Dansomanie : entretiens :
Dominique
Delouche
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Dominique Delouche, cinéaste de la danse
Pour Dansomanie, Dominique Delouche raconte comment il a "filme la danse"
Dominique Delouche, cinéaste connu de tous les balletomanes, a accepté, pour Dansomanie, de retracer les grandes lignes de sa carrière, de nous relater ses rencontres avec quelques unes des personnalités les plus marquantes de l’art chorégraphique, et de nous expliquer comment on « filme la danse». Si cet entretien évoque le passé, il n’en est pas moins en prise directe avec l’actualité, puisque d’une part, Dominique Delouche a été l’un des rares à rendre un hommage appuyé au regretté Serge Lifar à l’occasion du centenaire de sa naissance, notamment au travers de Serge Lifar Musagète, film dont la sortie en salle est attendue pour la fin du mois de novembre 2005, tout comme la parution en DVD des deux derniers documentaires de la désormais célèbre série Une étoile pour l’exemple.
Dominique
Delouche, cinéaste de la
danse
Dominique
Delouche, pourquoi avoir choisi la danse comme objet de
film?
A la vérité,
c’est par la danse que j’ai découvert les arts du
spectacle ; c’est elle qui m’a donné cette
révélation du ballet comme un art non seulement merveilleux,
féerique, mais presque divin. J’avais 12-13 ans, c’était
la guerre, et je découvrais un espace où des hommes et des
femmes défiaient les lois de la gravitation. C’était pour
moi comme les anges dont on me parlait au catéchisme. J’avais
du mal à croire aux anges, mais après avoir vu les danseurs
de l’Opéra, je me suis dit que les anges
existaient vraiment, et qu’ils
s’appelaient Lifar, Darsonval, Peretti,
Lorcia… Ensuite, la danse ne m’a plus quitté, et
lorsque j’ai abordé d’autres arts – au premier rang
desquels figure le cinéma, évidemment – la danse m’a
rejoint.
Le
Spectre de la danse fut mon premier film. Je l’ai tourné
à l’âge de 25 ans. J’ai eu la grande chance
d’obtenir d’emblée la collaboration de Serge Lifar.
Ce film a rencontré un certain succès, même à
l’étranger, et a ainsi lancé ma carrière. A
l’époque, je n’imaginais pas que ce film aurait une vie
aussi longue. En cette année 2005, qui marque le centenaire de la
naissance de Lifar, j’ai repris, dans Serge Lifar
Musagète, des images de ce court métrage qui est l’un
des très rares films où le Maître est présent
lui-même.
Contrairement à
ce que pourrait laisser croire la réputation de vanité
qui le poursuit, il hésitait beaucoup à se faire
filmer et à laisser filmer ses chorégraphies, à la
différence par exemple de Massine, dont il reste beaucoup de
documents cinématographiques.
Après
Le Spectre de la danse et
l’Adage, j’ai abandonné
le tournage de films sur la danse et j’ai réalisé plusieurs
oeuvres sans rapport avec cet art, même si certains critiques ont
affirmé que mes films possédaient un caractère
«chorégraphique». C’était la caméra,
qui, par son graphisme compliqué, apportait une dynamique qui faisait
penser au ballet. Mon point de référence était le
cinéma de Max Ophüls, qui est à mon sens
véritablement «chorégraphié», effectivement.
Je reconnais d’ailleurs en Ophüls mon maître en cette
matière. Un lien supplémentaire m’unit à Max
Ophüls en la personne de Danièle Darrieux, qui fut
sa grande inspiratrice, et que j’ai dirigée dans deux de mes
films , Vingt quatre heures de
la vie d’une femme et
Divine, une comédie
musicale.
J’ai connu
personnellement Ophüls deux ans avant sa mort, et je devais être
son assistant pour son dernier film, intitulé
Les Montparnots ; celui-ci,
qui raconte la vie de Modigliani, a finalement été
tourné par Jacques Becker, sous le titre de
Montparnasse 19,
Ophüls étant malheureusement décédé
avant d’avoir pu mener ce projet à bien.
Le fiasco total
de Divine m’a ensuite
éloigné du cinéma de fiction pendant de longues
années. J’avais alors même arrêté toute
activité dans le cinéma de long métrage et je me suis
lancé dans la mise en scène d’opéra, grâce
à Gabriel Dussurget, qui m’engagea au Festival d’Aix
en Provence. J’ai également travaillé à
l’Opéra de Paris avec Rolf Liebermann, notamment pour
Werther (Massenet), ainsi qu’en Allemagne. Je réalisais
la mise en scène aussi bien que les décors et les costumes.
Je suis revenu au
Septième art par la petite porte, comme un débutant, en tournant
des courts-métrages, qui traitaient bien sûr de la danse.
J’avais remarqué, parmi les courts-métrages que j’avais
fait au début de ma carrière, que seuls ceux sur la danse
étaient encore «vivants», et qu’ils avaient pris de
la valeur avec le temps, de par leur qualité de témoignage
historique. Des années après, le
Spectre de la danse et
l’Adage étaient encore
demandés partout.
M’appuyant
sur ce constat, je me suis décidé à réaliser
une monographie sur Rosella Hightower –
Aurore, avec Elisabeth Platel
à ses débuts – puis une autre sur Yvette
Chauviré (Le Cygne), où celle-ci donnait un cours à
Dominique Khalfouni.
Je dois beaucoup
à Yvette Chauviré, car lorsque
Le Cygne a été
achevé, elle m’a demandé de tourner un documentaire plus
long qui comprenait 5 ou 6 séquences montrant des rôles majeurs
qu’elle transmettait à de jeunes danseurs de son choix.
Ce film, qui en
principe, ne devait servir que de pièce d’archive, est en fin
de compte sorti en salle sous le titre
d’Une étoile pour
l’exemple et a connu un succès inespéré.
Yvette Chauviré m’avait ainsi remis en selle en tant que
cinéaste de longs métrages. La réussite de ce film m’a
ensuite permis de tourner une dizaine d’autres films, au rythme d’une
production tous les deux ou trois ans. C’est ainsi que j’ai
réalisé Maïa,
Katia et Volodia,
Comme les oiseaux,
Les Cahiers retrouvés de Nina
Vyroubova, Serge Peretti, le
dernier Italien…
Je pensais en avoir
terminé en 2001 avec d’une part
Violette et Mr. B., et d’autre
part Markova la légende.
J’avais à mon acquis les éléments d’un puzzle
qui reconstitue à peu près le paysage de la danse classique
de ces trente dernières années. Il a fallu que le centenaire
Lifar approche et que je me rende compte que rien ne se préparait
pour honorer la mémoire de cet homme de génie, pas même
à l’Opéra de Paris, qui lui devait tant, sinon tout.
Pourquoi
n’avoir pas touché à des reconstitutions d’œuvres
chorégraphiques, et lors de mon incursion en tant que metteur en
scène de théâtre, m’être cantonné au
domaine de l’art lyrique?
Mon
thème, c’est la transmission, la mémoire de la danse,
transmettre d’une génération à l’autre.
C’est une sorte d’entreprise de mainmise sur la mémoire
fragile de la danse. J’appelle cela mon anamnèse, c’est
à dire le contraire de l’amnésie. L’anamnèse,
c’est le moment de la messe où l’on évoque la
première eucharistie. L’Eglise a mis les anges au placard, il
nous reste les
danseurs.
La
danse, une religion donc?
Le choc que j’ai
eu à 13 ans en voyant les danseurs de l’Opéra était
en quelque sorte un choc mystique, une réminiscence d’un état
antérieur de l’homme, avant la chute, et que nous pouvons
espérer réacquérir après la mort. C’est
ainsi une sorte de relent d’un Paradis perdu.
Ce que les gens
– notamment ceux étrangers au monde de la danse
- remarquent dans mes films,
c’est le rapport entre les générations, l’extrême
humilité des jeunes et la grande sollicitude des aînés
envers eux. Cela crée un climat de suave harmonie que l’on retrouve
difficilement dans les autres disciplines, même artistiques. Il y a
dans le travail des danseurs une concentration qui confine à la
ferveur.
Le
rapport de mes films à la musique?
Pour illustrer les
derniers pas de Giselle,
dans Le Spectre, on trouve par exemple la
Nuit transfigurée de
Schoenberg ; c’est une sorte de «départ
céleste». J’ai moi-même fait beaucoup de musique,
et je passe encore plusieurs heures par jour à m’en
imprégner.
J’ai
été très étonné d’apprendre de la
bouche d’Elisabeth Platel qu’il n’y avait pas de classe
de piano ou de solfège à l’Ecole de danse, à Nanterre.
Je pense que connaître la musique permettrait aux jeunes danseurs de
pouvoir travailler sur des partitions, plutôt que de se borner à
compter les temps.
En ce qui me concerne,
quand je monte mes films, je travaille avec la partition de musique sous
les mains, et c’est là que je note les repères de la
chorégraphie.
L’un de mes
grands regrets, en matière de ballet, c’est la pauvreté
des partitions musicales. M. Mortier – qui est musicien –
disait qu’il était horrifié quand il entendait la musique
de la Bayadère. Je ne suis
pas loin de partager cette opinion.
On a malheureusement
oublié cette époque bénie des dieux, instaurée
par Diaghilev, où tous les éléments des ballets
– décors, livrets et musique – étaient de la plus
haute qualité. Jacques Rouché avait poursuivi cette
politique en accord avec Serge Lifar. Combien de partitions originales
ont été chorégraphiées et sont maintenant en
sommeil dans les rayonnages de la Bibliothèque de
l’Opéra… : Poulenc, Honegger, Florent
Schmitt, Albert Roussel, Paul Dukas, Igor Strawinsky,
Louis Aubert…
Nouréev a fait entrer les Pugni et les
Minkus à l’Opéra, au grand désespoir des
musiciens de l’orchestre.
Lifar était
un homme merveilleux, tout à fait à l’opposé de
la réputation qui lui a été faite. Il était
d’une courtoise, d’une politesse extrême, presque d’un
autre siècle. Et c’était aussi un homme blessé.
Il avait quitté l’Opéra dans des conditions humiliantes,
et il essayait de panser cette blessure par une sorte d’acceptation
« oblative» de sa situation. Il me faisait un peu penser au
Prince Mychkine, de l’Idiot de Dostoïevski.
Il a beaucoup souffert de l'ostracisme exercé envers lui, mais il
ne se plaignait pas. Il fallait deviner cette souffrance derrière
sa sérénité apparente.
J'ai évolué
dans ma manière de filmer les danseurs. Dans mes premiers films, j'ai
cherché à ajouter une sorte de "chorégraphie de la
caméra", en ayant recours à des travellings et des mouvements
de grue sophistiqués. Avec le temps, je me suis aperçu qu'il
fallait traiter les choses avec plus de simplicité, et qu'il valait
mieux ne pas ajouter aux mouvements des danseurs ceux de la caméra,
qui risquait ainsi de les altérer, voire de les abolir. Paradoxalement,
l'idéal, pour filmer le mouvement, c'est un plan fixe. Ce minimalisme,
qui est une contingence esthétique, est également en accord
avec les moyens financiers modestes qui sont à ma disposition.
Le cadrage doit
laisser au danseur, en hauteur et en largeur, un espace légèrement
plus étendu que ce dont il a besoin pour sa danse. Il faut lui garantir
un certain espace vital, ne pas le "mettre en cage" avec un cadrage trop
étriqué. Cela n'empêche nullement de réaliser,
pour capter des expressions, des plans rapprochés d'où les
jambes seraient exclues ; mais en aucun cas l'envergure des bras ne doit
être tronquée.
Après un
plan rapproché, je reviens toujours à un plan général,
sitôt que les jambes du danseur se remettent à "tricoter". Le
changement de plan s'effectue toujours sur un accent de la musique (normalement,
le premier temps d'une mesure). Lors du montage, tous les plans sont
assemblés en fonction de la musique. Je réalise ce travail
avec la partition sous les yeux.
Chaque séquence
est tournée plusieurs fois ; il en résulte des kilomètres
de rushes, qu'il faut ensuite trier. Des regrets sur ce qu'il faut
éliminer? Rarement. En ce moment, je réalise une transcription
dactylographiée de toutes les master-classes de Violette Verdy.
Aux dialogues conservés pour le film, j'y ajoute tout ce qu'elle a
dit sur les rushes qui ont finalement été mis de côté.
Je pense que ces textes pourraient constituer la matière d'une publication
pour l’archivage de l’histoire de la danse. Personnellement, j'aurais
bien voulu disposer de tels documents sur les danseurs du début du
XXème siècle!
Violette Verdy
était particulièrement brillante, elle parlait avec une telle
chaleur de Balanchine et de Robbins qu'il m'est apparu
nécessaire de préserver. J'espère vraiment qu'il se
trouvera un jour un éditeur qui acceptera de publier ces documents.
Spontanément,
les danseurs - qu'ils soient maîtres ou élèves - oublient
qu'ils sont filmés. Et comme nous filmons avec plusieurs caméras,
les raccords entre les plans sont généralement bons, sans
rupture perceptible.
La vraie
"écriture" du film se passe au montage. Là, c'est un peu comme
si l'on composait une partition de musique, on alterne les mouvements vifs
et lents, les accents forts et les moments d'inaction volontaire.
Le montage proprement
dit est réalisé sur un banc numérique par un technicien
professionnel. Moi, je suis là, l'"écrivain", j'ai l'impression
de sertir des phrases, à l'image d'un poète qui fait attention
à la scansion. Et c'est là qu'on se rapproche à nouveau
de la musique.
Il existe au Centre
National de la Cinématographie un compte spécial de "soutien
sélectif" destiné au financement de certains tournages. Je
l'ai obtenu au titre des films sur la danse. Le problème, c'est que
cette subvention ne peut être attribuée que si l'on dispose
déjà du concours d'un diffuseur télévisuel. Pour
la danse, le tour est vite fait, puisque seules Arte et Mezzo s'intéressent
à la danse. Lorsque ces chaînes pré-achètent les
droits de diffusion de mes productions, cela me permet ensuite d'obtenir
également le concours financier du CNC. Parfois, d'autres sources
de financement sont possibles, comme des aides du Ministère des Affaires
Etrangères, ou les droits versés par des télévisions
de pays autres que la France.
Pour réaliser
un film, je dispose en moyenne d'un budget de 150 000 Euros, ce qui est
très juste si l’on ne veut pas être déficitaire.
Heureusement, en matière de cachet, les danseurs ne sont pas très
gourmands et ne discutent pas les tarifs ; ils acceptent ce que je peux leur
donner. Je leur en suis reconnaissant. Et il faut bien évidemment
aussi rémunérer les techniciens. Moi, j'arrive le dernier sur
la liste, et je peux vous assurer que je n'ai jamais fait fortune avec mes
films de danse! Maintenant, il est vrai que les vidéocassettes et
les DVD offrent de nouveaux débouchés. C'est mon distributeur,
Doriane Films, qui se charge de commercialiser ces supports.
Actuellement, je
n'ai pas de nouveaux projets concrets de films. En fait, je souhaitais
déjà mettre un terme à mon activité de cinéaste
en 2001, mais l'approche du centenaire Lifar m'a conduit à
reprendre la caméra, d'autant que je me suis rendu compte que
l'Opéra de Paris n'envisageait rien pour célébrer cet
événement.
J'ai songé
à une monographie consacrée à Marcia Haydée,
qui demeure l'une de ces grandes personnalités, capables de nous en
apprendre beaucoup sur leur répertoire : John Cranko, que je
n'ai pratiquement jamais abordé, ainsi que Béjart et
Neumeier. Mais je n'ai trouvé encore aucune chaîne de
télévision qui veuille bien s'intéresser à cette
grande artiste, ce qui me paraît vraiment affligeant. Espérons
qu'il finira par se trouver un producteur qui acceptera de financer un tel
documentaire. Au nombre des regrets, il y a des films de fiction qui ne verront jamais le jour, car le fiasco de Divine m'a fait perdre tout crédit auprès des bailleurs de fonds. Mais le domaine des regrets est malsain, et n'incline pas à la créativité. Je me tourne à présent vers l’écriture, et après Corps glorieux, qui était consacré à la danse, je viens de terminer la rédaction de mes souvenirs de Federico Fellini, dont j’ai été l’assistant et à qui je dois tant. Ce livre doit paraître en février 2006, sous le titre Mes felliniennes années.
Dominique Delouche
Entretien
réalisé le 29 septembre 2005
© Dominique Delouche – Dansomanie
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