Dansomanie : entretiens : Claire Sombert
Du bon usage de la technique en danse classique
Pour Dansomanie, Claire Sombert livre son jugement sur l'évolution de la technique du ballet classique.
Claire
Sombert est une ancienne élève de Victor Gsovski, Yves Brieux
et Olga Préobrajenska. Elle a notamment dansé dans les troupes de
Janine Charrat et Roland Petit, fut la partenaire à la scène de Jean
Babilée et Michel Bruel, et dans les années 1970, devint soliste au
Ballet du Rhin, à Strasbourg. Elle a achevé sa carrière en tant
qu'Inspectrice de la danse à la Ville de Paris.
Claire Sombert : du bon usage de la technique en danse classique Il y a quelques années,
vous aviez affirmé que nous vivions sous une forme de dictature, sur le
plan culturel, qui rappelle l'ancienne URSS. Que vouliez vous dire? Qu'il n y a plus
qu'une forme de danse, largement subventionnée, et qui n'est qu'une
vision de la danse. Elle est malheureusement à la mode, et
dramatiquement laide, dénudée, terriblement violente, et faite pour
surprendre et choquer. Cette dictature vient d'en haut, du goût de quelques uns qui confondent
l'art soi-disant moderne, avec un art que nous avions fait vivre pendant
tant de siècles : la danse classique. On n'a plus le droit de
vivre sur ce patrimoine en France, on ne peut plus vivre si on n'est
pas au goût du jour, c'est à dire le plus mauvais goût possible.
Qu'est-ce que qui a
changé dans la technique depuis que vous avez arrêté de danser ? Ce qui a changé d'abord, c'est l'effort produit. Avant, l'effort ne devait pas se voir. Maintenant on le met bien en évidence, comme chez les sportifs. Et maintenant ce qu'on applaudit, c'est: le saut le plus haut, le nombre de pirouettes : virtuosité intéressante certes, mais qui devrait être maintenue au second plan, le plus important étant l'expression artistique, la sensibilité, l'interprétation du rôle. On devrait réserver ces prouesses toujours plus spectaculaires et nombreuses à quelques pas de deux conçus pour cela, et non pas les servir à toutes les sauces. Avant, on dansait selon sa morphologie naturelle. Il y avait bien quelques méthodes peu pratiquées, où l'on tirait sur le corps pour l'allonger, où l'on faisait des choses - comme chez les acrobates - pour tirer sur le cou, mais c'était très rare de voir cela. Ces méthodes "cassaient" les élèves, on tirait sur les tendons, sur le cou de pied, mais elles étaient quand même peu pratiquées. Ce qui est beaucoup plus grave,
c'est que de nos jours seuls ceux qui ont
une morphologie d'exception ont droit à "rentrer dans la danse", pour
ainsi dire. Le critère de départ c'est d'être morphologiquement
ultra-souple, longiligne, grand, et d'avoir un gros cou de pied. Et ce
pied, on passe par dessus, cela fait plus d'effet! C'est ainsi que tout est devenu excessif.
On a poussé les jambes vers
un en-dehors exagéré ; des positions tellement ouvertes en deviennent
très laides. La hauteur des dégagés est érigée au rang de mythe : si l'on ne lève pas la
jambe au ciel, l'on ne danse pas bien! Mais la danse doit, au départ, venir du plexus, du dos, du
cœur, des
poumons, c'est-à-dire du centre, du tronc. Les autres parties du corps
sont au service de ce centre. C'est cela qui fait que l'on a de la
force, de la vitalité, qu'on "en a dans les tripes" ; le reste n'est qu'accessoire, pour permettre de faire passer l'idée, grâce au lyrisme des bras
notamment. Maintenant, tout vient de l'extérieur, plutôt que de l'intérieur !
C'est le monde à l'envers! Peut-être le spectateur va-t-il ressentir une émotion, parce qu'il
sera ébahi par la performance, mais je n'appellerai pas cela de l'art. Le danseur n'est
pas un acrobate. Pourquoi tant
d'accidents en ce moment ? Pourquoi la carrière des
danseurs est-elle de
plus en plus courte ? Avant, on donnait des séries. Le corps était préparé pendant les répétitions pour un ballet qui serait donné pendant trois semaines. Le danseur se préparait physiquement, se mettant dans les dispositions requises pour aborder le rôle de manière optimale. Le système d'alternance des styles est très mauvais. On ne peut demander à l'organisme de passer d'un extrême à l'autre comme cela. Maintenant, on exige de passer de Forsythe à Giselle du jour au lendemain. Ce sont des prouesses techniques qui abîment le corps. Un violoniste se met en condition pour jouer les morceaux qu'il a travaillés auparavant. Cela devrait être la même chose en danse, mais ce n'est pas le cas. Les sportifs sont choyés, protégés, les chevaux de course aussi, mais pas les danseurs! On cherche actuellement à défaire ce que la pratique, l'expérience avaient établi. On arrivait à bâtir une longue carrière sur une lente progression. On construisait du solide, alors que maintenant, on cherche, par des coups d'éclat, à faire de l'argent rapidement. Le corps se dégrade, se brise très tôt, et ce, en dépit du fait que les gens sont à présent tous sélectionnés en fonction de possibilités physiques tout à fait hors-normes.
Je déplore également qu'il n'y ait plus de maître de ballet qui soit
aussi un véritable patron, capable d'imprimer sa marque. Un maître de ballet doit travailler
de longues années avec sa troupe. Aujourd'hui il est au service de chorégraphes
qui repartent aussitôt arrivés. Les maîtres de ballet sont
devenus des pions, et le danseur doit s'adapter en huit jours à un
nouveau style, radicalement différent tant du point de vue physique que
psychologique. Suki
Schorer [ancienne danseuse et professeur à la School of
American Ballet, ndlr], dans Balanchine Technique
semble considérer que la troisième position
n'existe que pour les enfants de 5 ans. Qu'en est-il? La troisième position, c'est l'ouverture naturelle des hanches, des genoux et des pieds, celle qui permet de danser en-dehors sans blesser, et sans exagérer ni détruire cet équilibre central du corps. La cinquième est une fausse position. Elle est anti-naturelle, et de surcroît, elle ne permet rien de plus que la troisième. Visuellement aussi, elle est très laide ; elle donne au corps un côté bizarre, tassé, avec les fesses qui ressortent. Dans cette position, tout est difficile à réaliser, à moins d'être né avec un en-dehors naturel très rare. Olga Préobajenskaya interdisait la cinquième parce qu'il fallait plier le genou pour la fermer et elle considérait que c'était là une crispation qui n'avait pas lieu d'être. Pour tous les pas de caractère, elle utilisait la troisième position. La danse de caractère est naturelle alors que la danse classique est une déformation qu'il ne faut surtout pas pousser à l'excès. La seule application réelle de la cinquième serait, pour moi, la petite batterie dite "à l'italienne" . Pour être léger il faut avoir les genoux souples, l'on raccourcit plus facilement, et l'on peut croiser en cinquième - d'autant plus que l'appui au sol pour la détente est beaucoup plus importante en cinquième! De toute façon cette cinquième ne devra jamais être croisée au-delà de l'articulation du gros orteil ; plus loin, c'est ridicule, et c'est carrément anti-anatomique. En général, et j'insiste, en cinquième la cheville risque de rouler, et si l'on croise trop, la cambrure va s'effondrer et ce sera l'entorse ... Il faut savoir adapter la forme supposée «correcte» à une expression artistique, donner un jeu à la technique. Maître Brieux, insistait avec rigidité sur la cinquième, c'est vrai. C'était l'époque où, à l'Opéra, tout devait être réglé comme du papier à musique. L'on serait passé pour un dilettante si on avait fait autrement. Après bien des crispations, des douleurs, et alors que j'étais au Canada pour faire des émissions avec Adolfo Andrade, ce dernier m'a sauvé la vie avec le yoga. J'ai tout remis à plat. De retour à Paris, j'ai recommencé à faire du yoga. J'ai beaucoup réfléchi
sur le corps, sur son placement, sur le refus des exercices violents, et c'est ce que j'ai essayé de transmettre aux professeurs de
conservatoire que j'avais sous ma direction. En pratiquant le yoga, j'ai eu subitement la sensation de mon corps d'une manière dépouillée.
Il s'est étiré, soulevé, alors que la danse de Maître Brieux vous
tasse, vous plaque au sol. Ce que je faisais, c'était aussi un peu
ce que faisait Markova (rires) mais c'est elle qui avait raison. Elle
flottait, comme Rosella Hightower d'ailleurs, et possédait une
vitesse, une rapidité, une prise de pas - certes un peu malpropre - qui donnait néanmoins
une émotion, un vertige, telle une fleur qui va au vent. De nos jours,
l'on est surtout préoccupé de faire les choses.
Il faut plutôt les penser, les sentir et alors elles se feront
d'elles-mêmes. Il
faut les imaginer, sans prendre des positions trop rigoureuses ou trop strictes.
La danse devrait être aérienne, légère ; on ne devrait
jamais voir un appui, idéalement, le corps doit être en suspension tout
le temps. L'inspiration, le contrôle et le maintien du souffle permettent
la vélocité. De nos jours, l'on a pris à la danse jazz des choses à effet, comme
par exemple des écarts de jambe violents pour les grands jetés, alors
qu'un grand jeté doit être un moment d'appel, de montée - suspension
- et de retombée. Trois temps. Ce n'est jamais un choc en l'air mais
une progression qui va en mourant. Le jeté ne peut pas être sec, ce
n'est pas un grand écart en l'air. Ce n'est pas classique. Le meilleur exemple, ce sont les variations des Sylphides de
Fokine.
D'ailleurs Fokine est extraordinaire de subtilité, de fini, de gestes
retenus, poétiques, et c'est en quelque sorte lui qui a ensuite donné naissance
à Robbins. Ce
dernier doit énormément à Fokine sur le plan de ses ballets classiques. Il
y a beaucoup de Fokine dans Dances at a gathering par exemple. Pourquoi utiliser la barre
? La barre permet la sensation que l'on ne fait pas d'effort, que l'on n'a pas à tenir debout "tout seul". On a grâce à cela une grande sécurité. Quand à travailler face à la barre, je ne sais pas qui a inventé cela, cela doit être assez récent mais l'idée est excellente. Préparer la barre de face à la barre a permis aux gens d'intérioriser encore plus les mouvements, de mettre en place l'instrument, même parfois les yeux fermés. On est tranquille, on est seul. Avec Maître Brieux c'était la barre classique que l'on pratiquait. En revanche, Alexandre Volinine [1882-1955, premier danseur au Bolchoï en 1921, il s'est ensuite établi à Paris ou il a fondé une célèbre école de ballet, ndlr] incarnait une autre tendance. Volinine demandait de travailler dos à la barre, l'on était comme "assis" sur le dos, et l'on faisait tous les gestes comme pour ouvrir, en changeant tout le temps de jambe, ce qui donnait une danse au milieu sans appui, très fluide, et qui surprendrait beaucoup de nos jours! Volinine avait été, entre 1914 et 1925, le partenaire d'Anna Pavlova et, même s'il est vrai qu'elle a travaillé toute sa vie avec Cecchetti (peut être précisément pour aller à l'encontre de ses instincts naturels?), cela devait être comme cela qu'elle dansait. Tout le contraire de Cecchetti!
J'avais filmé une barre de Volinine, chez qui j'ai étudié. L'on peut, peut être, développer une notion d'aplomb sans utiliser la
barre, mais ce ne sera pas de la danse classique. Il faut former la
jambe, le muscle, il faut faire rentrer la dynamique dans l'habitude,
comme on éduque un cheval. Ces battements, s'il y a en trente de chaque jambe,
c'est précisément pour créer un automatisme, car le muscle sera comme
«dressé». Si l'on travaille sans la barre cela suffira sans doute pour danser des choses
simples, mais pas pour maîtriser la grande
technique classique. Je répète, la barre permet d'intérioriser sans angoisse tous les
mouvements, alors qu'au milieu, il faut se débrouiller avec une
difficulté qui sera démultipliée. Un enfant ne peut, de toute manière,
commencer comme cela. Une majorité des
danseurs en ce moment sont obligés de faire régulièrement de la
rééducation,
en général selon la méthode Pilates, et ce après une longue journée de répétitions,
simplement pour pouvoir continuer à danser. Est-ce normal? A mon sens, ce n'est pas
normal. Notre manière de danser actuellement est trop violente et use
le corps. Des exercices de décontraction, de détente, des soins par la parole
comme le Hatha Yoga, pour que l'on lâche et se détende, sont souhaitables,
oui. Vous vous
régénérez, vous oubliez la fatigue, le corps reprend ses marques
naturelles. Cela devrait suffire. Mais en ce moment, manifestement, cela
ne suffit plus du tout. Le corps devient comme un vieil élastique sur
lequel on a trop tiré : il
n'est plus élastique! Regardez Alicia Markova, qui a eu une si longue
carrière. Elle ne
faisait même pas la barre! Elle avait sa façon de s'échauffer.
Elle venait en scène, elle se concentrait, utilisait ses possibilités,
et elle dansait en suspension. J'ai appris ce que je sais du corps en tâtonnant, en faisant des
folies, des choses invraisemblables, qui m'ont détruite, je me suis
retrouvée à l'hôpital. Il y a des gens qui vous poussent dans vos
retranchements, et ils vous brisent. De nos jours, l'on requiert l'hyper-extension de toutes les
articulations, et ce, sans aucune justification artistique. Si c'est pour
surprendre, obtenir plus d'applaudissements que le danseur à côté, je n'en vois
pas l'intérêt. Et d'ailleurs, il est rare que cela soit beau. Certains diront qu'il y a des gens comme
Sylvie Guillem, qui arrivent à
le faire. Eh bien, ce sont des gens avec des morphologies
exceptionnelles, qui semblent faits en caoutchouc. Et même eux,
risquent la
casse! Parlons de l'utilisation du pied. C. Sombert : En ce moment, nous poussons le pied dans le sol comme pour le visser, comme si la jambe d'appui n'était plus vraiment celle d'appui, et aurait besoin de l'autre aussi pour tenir debout ! Plutôt que d'être posé délicatement contre le sol. Et tout cela, parce que l'on pense que c'est plus « esthétique » de voir une grande cambrure. Ici à Paris, c'est en partie l'influence de Noureïev. C'était un bon danseur, j'en conviens, mais il était ancré dans le sol. Je pense à l'un de mes partenaires, Igor Youskevitch, qui lui, était dans l'air, il flottait, alors que Noureïev vivait appuyé sur le sol, et cela se voit bien dans ses ballets. J'en
viens au pied. En y pensant bien, c'est tout à fait vrai ce que
Volinine nous disait : que le pied était ni plus ni moins qu'un
instrument, qui servait à faire la pirouette, pour faire ce flottement
en arabesque, et ainsi de suite mais le pied n'était pas du tout dans
une pose pour être pris en photo! Pour Volinine, le pied pouvait
ressembler à une savate, quelle importance? Il prenait les pirouettes
comme cela dans la foulée, le mouvement, c'était le mouvement! C'était
formidable ! Alors que nous qui venions de chez Maître Brieux, l'on était
installés, assis dans nos préparations de pirouette, posés - c'était
l'univers à l'envers. C'est chez Volinine que j'ai réalisé que l'on
pouvait danser le genou un peu plié, le pied un peu souple, le dos un
peu relâché etc. Mais fluide, toujours fluide! Le pied n'est pas une
finalité en soi! Où sont allés se perdre les ports de bras? Vous voyez bien sur ces photos de Toni Lander (elle montre le livre) quelle est la position des bras! Ne pas les rejeter en derrière de la ligne de l'épaule en hyper-extension, ne pas les lever à hauteur d'épaule, mais en déclivité et bien arrondis!
Souce : www.ballerinagallery.com Avec Maître Peretti, et les anciens professeurs italiens en général, l'on faisait les grands ports de bras au milieu dans les formes arrondies, elliptiques, en bougeant sans cesse, et en utilisant toute l'espace et de toute part. C'était un exercice extraordinaire. En ce moment, c'est la loi martiale, tout est carré. C'est aussi Cecchetti qui faisait cela, avec ses grands ports de bras pris sur les côtés, en avant, en arrière, une multitude de formes, qui formaient une véritable composition. Ces enchaînements il faut les écrire, s'ils ne le sont déjà. Claire
Sombert Entretien réalisé le 08 août 2004 © Claire Sombert - Katharine Kanter - Dansomanie - http://auguste.vestris.free.fr
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