Dansomanie : entretiens : Nathalie Aubin

 

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1985-1993 : Mes années Nouréev

 

Pour Dansomanie, Nathalie Aubin nous livre ses souvenirs 

 

 

Nathalie Aubin est l'une des dernières danseuses du Ballet de l'Opéra de Paris a avoir eu l'honneur de travailler sous la direction de Rudolf Nouréev, de 1985 à 1993. Le célèbre danseur et chorégraphe a été l'un des personnages qui a le plus compté dans sa vie d'artiste, et a largement contribué à façonner son style et sa technique. Pour Dansomanie, Nathalie Aubin a accepté de livrer ses souvenirs, drôles, émouvants, et toujours sincères.

Le projet initial était une interview, mais une fois la première question posée, Nathalie nous a entraîné dans un long récit, passionnant et passionné. Plutôt que de l'entrecouper d'interventions inutiles, nous avons choisi de le laisser se dérouler, et nous en reproduisons ici l'intégralité. Nous y avons simplement, dans un souci de clarté, ajouté quelques titres de paragraphes. Merci encore à Nathalie Aubin de nous avoir accordé ces deux heures d'exception.

 

 

Nathalie Aubin : Mes années Nouréev

 

Qui êtes vous, Nathalie Aubin?

Je suis une danseuse de corps de ballet, un peu anonyme, une sorte de « pilier de corps de ballet »! Je suis entrée à l’Opéra de Paris en 1985, et je fais partie des « anciennes », de celles qui ont pour mission de mettre les plus jeunes sur la voie, quand la tension est forte et les temps de répétition trop courts…

 

1979 -1985 : l’Ecole de danse

J’ai fais toute ma scolarité – cinq divisions à l’époque, mais j’ai redoublé une année - à l’Ecole de danse de l’Opéra, qui était encore au Palais Garnier. Je n’ai pas connu Nanterre! Dans ce temps, on pouvait encore croiser Noëlla Pontois ou Ghislaine Thésmar en manteau de fourrure dans les couloirs, et on leur faisait de grands saluts. Cela manque aujourd’hui.

Avant d’entrer à l’Ecole de danse de l’Opéra, j’étais à Rosny-sous-bois. Je suivais des cours «danse et poterie»,  tous les samedis, mais apparemment j’étais plus douée pour la danse, car personne ne m’a jamais suggéré de faire les Beaux-Arts!

Mon professeur de danse à Rosny, Maria Dalba, m’a un jour proposé de me présenter au concours de l’Ecole de danse de l’Opéra ou du Conservatoire. J’ai choisi l’Opéra, ça me paraissait plus prestigieux! J’ai rapidement pris la «grosse tête», et j’ai traité d’un peu haut mon ancienne prof, lui faisant comprendre qu’elle n’y connaissait rien… Elle a pourtant eu un élève devenu célèbre, Manuel Legris, qui habitait la même banlieue que moi.

Un autre professeur de Rosny-sous-bois m’a beaucoup marquée, c’est Françoise Béghin, qui était surnuméraire au Corps de ballet, et qui a été en quelque sorte mon lien avec l’Opéra. Elle a été très gravement brûlée à la suite d’un accident, ce qui a mis un terme à sa carrière de danseuse, mais elle m’a beaucoup aidé à résister aux «fauves» de l’Ecole de danse. C’était d’autant plus important que ma petite mère, Claude de Vulpian, et mon petit père, Michael Denard, n’avaient pas trop le temps de s’occuper de moi. Etre élève à l’école de danse, cela nécessite une volonté de fer. Il faut très vite être capable de se forger un cœur de pierre, et posséder un caractère bien trempé. Claude Bessy était déjà directrice, et mes camarades de promotion étaient Céline Talon et Virginie Rousselière. L’Ecole de danse a en grande partie brisé les liens qui m’unissaient à mes frères. Quand on entre dans cette maison, il faut sacrifier beaucoup de choses, mais au moins, comme nous étions encore au Palais Garnier, j’avais la chance de pouvoir rentrer chez moi tous les soirs. Je ne suis pas sûre d’avoir pu tenir à Nanterre… Mais, même si l’on dit beaucoup de mal de l’Ecole de  danse, et que c’est vraiment très dur, c’est aussi une expérience extraordinaire, et l’on y forme de «bons petits soldats».

 

1985 : L’arrivée au Corps de ballet

J’ai passé le concours d’entrée au Ballet de l’Opéra en juin 1985, en dansant la variation de la Fée Lilas, de la Belle au bois dormant (qui correspond à celle de la sixième fée dans la chorégraphie de Nouréev), et j’ai pris mes fonctions en septembre de la même année. Cela a été une véritable libération pour moi. En plus, j’ai grandi de 10 centimètres d’un coup, alors que j’avais failli être renvoyée de l’Ecole de danse sous prétexte que j’étais trop petite! Je n’ai pas un très bon souvenir de l’Ecole de danse ; en  la quittant, tout d’un coup, j’ai «rencontré la danse».  Le ballet, c’était autre chose.  Je m’y suis tout de suite sentie bien. Nouréev, c’était pour moi synonyme de liberté.

Le premier ballet que j’ai dansé à l’Opéra, c’était le Lac des cygnes, dans la version Bourmeister. En effet, la saison précédente, il y avait eu une grève, et les danseurs avaient refuser de jouer la chorégraphie de Nouréev, qui s’est finalement imposée. Alors pour arrondir les angles, on avait décidé de faire alterner les deux versions.

La première répétition, qui s’était déroulée à la rotonde «Zambelli » (rotonde située côté jardin, au-dessus du Pavillon de l’Empereur, au palais Garnier, ndlr), était dirigée par Claire Motte. Nouréev était présent, mais à ce moment, c’est surtout Mme Motte qui m’avait marquée.

Rudolf avait mis en place les premiers spectacles «Jeunes danseurs». La direction de l’époque ne voulait pas que les représentations aient lieu au Palais Garnier, et donc on faisait cela au Châtelet, à 18h30 et ensuite, je courrais à l’Opéra pour le spectacle Maguy Marin qui avait lieu en soirée (les représentations débutaient à l’époque à 20 heures, ndlr).  C’est dans le cadre de ces spectacles «Jeunes danseurs» que j’ai fait ma première «vraie» rencontre avec Nouréev. Je faisais une petite variation, il est arrivé et m’a dit de me montrer cela. J’étais si impressionnée que je ne me suis même pas rendu compte que j’avais dansé toute ma variation sur une mauvaise musique! Il a rigolé, et à ce moment, j’ai réalisé ce qui s’était passé. Je suis devenue toute rouge, et j’ai failli m’évanouir.

 

Rudolf Nouréev and Friends

On travaillait énormément, il y avait beaucoup de services à assurer. J’avais alors environ  16 ans et demie – 17 ans, mais je ne me plaignais pas : c’est la vie dont j’avais toujours rêvé. Un jour, Patricia Ruane m’a convoquée et m’a dit : «on va répéter Napoli». C’est comme cela que j’ai fait mon entrée dans le groupe «Rudolf Nouréev and Friends», qui comprenait notamment Claude de Vulpian, Ghislaine Thesmar, Marie-Christine Mouis et Eric Vu-An. Se retrouver avec de telles personnalités, c’était complètement fou. Nous sommes partis pour une tournée en Italie, et j’ai ainsi pu connaître un Rudolf Nouréev complètement différent du personnage qu’il était en tant que Directeur de la Danse. A l’opéra, il se retrouvait souvent face à une compagnie qui faisait barrage, et qu’il fallait diriger avec poigne et caractère. Cette tournée en Italie m’a énormément marquée. Nouréev voulait la perfection dans la danse. Il aimait tellement la danse, qu’il en exigeait toujours le meilleur. Mais à côté de cela, il était très humain. Entre chaque spectacle, nous avions deux jours de relâche, durant lesquels il en profitait pour danser à Venise avec Charles Jude. Il logeait dans le plus grand palace de la ville, l’hôtel Danieli. Il nous avait donné rendez-vous à l’entrée, et pour patienter alors qu’il se préparait, il nous avait dit de nous choisir une glace. Comme nous n’avions pas eu le temps de finir la dégustation, il s’est arrangé avec la direction de l’hôtel : il a loué un vaporetto rien que pour nous, et nous avons ainsi visité Venise en sa compagnie, en mangeant des glaces! On est allé faire du shopping dans les boutiques chics, j’essayais de belles robes… C’était la découverte absolument magique d’un nouveau Monde. Mais en même temps, si nous faisions mal notre travail de danseur, les oreilles nous sifflaient! Nouréev avait sacrifié sa vie à la danse, et il réclamait de nous la même chose. Mais nous étions prêts à nous donner à fond pour ne pas le décevoir. C’était un très grand Monsieur, et nous avions beaucoup de respect pour lui.

 

Camillo, Polyakov, Cerutti et les autres

Un jour, Nouréev s’est mis dans la tête de distribuer deux jeunes danseurs dans le Lac des cygnes : Éric Camillo et moi. Nous ne savions rien de ce projet. Le soir, je dansais Casse-noisette,  et après le premier acte, il m’appela et me dit : «essaye les tours du Cygne noir». Je suis restée sans voix. J’ai eu la chance du débutant, tout s’est passé sans problème. Le lendemain, il nous a fait revenir, avec Éric. Il nous a fait mettre côte à côte : «Mouais, l’adage, ça pourrait marcher». On a essayé deux ou trois choses, et il est parti sans rien dire.

Deux personnes ont été très chics avec moi, EugèneGénia») Polyakov et Patrice Bart. Génia est venu me trouver, et m’a finalement expliqué : «Rudolf veut te faire danser le Lac des cygnes. Tu fais un trait sur tes vacances, et tu viens répéter tous les jours». Au bout du compte, le projet a été abandonné, mais je me suis toujours retrouvée sous l’étroite «surveillance» de Nouréev. Grâce à lui, j’ai pu faire de nombreux spectacles à l’étranger, et j’ai obtenu le Prix Carpeaux.

Au concours de promotion, la note artistique était attribuée par Nouréev lui-même. A la fin des épreuves, il y a eu une réunion des danseurs pour protester contre ce système «autocratique», et je faisais partie des mécontents. Soudain, on a annoncé que deux personnes avaient obtenu la note 20/20. On a tous hurlé «C’est pas possible, c’est scandaleux». On a fini par dévoiler les noms : Eric Camillo et… Nathalie Aubin! Alors que j’étais en tête des râleurs! Je n’ai jamais eu aussi honte de ma vie.

J’étais très jeune, et je fonçais comme une aveugle dans le travail. Je ne me sentais pas favorisée, pas «pistonnée», car je bossais dur. En vérité, je l’étais quand même, car je pouvais partir en tournée avec des gens tels que Fabienne Cerutti et Carole Arbo. Nouréev avait une très haute opinion de Fabienne Cerutti, dont il voulait faire une soliste.

 

Nouréev au quotidien

Avec Nouréev, nous entretenions toujours des relations de travail et de respect mutuel. Ce n’était jamais «copain-copine». Un jour, il m’a rajouté sur une distribution d’Apollon musagète, où je devais faire la première variation.  Il était extrêmement pointilleux sur les détails, et même lorsque nous allions danser dans les endroits les plus reculés des USA ou de l’Australie, tout devait être impeccable. La première fois que j’ai fait la variation d’Apollon musagète, il tenait le rôle titre. Je dansais avec Rudolf! J’étais impressionnée et stressée. A l’issue du spectacle, il me demanda quelques corrections et me dit : «Très bien, mais quand je suis Apollon, tu danses pour moi, pas pour le public »! Le lendemain j’ai pris mon courage à deux mains, et je n’ai pas cessé de le fixer dans les yeux durant toute la représentation! J’avais vraiment le sentiment de danser avec une grande personnalité. Je ne pense pas que l’on puisse encore ressentir cela aujourd’hui.  A la fin de ma variation, nous avons échangé un regard, il approuva. Lorsque je suis retournée en coulisse, j’ai failli m’évanouir en réalisant ce que j’avais osé faire!

Après le spectacle, nous allions dîner tous ensemble. Il nous exposait ses problèmes avec le Corps de ballet. Il avait du mal à comprendre toutes les résistances qu’il rencontrait, alors qu’il avait tant fait pour la notoriété internationale de la maison. En fait, il n’a jamais vraiment réussi à se faire accepter, et il le vivait durement. Il y avait bien la moitié du Corps de ballet qui formait rempart contre lui.

Un jour, nous avons fait une tournée aux États-Unis. Il nous a tous invités dans le ranch qu’il possédait là-bas. Il y avait organisé un barbecue géant, pour essayer de se monter sous un jour plus humain. Je me souviens qu’on s’était bien amusés, il y avait une sorte de petit train électrique avec lequel nous pouvions circuler dans le parc! Il nous avait de même conviés à une réception dans son appartement de New York, tout cela pour montrer qu’il était aussi autre chose qu’un «tyran de la danse». En fait, je pense que tout le monde, dans le fond, l’adorait, et si ses chorégraphies se sont encore aujourd’hui maintenues au répertoire, c’est bien la preuve que l’on a pas voulu «tourner la page».

Les petites tournées avec le groupe «Rudolf Nouréev and Friends » étaient l’occasion de faire véritablement connaissance de l’être humain qu’il était. Lors d’une de ces tournées, une grosse limousine nous attendait au Palais Garnier pour nous emmener à l’aéroport, Fabienne Cerutti et moi. On était toutes les deux très gênées, on n’avait pas du tout l’habitude de ce genre d’égards, d’habitude, on se déplaçait en autocar! On s’est cachées derrière les vitres teintées. Le chauffeur est allé  chercher Rudolf à son appartement du Quai Voltaire, et nous sommes arrivées à Orly comme de vraies stars de Hollywood! Mes jeunes années, c’était ça!

 

Les rôles les plus marquants : la Bayadère

Quand il a remonté la Bayadère, Nouréev était déjà très malade, et ce fut horriblement dur pour lui. Dans la 1ère  variation du Pas-de-trois de l’Acte des ombres, seules des étoiles et des premières danseuses étaient normalement distribuées. J’étais l'unique sujet. L’honneur était d’autant plus grand pour moi, que Rudolf m’avait expressément demandée pour ce rôle. Cela a été un moment très important, et quand, lors du spectacle «Hommage à Nouréev» de 2002 au Palais Garnier, on m’a demandé de le danser à nouveau, pour remplacer Karin Averty, blessée, j’ai pris cela comme le plus beau cadeau du Monde.

 

La Mort. L’héritage

Lorsque Rudolf est tombé malade, nos relations se sont un peu distendues. Nous n’étions jamais tombés dans le copinage, et du fait de ses problèmes de santé, il venait beaucoup moins à l’Opéra. Le 6 janvier 1993, j’étais de service, et à l’issue du spectacle, quelqu’un est venu m’annoncer la mort de Nouréev. Je me souviendrai toute ma vie de mon effondrement. En plus, c’était le jour de l’anniversaire de mes deux frères. Personne n’avait osé m’informer avant le début de la représentation, de peur que je ne puisse pas danser. Jamais je n’ai eu l’impression de perdre quelqu’un d’aussi cher. Le décès de Nouréev a marqué pour moi la fin de beaucoup de choses. Pour ses obsèques, il y eut une cérémonie au Palais Garnier. Quand je l’ai vu dans le cercueil, je n’arrivais pas à y croire. Pour moi, c’était le Roi-soleil que l’on enfermait dans une boîte. Je l’ai toujours idolâtré, et c’est grâce à lui que j’ai pu vivre des choses si incroyables au cours de ma jeunesse. J’ai toujours regretté de ne pas être allée à l’hôpital, alors qu’il était mourant, pour lui dire merci. J’avais peur, je n’osais pas, je me disais « tu n’es pas suffisamment proche».  Pendant quatre ou cinq ans au moins, cela m’a taraudé. Je n’arrivais pas à m’en remettre.

En comparaison de l’Ecole de danse, que je n’avais pas beaucoup aimée, le Corps de ballet, avec Rudolf, c’était un peu Alice au pays des merveilles. Ma seule façon de le remercier pour tout cela, aujourd’hui, c’est de conserver cette exigence de perfection technique. J’ai le devoir de transmettre cela à la jeune génération. C’est ça, la tâche d’un «pilier de corps de ballet» tel que moi. Si l’on remonte une chorégraphie de Nouréev, je ne veux pas que ce soit bâclé. A l’Opéra de Paris, c’est Patrice Bart qui incarne le plus parfaitement la descendance de Nouréev. Il est en quelque sorte le Gardien du Temple. Les autres ne l’ont peut-être pas assez connu.

Tout ce que j’ai appris, je l’ai appris au Corps de ballet, pas à l’Ecole de danse. Eugène Polyakov et Patrice Bart ont été des guides, mais Rudolf Nouréev a fait exploser en moi l’amour de la danse, il m’a donné le ballet pour passion. Je suis entrée au Corps de ballet comme on réalise un rêve de petite fille. Aujourd’hui, je suis encore très nostalgique de cette période, et cela me bloque sans doute un peu pour avancer. En même temps,  je ne suis pas sûre d’avoir vraiment mesuré la chance que j’ai eue. Encore une fois, Nouréev a donné sa vie à la danse, et il ne comprenait pas que les autres ne la donnent pas aussi.. Comme dit, aujourd’hui, c’est Patrice Bart qui me rappelle le mieux l’époque de Nouréev.  Il porte en lui cette passion du travail bien fait, qui reflète l’esprit du grand Rudolf.

 

Nathalie Aubin

Entretien réalisé le 26 février 2004

 

 

© Nathalie Aubin – Dansomanie. 

 

© Photo Jacques Moatti