Dansomanie : entretiens : Alexeï Ratmansky
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Alexeï Ratmansky, directeur du Ballet du Bolchoï

 

Pour Dansomanie, Alexeï Ratmansky évoque les ballets marquants de l'ère soviétique 

 

 

Alexeï Ratmansky, occupe depuis 2004 les fonctions de directeur du Ballet du Bolchoï, l'une des plus prestigieuses compagnies classiques du monde. Pour Dansomanie, M. Ratmansky a accepté d'évoquer l'héritage laissé par les Soviétiques dans le domaine chorégraphique, avec ses faiblesses et ses forces. Les ouvrages de cette période sont mal connus en Occident, et Alexeï Ratmansky s'est attaché à faire revivre ceux dont la valeur artistique le justifiait à ses yeux : Le Clair ruisseau et Le Boulon, sur des musiques de Dimitri Chostakovitch, sont ainsi déjà revenus au répertoire du Bolchoï. Explications :

 

Alexeï Ratmansky, directeur du Ballet du Bolchoï

 

 

Vous avez fait de nombreuses chorégraphies pour diverses compagnies de ballet ces dernières années. Mais pour le Bolchoï, vous avez choisi de reconstruire des ballets appartenant au répertoire soviétique comme Le Clair Ruisseau ou Le Boulon.  Pour quelles raisons vous êtes-vous intéressé particulièrement à ce répertoire soviétique?

Après la chute du régime soviétique régnait le sentiment suivant dans la population: «nous n’avons pas besoin de ce passé, nous voulons nous en éloigner ». Mais ensuite, l’atmosphère ambiante a changé: des œuvres du passé furent remontées sur scène, les gens cherchèrent à voir les vieux films. Vous savez, il reste quelque chose de spécial de cette époque, et pas seulement des mauvais souvenirs, car il y en a aussi de bons. Et de nombreuses grandes œuvres chorégraphiques ont été créées durant cette période. De sorte qu’aujourd’hui, avec le manque d’idées neuves, reconstruire ces œuvres perdues peut être une source d’inspiration. Il y a en effet beaucoup de trésors dans la chorégraphie soviétique.

 

 

Mais ce répertoire est peu connu en Occident. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur les principales œuvres et les principaux chorégraphes de cette période?

A mon avis, la période la plus intéressante est celle des années 20, à une époque où de nombreux chorégraphes, des chorégraphes différents sur un plan stylistique, travaillaient en Russie : des gens comme Lopukhov, Goleïzovsky, ou encore Léonid Jakobson, qui commençait alors sa carrière. Il y a aussi des noms moins connus.

Sur un plan politique, dès le début des années 30, un seul style avait encore droit de cité : le dram-ballet. On avait là un livret détaillé, généralement esquissé en collaboration avec le responsable artistique. Ce devait être un ballet historique, de préférence avec une fin heureuse. Il y avait une grande variété de détails, et beaucoup de bonnes indications de mise en scène. Mais parfois, l’action dramatique supplantait la danse à proprement parler.

Dans le dram-ballet, on trouve des noms comme ceux de Zakharov, Lavrovsky ou Vainonen, lequel est à mon sens le plus talentueux de toute cette génération. C’est la raison pour laquelle, je me suis intéressé au ballet Les Flammes de Paris ainsi qu’à d’autres œuvres dans l’intention de les faire revivre, un futur projet en toute probabilité.

 

 

Vous voyez donc le répertoire soviétique comme un héritage culturel à préserver?

Je voudrais signaler des ballets qui méritent d’être reconstruits ou ressuscités comme Laurencia de Chabukhiani, Les Flammes de Paris ou d’autres.

Il y avait beaucoup d’œuvres de ce type (à l’époque soviétique, ndt), car le but était de construire un nouveau répertoire. Les ballets de Tchaïkovsky, de Glazounov, et de Minkus, avaient été conservés, mais les deux tiers du répertoire impérial étaient perdus, dans la mesure où l’on pensait que tout cela n’intéressait pas le nouveau public composé d’ouvriers. Ils travaillaient donc dur à construire à construire un nouveau répertoire.

 

 

Y a-t-il des œuvres de cette époque qu’on ferait mieux d’oublier ou de rejeter?

Bien sûr! Il y avait beaucoup de déchets, de déchets politiques. Mais ce qui est intéressant, c’est que l’enseignement est resté vraiment fort, et qu’ainsi on trouvait des danseurs de talent, des chorégraphes très talentueux qui souhaitaient faire des ballets de qualité. Et malgré les pressions politiques, ils continuaient de produire des œuvres de qualité.

 

 

Le style soviétique est-il différent du style russe?

C’est très différent ! Non seulement parce que la plupart des danseurs et des chorégraphes de l’époque impériale avaient quitté la Russie, mais aussi parce qu’une nouvelle société se constituait alors, et des idées neuves se développaient parallèlement. Le sport devenait à la mode, de même que l’acrobatie…, et dans de nombreux domaines artistiques, on voyait ces mouvements gymniques empruntés au sport,  pleins de dynamisme. D’un côté il y avait Vaganova pour la danse féminine et de l’autre Lopukhov, avec ses expériences en matière de partenariat. C’est eux qui sont responsables de l’émergence du style soviétique. On peut citer aussi des danseurs remarquables comme Messerer, Chabukhiani, Yermolayev, tous de fabuleux virtuoses qui furent véritablement à l’origine de certains mouvements, comme les doubles tours en l’air pris de différents angles…, ou des partenaires d’exception comme Gusev ou Chavrov, qui parvenaient à soutenir une ballerine dans une seule main, à l’envers, ou à la faire se jeter par un vol plané  au travers de la scène dans les bras du partenaire. C’était donc une période d’expérimentation, d’expérimentation formelle.

 

 

Est-ce que tout cela est lié au seul théâtre Bolchoï? Ou aussi au théâtre Mariinsky?

C’est un phénomène lié également au Mariinsky. Evidemment, il y a des gens qui quittèrent Leningrad pour Moscou, car Moscou, avec le Kremlin, était le centre. Pourtant la plupart des idées venaient de Leningrad, car le cœur de l’école russe se trouve là, sur un plan historique.

 

 

Comment préparez-vous vos reconstructions? Où trouvez-vous des documents? En discutez-vous avec des danseurs de l’époque? Possédez-vous des enregistrements filmiques?

Pour le Clair Ruisseau, nous avons eu recours à tout ce qui était disponible. Malheureusement, bien qu’il y ait eu des photographies, des comptes-rendus ou des mémoires de l’époque, pas un seul pas n’avait été mis par écrit, absolument aucun pas. De ce fait, j’ai dû monter une chorégraphie totalement nouvelle, sans rien changer au livret. En ce qui concerne mes futurs projets, comme celui peut-être des Flammes de Paris, nous nous pencherons en revanche sur les pas originaux. Ce ballet est resté au répertoire jusqu’au début des années 70, et la plupart de ses interprètes sont toujours près de nous, ils enseignent notamment. Ils ne sont pas très vieux. C’est donc quelque chose de tout à fait faisable.

 

 

Vous nous avez dit qu’aucun pas original n’avait survécu du Clair Ruisseau. Dans vos reconstructions, vous préoccupez-vous principalement de leur authenticité ou cherchez-vous à les adapter au public d’aujourd’hui?

Je ne pense pas que qui que ce soit possède la recette pour faire les meilleures œuvres de reconstitution historique. Tout ce dont je peux parler, c’est de ma propre expérience avec Le Clair Ruisseau et le Boulon.  Dans Le Clair Ruisseau, notre souhait était de recréer l’atmosphère. J’ai chorégraphié les pas, qui sont stylisés. Bien sûr, j’ai regardé les danseurs de l’époque, j’ai consulté des documents, j’ai vu des films des années 30. En ce qui concerne Le Boulon en revanche, c’était une tout autre histoire, car le livret est tellement ancré dans l’époque, dans l’actualité politique, celle de la fin des années 20, que se contenter de suivre le livret aurait été sans pertinence. On peut citer comme exemple cette partie du Boulon original qui se moquait de l’Eglise et des prêtres, je ne ferais pas cela maintenant, parce que l’époque et les mentalités ont changé.

 

 

Mais dans Le Clair Ruisseau, il y a une dimension parodique. Etait-ce exactement l’intention originale?

Oui, il y avait vraiment cette dimension parodique dans le ballet original. Ecoutez la musique de Chostakovitch, et vous entendrez des caquètements de poulet  par exemple, c’est de la parodie! On y trouve aussi des clichés de la propagande soviétique, des clichés du ballet impérial, - nombreuses sont ses cibles -, et on le voit ainsi se moquer clairement de Minkus, de Pugni, de Drigo, et d’autres compositeurs de musique de ballet. C’est compliqué. Il semblerait vraiment, d’après les différentes sources que j’ai pu rassembler, que la version de Leningrad du Clair Ruisseau ait été, comparé à la version originale, beaucoup plus incisive. En montant le ballet au Bolchoï, les chorégraphes s’étaient efforcé d’arrondir les angles, et je ne suis pas sûr qu’ils y aient réussi.

 

 

Avez-vous une idée préalable des danseurs que vous souhaitez pour vos reconstructions?

Je savais que les personnages devaient posséder une véritable individualité et être bien différenciés. De ce fait, j’ai cherché des personnalités. Alexandrova, qui a créé le rôle, était idéale. Je voulais qu’elle fasse le ballet. Lunkina n’était pas disponible à ce moment-là pour des raison de maternité, et c’est une très bonne danseuse qui l’a remplacée (Inna Petrova, ndt). Quant à Sergeï Filin, il était le premier danseur choisi pour le ballet.

 

 

Comment travaillez-vous avec les danseurs? Etes-vous très directif avec eux ou leur laissez-vous une certaine liberté?

Je pense qu’en ce qui concerne les pas, j’étais très précis, et une fois qu’ils avaient saisi à quoi ça pouvait ressembler, ils se mettaient à improviser, et il nous arrivait de garder quelques-unes de ces improvisations!

La comédie est quelque chose de très difficile : les indications de mise en scène et le «timing» doivent parfaitement coïncider. Je devais donc être très strict. L’essentiel des pas a été noté.

 

 

Le Bolchoï  s’apprête à monter une nouvelle version du Corsaire. Qu’apporte-t-elle de neuf?

Le Corsaire est prévu pour fin juin 2007. C’est l’un des rares ballets classiques que le Bolchoï n’a pas à son répertoire. Il y a beaucoup de danse, et bien sûr toutes les parties signées Petipa, ce qui en fait un joyau.

Le ballet sera certes différent de la version du Mariinsky, mais j’imagine que les parties issues de la tradition seront identiques. Nous allons essayer d’exploiter toute la documentation historique disponible, dont une bonne partie provient des archives de Saint-Pétersbourg et de Harvard, où les chorégraphies  en notation Stepanov ont été conservées. Il existe une littérature très importante à ce sujet, parce que Le Corsaire était un ballet très populaire : Petipa lui-même en a fait huit versions différentes, lui adjoignant toujours plus de danseurs et remplaçant les passages les plus anciens. Des chorégraphes ont ensuite ajouté leurs propres pas. Dans les versions courantes de Mariinsky et de l’ABT, je crois qu’il manque de nombreux éléments intéressants de mise en scène, ce qui fait que l’histoire est difficile à comprendre. Or le livret original est parfaitement compréhensible, c’est pourquoi nous voulons essayer de le suivre scrupuleusement!

 

 

Aurez-vous recours à davantage de pantomime?

La pantomime est quelque chose que j’ai expérimenté en tant que danseur au Ballet Royal du Danemark, et ils y excellent véritablement. Tout le répertoire de Bournonville s’appuie sur le jeu et le mime, et ils en sont de grands maîtres là-bas.

 

 

Que pensez-vous des autres reconstructions historiques, comme celles de Pierre Lacotte ou de Sergeï Vikharev?

J’adore ce que Lacotte a fait pour le Bolchoï. On ne peut pas appeler cela une reconstruction, mais c’est une très, très belle production. Je ne connais pas d’autres chorégraphes que lui dans le monde capable de créer des soli, des duos, des ensembles, des pas d’action…

Il y a très peu de mime, mais peut-être que l’on pourrait en ajouter. Au début, cela a été difficile pour les danseurs, mais à présent, ils adorent danser [La Fille du pharaon].

 

 

C’est vraiment très éloigné du style du Bolchoï?

En effet, mais en même temps cela demande beaucoup de dépense, non pas en termes financiers, mais au sens où cela exige d’énormes ressources.

 

 

Et Vikharev ? Lui cherche avant tout l’authenticité…

J’ai beaucoup de respect pour lui, pour tout le travail qu’il a fourni avec sa compagnie.

Le problème demeure le suivant, à savoir qu’il y a de nombreuses manières d’interpréter les notations et cela dépend de celui qui les lit. Car ce n’est pas comme les notes sur une partition musicale! C’est pour cela que je ne parlerai pas de Petipa authentique, mais plutôt de la vision que Vikharev a des notations. Mais c’est magnifique ce qu’il a fait en revenant à la structure originelle de La Belle au bois dormant, car à l’époque soviétique, le ballet avait été vraiment transformé.

 

Alexeï Ratmansky - Propos recueillis par B. Jarrasse

Entretien réalisé le 16 août 2006 - version française par B. Jarrasse

 

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