Dansomanie : entretiens : Francesca Falcone

 

 

 

Les Etudes chorégraphiques d'August Bournonville

 

Pour Dansomanie, le professeur Falcone présente la nouvelle édition critique des Etudes chorégraphiques

 

 

Francesca Falcone est l'une des historiennes de la danse les plus en vues en Italie. Elle  enseigne la théorie de la danse à l'Académie nationale de danse de Rome depuis 1981. Après avoir rédigé une thèse sur Diaghilev en Italie, Francesca Falcone  a publié de nombreux articles ainsi qu'un livre, Danza e metodo. Conseillère auprès de l' European Association of Dance Historians (EADH), elle s'est consacrée ces dernières années, en collaboration avec Knud Arne Jürgensen, de la Bibliothèque Royale du Danemark,  à la réalisation d'une nouvelle édition trilingue (Français-Italien-Anglais) des trois versions (1848, 1855, 1961) des Etudes chorégraphiques d'August Bournonville, qui sera dévoilée au public le 9 juin 2005, dans le cadre des festivités organisées au Danemark pour célébrer le bicentenaire de la naissance du célèbre chorégraphe. En avant première, Francesca Falcone a accepté de présenter cet ouvrage de première importance aux lecteurs de Dansomanie.

 

 

Les Etudes chorégraphiques d'August Bournonville.

 

 

Sources

Les Etudes chorégraphiques d'August Bournonville ont été rédigées en trois phases successives, en 1848, 1855 et 1861. Commençons tout d'abord par un point sur les sources manuscrites et les documents qui ont déjà fait l'objet d'une édition :

Version de 1848

- Etudes chorégraphiques // par // Auguste Bournonville. // Première partie. Datées et signées : "Copenhague, le 30 janvier 1848". Bibliothèque Royale, Copenhague, inv. n° NKS 3285, 4°, 1, C6. Manuscrit autographe, 38 p.

Version de 1855

- Chapitre 2 :me // Vocabulaire de Danse // avec // Les signes d'abreviation. S.l., s.d. [Copenhague, 1855]. Bibliothèque Royale, Copenhague, inv. n° NKS 3285, 4°, 1, C7. Manuscrit autographe, 30 p.

- Système du nombre "Cinq" // adapté // aux // Elémens et Genres de la danse. // x. Chapitre 3 :me. Bibliothèque Royale, Copenhague, inv. n° NKS 3285, 4°, 1, C7. Manuscrit autographe, 10 p. Sur la p. marquée "70" : "Copenhague, ce 7. mars 1855".

- Etudes chorégraphiques dédiées aux artistes de la danse, Thiele, Copenhague 1855.

Version de 1861

- Etudes chorégraphiques//Dédiées à mes élèves et collègues//par,//Auguste Bournonville.//Copenhague//1861. Bibliothèque Royale, Copenhague, inv. n° NKS 3285, 4°, 1, C8. Manuscrit autographe, 10 p., daté et signé "1861". L'ouvrage a été rendu public le 1er juillet 1861.

- Etudes chorégraphiques dédiées à mes élèves et à mes collègues, Copenhague, Bianco Luno ; F. S. Mühle 1861

Les Etudes chorégraphiques de 1861 ont fait l'objet de deux rééditions modernes, l'une par Pierre Tugal, qui les a jointes à son ouvrage : Initiation à la danse, Paris, Ed. du Grenier à Sel, 1947, p. 271-285

l'autre par Ulla Skow, avec une traduction anglaise de Patricia N. McAndrew et des illustrations de Mogens Hoff, publiée à Copenhague chez Rhodos en 1982.


Pourquoi une nouvelle édition critique?

L'objectif de la nouvelle édition, réalisée conjointement avec Knud Arne Jürgensen, de la Bibliothèque Royale du Danemark, et qui sera publiée par la Libreria Musicale Italiana, à Lucques, est double :

- Pallier l'indisponibilité des autres éditions, récentes et de toutes façons partielles, et qui sont épuisées depuis longtemps. Knud Arne Jürgensen et Ann Hutchinson Guest n'avaient eux-même publié qu'une partie de la version de 1855 - seul le premier cahier avait été retenu - dans un volume intitulé The Bournonville Heritage : A choreographic record, 1829-1875, chez Dance Books, à Londres en 1990. Il en avait toutefois enrichi le lexique de termes techniques puisés également à quatre autres sources.

- Réunir les trois versions des Etudes chorégraphiques en un seul ouvrage, de manière à permettre aux historiens et aux praticiens de la danse d'avoir une vue synthétique de l'évolution de la pensée théorique, stylistique et historique de Bournonville.

Nous avons renoncé à une publication en fac-similé, au profit d'une édition critique moderne, en raison de l'hétérogénéité des sources. Le manuscrit de 1848 est d'une lecture très difficile, la version de 1855 est pour partie manuscrite, mais comporte aussi du texte imprimé. Nous aurions abouti à un résultat qui aurait vraiment manqué de cohérence sur le plan éditorial.

 

Les trois versions des Etudes chorégraphiques

Les trois "versions" des Etudes chorégraphiques sont en réalité trois œuvres totalement distinctes. La version de 1848 traite essentiellement des questions esthétique, stylistique, technique et philosophique de la danse.

Dans celle de 1855, Bournonville se penche sur les problèmes liées à la transmission de la danse en général, et de ses propres œuvres en particulier ; il commence ainsi à jeter les bases de son système de notation chorégraphique. Bournonville y aborde également les problèmes liés à la constitution d'un "vocabulaire" de la danse, et entame l'exposé de sa "théorie du chiffre cinq". Il s'agit par là d'étudier toutes les manifestation du chiffre cinq dans les choses de la danse : les cinq positions, évidemment, mais aussi les cinq "genres" chorégraphiques que distingue Bournonville :

- grave

- vif

- anacréontique

- slave

- lascif

Cette théorie du chiffre cinq fera école, et de toutes façons, elle correspond à une opinion assez commune à l'époque. On la retrouve notamment chez Léopold Adice (auteur d'une Théorie de la gymnastique de la danse théâtrale publiée par Chaix en 1859, ndlr.), d'origine napolitaine - il fut étudiant à l'école de ballet du San Carlo - et qui fit carrière comme danseur et pédagogue à l'Opéra de Paris. Adice fait sienne la division de la danse en cinq catégories. Cela ne traduit pas forcément un attachement mystique au nombre cinq, cela procède plutôt de la volonté de systématiser la théorie de la danse [cf. L. Adice, Grammaire et Théorie chorégraphique/Composition de la gymnastique de la danse théâtrale, 17 mai 1868-17 juillet 1871. Bibliothèque de l'Opéra, Paris, B. 61(1-3)].

Plus tard, c'est Enrico Cecchetti qui s'inspirera de ces théories. Dans son Manuel des exercices de danse théâtrale à pratiquer chaque jour de la semaine à l'usage des mes élèves de 1894 (jamais publié), toutes les leçons sont structurées autour du chiffre cinq. Cecchetti divise également les positions des pieds, des bras et les arabesques en cinq types chacun. Il s'agit là en fait de repères mnémotechniques à l'intention des élèves. L'héritière ultime de cette théorie sera Agrippina Vaganova, dont la méthode descend ainsi paradoxalement de Bournonville : paradoxe apparent seulement, d'ailleurs, puisque lorsque Cecchetti séjourna à Saint-Pétersbourg, il fut en contact étroit avec Christian Johansson, un élève de Bournonville. Ainsi, c'est Johansson qui assura la transmission de l'héritage chorégraphique franco-danois jusqu'à Vaganova.

Aux Etudes chorégraphiques, dans leur version de 1855, est jointe une masse considérable de feuillets manuscrits, qui complètent ou rectifient le texte imprimé. Lorsqu'on se risque à une édition critique, cela complique singulièrement les choses, car il est très difficile de déterminer précisément à quel endroit de l'ouvrage ces notes doivent s'insérer.

La version de 1861 propose une série d'exercices et d'enchaînement de pas subdivisés sur la base des catégories établies à partir de 1848. On y trouve notamment des études de l'aplomb , des pirouettes etc. Ces exercices sont ordonnés selon l'"ancienne tradition", c'est à dire selon l'école française. Outre les descriptions des pas et des enchaînements, on y trouve aussi de nombreux conseils destinés non seulement aux élèves, mais également aux professeurs. Tous les exercices sont décrits en utilisant la terminologie française, mais sans recourir ni aux illustrations, ni à des partitions musicales.

L'édition de 1861 est brève : à peine 50 pages. Lorsque Luno la publie au Danemark en 1861, il ajoute une introduction bilingue en danois et en français. Pour sa part, Hans Beck, disciple et successeur de Bournonville au Ballet Royal, a réalisé un gros travail méthodologique et, en 1893 , il ordonne la méthode en leçons de difficulté progressive, destinées à chaque jour de la semaine. A l'origine, Bournonville avait livré les exercices pêle-mêle, sans aucune forme de hiérarchisation. Il est remarquable que le manuscrit de Hans Beck coïncide presque exactement avec la rédaction du Manuel des exercices de danse théâtrale de Cecchetti, qui lui aussi organise les leçons sous la forme d'un cycle hebdomadaire, de difficulté croissante.

 

Fondements et filiations d'une théorie

Chez Bournonville et Beck, chaque leçon est prévue pour une durée d'une heure et demie à deux heures. Elle part d'une barre d'environ 15 mn, ce qui peut sembler irréaliste de nos jours, tout comme l'idée d'un cours de moins de deux heures. L'explication la plus probable est que les élèves de Bournonville se présentaient déjà échauffés aux séances de travail, ce qui permet évidemment d'en restreindre la durée. Il est d'ailleurs symptomatique que Bournonville ne décrive que très sommairement les exercices à la barre, alors que le milieu est détaillé avec une grande précision. Par ailleurs, il semble que Bournonville, esprit créatif s'il en est, ait varié les exercices à chaque leçon, plutôt que de les avoir répétés à l'identique, en suivant servilement son manuel.

Bournonville insiste tout particulièrement sur une bonne giration, qui ne doit cependant demeurer qu'un outil permettant au danseur de "gouverner" son corps. De ce point de vue, pour Bournonville, le regard joue un rôle essentiel aussi. On remarquera que dès la version de 1848, Bournonville s'attache aussi à l'étude de la contradiction qu'il pointe entre l'en-dehors - qui relève de la "mécanique" - et le placement, qui lui est du domaine de la spiritualité. Le but ultime des exercices est d'ailleurs de faire naître en l'élève une certaine forme de spiritualité. Enfin, Bournonville met également en avant la distinction entre la danse masculine et la danse féminine, qu'il considère comme radicalement différentes l'une de l'autre.

Aujourd'hui, en ce qui concerne le maintien, l'essentiel de l'attention porte sur la région du diaphragme et du bassin. Chez Bournonville et ses contemporains, c'est au contraire la fermeté des reins qui semble privilégiée. Bournonville évite cependant toujours de décrire le corps en termes anatomiques, alors que Blasis, au contraire, se fonde toujours sur l'anatomie, et recours largement au dessin pour illustrer son propos. Bournonville préfère les mots pour décrire les exercices, et s'oppose par là également en partie aux théories de Noverre - dont il regrette explicitement les considérations anatomiques - bien que de manière assez arrogante, il faut bien le dire, il se présente, en 1848, comme son successeur.  Il se pique de surcroît  vouloir "compléter" le travail du Français, en introduisant un certain nombre de principes qui n'étaient pas évoqués dans les Lettres sur la danse.

Lors de la rédaction de la première version des Etudes chorégraphiques - et même après encore - Bournonville était relativement peu connu, et il s'inquiétait beaucoup de se voir marginaliser. C'est la volonté de quitter cette marginalité, et de laisser son empreinte dans l'Histoire, qui l'a manifestement poussé a écrire autant. Carlo Blasis rapporte qu'à l'origine, Bournonville aurait rédigé ses Etudes en danois, ce qui est très vraisemblablement faux, son choix ayant porté sur la langue française tant par respect de la tradition que par volonté de leur assurer la plus large diffusion.

 

Quel avenir pour l'enseignement de Bournonville?

Une large diffusion, c'est aussi ce que nous espérons pour cette nouvelle édition, qui sera augmentée d'illustrations et présentée dans une reliure luxueuse. Si elle est publiée par une maison italienne, il n'y a malheureusement pas eu de mécènes transalpins désireux de la soutenir financièrement ; les engagements sont venus essentiellement du Danemark, avec notamment la participation personnelle de la Reine Margareth II et de la Fondation du Prince Henrik.

Le projet a été lancé en 2002, et les derniers mois ont été marqués par un travail intense. Francesca Falcone disposait déjà d'une transcription dactylographiée de la version de 1848, réalisée par Patricia McAndrew et conservée au Lincoln Center à New York, qui provient de la collection Toscanini (la donatrice, Cia Fornaroli, danseuse à la Scala de Milan, était l'épouse de Walter Toscanini, le fils du célèbre chef d'orchestre Arturo Toscanini, ndlr). A partir de cette transcription américaine jamais publiée, Mme Falcone avait déjà eu la possibilité il y a plusieurs années de faire travailler ses propres élèves. L'enseignement de Bournonville est toujours d'actualité, et il faut espérer que la nouvelle édition présentée ici trouvera un écho favorable auprès des professeurs de danse désireux d'instruire leurs élèves des canons stylistiques du Maître danois.

 

Francesca Falcone

 

 

Entretien réalisé le 09 avril 2005

© Francesca Falcone - Dansomanie