi que les troisième et cinquième Pièces de clavecin en concert), j’ai aussi introduit quelques extraits d’œuvres contemporaines telles The Unanswered question de Charles Ives. Cela illustre en quelque sorte un trait de caractère de Molière, à qui sa maîtresse, Madeleine Béjart, demande toujours : «ça va bien?», et à qui le comédien répond invariablement : «ça va bien», alors qu’il sait pertinemment que tout va mal. Molière est quelqu’un qui ne peut pas admettre une faiblesse.

Autre emprunt musical chargé de sens, le Contrapunctus XIX de l’Offrande musicale, de Bach. C’est une fugue inachevée, sur laquelle Bach a travaillé jusqu’à sa mort, un peu comme Molière meurt sur scène en jouant le Malade imaginaire. J’ai retenu ici l’orchestration de Luciano Berio, qui me paraissait très intéressante.

J’aime beaucoup la musique, et je regrette de ne pas la pratiquer moi-même. C’est pour moi la chose la plus importante quand je vois une chorégraphie. J’aimerais beaucoup travailler un jour avec un compositeur, mais cela exige des moyens financiers, et il me faut aussi trouver une personnalité avec laquelle je sois en osmose. Parmi les choses que j’aimerais réaliser, il y aurait une sorte de «concert de ballets», totalement abstraits, des chorégraphies sur des musiques «pures», c’est à dire qui n’ont pas été destinées spécifiquement à la danse. Mon rêve serait un spectacle dont une partie serait différente à chaque représentation, pour développer en permanence avec les danseurs un geste chorégraphique nouveau, et donner au public l’envie d’assister à tous les spectacles d’une même production. Il est vrai que déjà aujourd’hui, après chaque représentation, je continue de travailler les chorégraphies, et si, évidemment, je ne peux introduire en cours de route des changements majeurs, il y a toujours d’un soir à l’autre de petites différences. Dans l’idéal, je voudrais que chaque soir, ce soit «la» première!

Comme dit, je suis un mélomane passionné, et les structures de la musique classique sont pour moi une source d’inspiration primordiale. Mes «modèles» chorégraphiques sont Kylian et Forsythe, des artistes qui portent une grande attention à la musique, et dont j’ai souvent interprété les œuvres en tant que danseur. Le mouvement, chez Forsythe, possède une sorte de «Schwung» [élan, balancement, ndt.] qui confère beaucoup de force, mais évite toute brutalité. Cela correspond bien à ce que j’essaye de faire moi-même.

Au cours de la saison à venir, je vais créer une pièce sur des œuvres de Haydn et de Chostakovitch. Je déteste la «musique de fond». Un autre rêve serait de monter un ballet sur une symphonie d’Anton Bruckner. C’est un chef d’orchestre du théâtre de Bremerhaven qui m’a fait découvrir Bruckner, dont je suis tombé amoureux fou. Le problème c’est que les symphonies de Bruckner sont très difficiles pour l’orchestre – il faut du temps et de l’argent pour répéter suffisamment - , et qu’elles demandent de surcroît un grand nombre d’instrumentistes, quasiment impossibles à loger dans la fosse trop petite de l’Opéra de Hanovre. Mais j’espère tout de même concrétiser un jour un tel projet.

 

 

Jörg Mannes

Entretien réalisé le 11 novembre 2006

 

© Jörg Mannes – Dansomanie

 

 

Molière en images (cliquez sur les vignettes pour les agrandir)