Dansomanie : entretiens : Emmanuel Thibault
Style, technique, musique
Pour Dansomanie, Emmanuel Thibault livre ses réflexions sur les fondements de l'art classique de la danse
Emmanuel Thibault, admiré pour ses qualités de style et son exceptionnel ballon, est l'un des danseurs classiques les plus prisés des balletomanes et jouit d'un renom international qui va bien au-delà de la notoriété habituelle d'un Sujet du ballet de l'Opéra National de Paris. Ses apparitions dans des rôles de solistes sont toujours guettées avec avidité par les passionnés, qui n'hésitent pas à venir de l'étranger, et notamment du Royaume-Uni, où sa popularité est considérable. Pour Dansomanie, Emmanuel Thibault livre ses réflexions sur les fondements de son art, en nous décrivant le long chemin qui lui a permis d'atteindre la perfection technique qu'on lui connaît aujourd'hui. Danseur d'exception, Emmanuel Thibault est aussi un mélomane enthousiaste, qui nous confie son amour pour Tchaïkovski et les maîtres de l'opéra romantique italien.
Emmanuel
Thibault :
Style,
technique, musique
Premiers
pas J’ai voulu faire de la danse à l’âge de 5 ans. Personne ne me
l’avait proposé, et c’est de moi-même que je le réclamais. J’ai
fait mes premiers pas avec Françoise Eymard, qui enseignait à
l’école de danse de Gagny. Trop jeune, ce n’est qu’à 7 ans que
j’ai finalement été accepté comme élève. Françoise Eymard
a détecté mes prédispositions, et elle a eu l’intelligence de me
conseiller d’aller prendre contact avec des professeurs réputés. J’ai ainsi rencontré Patrick Dupond, qui m’a recommandé à Max
Bozzoni et avec qui j’ai travaillé dès l’âge de huit ans,
avant d’intégrer l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris une année
plus tard. A l’époque, elle se trouvait encore au Palais Garnier, et
j’y suis resté finalement six ans, trois à Garnier et trois à
Nanterre, où nous avons ensuite déménagé. Une fois admis à l’Ecole de danse, j’ai continué à me former avec Max
Bozzoni, et ce jusqu’à la fin de ma scolarité. M. Bozzoni
me disait toujours que l’effort doit être gommé, qu’on ne doit pas
le voir. Tous ses élèves ont ainsi un sens de la coordination, une
certaine facilité à aborder le mouvement, qui se reconnaît immédiatement.
Max Bozzoni insistait beaucoup sur l’aspect musical, artistique
de la danse, alors qu’on le présente souvent à tort comme
principalement axé sur la technique. Certes, la technique, ce sont les
mots, la base du langage chorégraphique, qu’il faut maîtriser avant
tout le reste, mais après, de ces mots, il faut en faire des phrases,
de l’art, et c’est ce que Max Bozzoni privilégiait. Il nous a aussi
inculqué le sens de la scène, le sens de la représentation. J’ai suivi la scolarité à l’Ecole de danse de la 6ème à la 1ère division. La 6ème division, celle des plus jeunes, a été créée au moment où je suis arrivé à l’école. En 6ème division, je fus classé premier, mais je n’y accordais pas d’attention particulière. C’est après que l’on se rend compte de l’importance du classement ; de plus, M. Bozzoni se plaisait à entretenir un peu l’esprit de compétition, et il voulait que je sois premier à chaque fois.
Figures
de style J’ai intégré le corps de ballet en septembre 1990. Au concours,
j’avais dansé la variation d’Albrecht (Giselle),
et la petite batterie d’Etudes.
La variation de Giselle est
l’une des variations que les jeunes danseurs abordent en premier, elle
est assez académique et ne requiert pas un style déjà trop spécialisé.
Le style, justement. Dire de quelqu’un qu’il « a du style »,
a priori, cela ne signifie pas grand chose. Il faut allier placement et
rigueur, mais sans que cela en devienne scolaire pour autant. Il faut maîtriser
le placement et la technique pour être libre et justement, ne pas se
laisser entraver, dépasser par cette technique. Le style reste pour moi
une notion floue, cela varie en fonction des prédispositions naturelles
des gens. Chaque danseur est différent. Mais l’académisme, dans une
institution comme l’Opéra de Paris, demeure une chose importante. Si
, à l’Opéra de Paris, on ne respecte pas un minimum d’académisme
– même s’il ne faut évidemment pas en demeurer prisonnier – ce
sera le déclin de la danse classique dans le monde. Alors oui, de ce
point de vue, il faut préserver un certain « style »
maison. Paradoxalement, Max Bozzoni n’était pas quelqu’un de très académique, et on lui a souvent reproché de ne pas insister suffisamment sur le placement. C’est faux, je puis en témoigner. Même s’il ne voulait pas que le placement soit «castrateur», il me corrigeait toujours s’il apercevait une position défectueuse.
Du
bon usage de la technique Si
j’aborde maintenant plus facilement des rôles techniques, c’est sûrement
parce que très jeune, dès l’âge de 10-11 ans, j’ai travaillé la
technique de manière intensive. Ainsi, cela devient une chose
naturelle, et l’on n’a plus besoin ensuite de réfléchir à la façon
d’exécuter les figures. Le ballon? Cela vous surprendra, mais je ne
sautais pas particulièrement haut à l’époque où j’étais à l’Ecole
de danse. Bozzoni se moquait même parfois de moi, en constatant
mes lacunes. Alexis Renaud [actuellement Coryphée au Ballet de
l’Opéra de Paris, ndlr], lui, avait un ballon naturel. Nous nous
sommes retrouvés un jour ensemble chez M. Bozzoni, qui me dit
alors : «regarde le bébé à coté de toi, il saute plus
haut»! Sauter n’est pas chose aisée. J’ai beaucoup travaillé pour
acquérir du ballon, et je ne suis pas sûr que si on les mesurait, mes
sauts seraient tellement plus hauts que ceux des autres. Il s’agit
surtout d’un effet que l’on produit, qui tient souvent à la
coordination entre les jambes et le haut du corps. Bien sûr, j’ai une
musculature qui me permet de sauter haut, mais en même temps, c’est
ma façon de danser qui m’a conféré cette musculature. On en revient
à la sempiternelle question de l’œuf et de la poule… En ce qui concerne la petite batterie, les choses sont simples : la
précision s’acquiert par le travail, il n’y a pas de secret. Et là
aussi, cela aide beaucoup d’avoir pu aborder la technique dès le plus
jeune âge. C’est toujours plus facile d’enseigner la technique à
des très jeunes gens. Comme je l’ai déjà dit, au départ, il vaut
mieux insister sur le sens du mouvement, de la coordination, plutôt que
de rechercher à toute force le placement parfait. Ces choses-là
peuvent être corrigées par la suite, tandis que si la technique et la
coordination font défaut… La seule solution, c’est travailler, et
encore travailler. Il n’y a que par la répétition que l’on apprend
à se connaître. En répétition, le professeur donne des instructions,
des recommandations pour nous guider. Mais une fois en scène, il ne
faut plus que l’on soit obligé de penser à la manière de faire.
Tout doit être automatique, les corrections assimilées, et c’est par
le travail, par les répétitions que l’on acquiert ces automatismes.
C’est cela le plus important, même si certains peuvent , à la base,
être plus doués que d’autres et obtenir plus facilement des résultats
avec une somme de travail équivalente. Les dons naturels sont évidemment
une chose importante, mais ce qui compte ensuite, c’est la solidité
mentale, qui va permettre de gérer ces dons, et – j'insiste – le
travail.
Maîtres Hormis Max Bozzoni, la personne qui a le plus compté pour moi est Noëlla Pontois. Elle a une place très importante dans ma carrière. C’est elle qui a en quelque sorte pris le relais de M. Bozzoni quand je suis entré au Corps de ballet. Nous nous comprenons très bien dans le travail, et elle trouve toujours les mots et les regards qui conviennent pour me transmettre ses indications. Lorsqu’on a ainsi acquis une bonne connaissance l’un de l’autre, on peut véritablement faire du travail constructif. Sinon, il faut aussi souligner l’importance des répétiteurs du ballet,
tels Viviane Descoutures, avec qui j’étudie régulièrement
des rôles de soliste ainsi que de Laurent Hilaire et Loipa
Araujo, avec qui j’ai préparé Basilio, dans Don
Quichotte. Ce sont deux êtres extrêmement généreux dans le
travail. Loipa possède une personnalité formidable, qui dégage
et communique une énergie incroyable ; elle est régulièrement
invitée dans toutes les compagnies du monde pour donner des cours, car
elle est à la fois un excellent professeur et un excellent coach. Laurent
Hilaire est pour sa part fin psychologue, toujours positif, et il sait me mettre en confiance. Je le considère, à l’instar de Loipa
Araujo, comme l’une des rencontres majeures de ma carrière. Lorsque je suis entré au corps de ballet, je n’avais que quinze ans, et
j’étais très timide. Noëlla Pontois m’avait repéré lors
des cours de danse, et je lui ai ensuite demandé de me donner des leçons
particulières. Les choses se sont faites naturellement. A mon arrivée,
Noëlla Pontois était encore «guest» au corps de ballet, et en
plus des cours, elle assurait aussi des spectacles. A l’époque, la
compagnie n’était pas encore divisée, comme maintenant. De ce fait,
il y avait moins de spectacles à assurer, et les stagiaires, la première
année, n’avaient pratiquement aucune chance de pouvoir danser en représentation.
On était derniers remplaçants partout, ce qui laissait du temps pour
suivre plusieurs cours, et Noëlla venait souvent me corriger à
la barre. Il y a quinze ans, la compagnie entière était affectée à
toutes les productions, et il fallait vraiment que tous les titulaires
soient morts pour qu’un stagiaire soit appelé à monter sur scène ;
dans ces conditions, c’était un peu dur de garder la foi!
Maintenant, la troupe est scindée en deux groupes distincts, et les
stagiaires font de la scène dès leur arrivée, ce qui, à mon avis,
est beaucoup mieux. Ils sont ainsi plus motivés, car ils savent qu’ils
feront un spectacle à un moment ou à un autre de la saison. De manière
générale, les gens dansent aujourd’hui de plus en plus tôt.
Gradus
ad... Immédiatement après mon entrée à l’Opéra, j’ai passé le concours
de Paris. J’y ai obtenu la médaille d’argent, derrière Carlos
Acosta. Cette performance m’a valu d’être choisi pour représenter
la France au concours de l’Eurovision, que j’ai d’ailleurs remporté.
Pour me récompenser, Patrick Dupond m’a alors distribué dans le Pas
de deux des vendangeurs, de Giselle.
Pour un Quadrille, c’était une faveur exceptionnelle, et je n’avais
pas le droit à l’erreur. Mes collègues plus âgés me tenaient à
l’œil! De surcroît , le Pas de deux des vendangeurs dans la
version Bart-Polyakov est l’un des plus durs qui soit,
avec ses deux variations, et cela représentait donc pour moi un très
gros défi. Ainsi, ma carrière a débuté sur les chapeaux de roue. Lors de mon
premier concours, j’ai été promu Coryphée, et je suis passé Sujet
au second, à 17 ans. Il était important pour moi de franchir
rapidement les deux premiers grades de la hiérarchie du Corps de
ballet, car il vaut mieux patienter dans la classe des Sujets que dans
celle des Quadrilles ou des Coryphées, où il est difficile de rester
motivé alors qu’on sait qu’on sera toujours remplaçant et que
l’on ira en scène uniquement s’il y a des blessés.
De
l'importance de la musique
La
place de la musique dans la danse? Essentielle. Danser, c’est faire de
la musique avec son corps. Quelqu’un qui n’a pas le sens de la
musique ne peut être un bon danseur. Même lorsque l’on danse dans le
silence, il faut suivre une musique intérieure. Musique et danse sont
indissociables. J’ai étudié la musique et le solfège. J’ai du arrêter
de les pratiquer intensivement pour me consacrer à la danse, mais
j’ai toujours continué à m’intéresser à la musique, à lire des
partitions, à fréquenter des amis musiciens. Lorsque j’ai des rôles
importants à préparer, je consulte toujours la partition
musicale. Pour Rubis [Balanchine,
Joyaux, ndlr] par exemple, j’ai noté sur la partition tous les détails
de la chorégraphie. C’est un gros travail, mais ensuite, lorsqu’on
monte en scène, on peut se caler sur toutes les entrées des
instruments ; on est comme porté par la musique. Plus on aime et
on comprend la musique, mieux on communique avec elle par l’intermédiaire
du corps. Une variation n’est bien dansée que si on respecte la
musique, si on est correctement en mesure. Mes musiques de ballet préférées?
Tchaïkovski, le Lac des cygnes, le solo de violon de la Belle
au bois dormant. Tchaïkovski a vraiment écrit de la musique
magnifique. J’aime beaucoup Prokofiev aussi, mais j’ai peut-
être quand même une préférence pour Tchaïkovski. Si j’apprécie
énormément les ballets de Balanchine et de Robbins, c’est
parce qu’ils étaient aussi tous deux musiciens, et qu’ils ont eu
l’audace de chorégraphier de grandes œuvres musicales, que
d’autres n’avaient pas osé toucher. Ce fut d’ailleurs une expérience
très forte que d’avoir pu rencontrer Jerome Robbins. J’avais
vraiment le sentiment d’avoir un génie en face de moi. Il était très
dur en répétition, et pourtant, j’étais ému. Il m’a donné le
Faune des Quatre saisons. Je
lui en suis très reconnaissant, car c’est ce rôle qui m’a fait
connaître du public.
Rêveries
Chorégraphier
moi-même? Non, personnellement, je n’ai pas cette fibre là. Je me
sens interprète, mais pas chorégraphe. Je ne sais pas si c’est de la
pudeur, mais je ne me vois pas faire ce métier. Mais c’est vrai
qu’il y a des danseurs comme Jean-Guillaume Bart qui font aussi
de belles choses en tant que chorégraphes ; la danse classique a
encore de l’avenir! Maintenant, en tant qu’interprète, les rôles
que j’aimerais incarner? James, avant tout. Et aussi Siegfried, dans
le Lac des cygnes. Ce n’est pas forcément le rôle le plus intéressant,
mais j’aime tellement la musique de ce ballet. Et peut-être aussi un
jour Albrecht. Parmi les rôles que j’ai déjà dansés, ceux qui
m’ont le plus marqué sont le Spectre de la rose, Puck, dans le
Songe d’une nuit d’été
de Neumeier, Rubis, l’Idole dorée et évidemment
Basilio, dans Don Quichotte.
C’était mon premier grand rôle dans un ballet en trois actes, et on
avait très bien préparé la chose avec Laurent Hilaire et Loipa
Araujo. C’était très rassurant pour rentrer en scène, et en même
temps, un tel rôle constituait un défi très stimulant, qui m’a
apporté beaucoup de plaisir. Lorsque je fais un spectacle, j’ai
besoin d’avoir l’opinion de personnes qui me connaissent, de Noëlla
évidemment, et surtout de celles qui m’ont fait travailler. Ainsi,
après Don Quichotte, l’avis de Laurent Hilaire, qui
avait suivi tout le processus de répétition, m’était très précieux.
En effet lorsqu’on est distribué sur un long ballet en trois actes,
il faut avoir l’humilité d’accepter que tout ne pourra pas être
parfait du début à la fin. Ce qui compte vraiment, c’est la communication avec le public, la complicité qui s'établit entre
la scène et la salle. L’artiste doit véritablement dialoguer avec
les spectateurs, car le but n’est pas de danser pour soi, dans son
coin. Et
dans l’avenir? Peut-être que quelqu’un aura un jour l’idée de
composer des chorégraphies sur des musiques d’opéras, tels le Trouvère.
J’adorerais danser cela, il y a des musiques de Bellini ou de Verdi
qui sont idéales pour le ballet. J’aimerais aussi beaucoup
retravailler avec Pierre Lacotte. C’est quelqu’un de passionné,
toujours positif, avec un bon esprit, mais très exigeant. Ce qu’il
fait, avec ses reconstitutions de ballets anciens, c’est vraiment
quelque chose de fantastique. Je voudrais aussi travailler avec Jirí
Kylián. Kylián est non seulement un grand chorégraphe,
mais aussi un homme exceptionnel. Il est très humain, possède un immense
talent et ses créations sont passionnantes. Personnellement, je n’ai
encore jamais collaboré avec Kylián, mais pour tous les
danseurs qui ont eu cette chance, ce fut une expérience formidable. Emmanuel Thibault Entretien
réalisé le 29 octobre 2004 © Emmanuel Thibault – Dansomanie. |