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Prix de Lausanne 2019 - Interview : Julio Bocca
08 février 2019 : Julio Bocca, ambassadeur de la danse argentine
Si
Julio Bocca n'est pas lui-même un ancien lauréat du Prix
de Lausanne, il n'est pas pour autant un inconnu dans la
métropole vaudoise, puisqu'il a déjà
présidé en 2016 le jury du concours. Trois ans
après, il est de retour au jury, mais en qualit de simple
membre, la présidence revenant cette fois à un autre
latino-américain, Carlos Acosta. Pour Dansomanie, Julio Bocca a
accepté de revenir sur sa carrière, qui a fait de ce
natif des faubourgs de Buenos Aires un véritable ambassadeur du
ballet argentin.
Julio Bocca, membre du jury du Prix de Lausanne 2019
Vous n'avez
pas été vous-même candidat au Prix de Lausanne.
Quels sont vos liens avec cette compétition ?
J'ai d'abord des liens avec de nombreux danseurs présents, ainsi qu'avec
des membres du jury. Je connais bien Amanda Bennett, qui était la
directrice artistique auparavant, et c'est elle qui, la première, m'a
invité, il y a quelques années, comme président du jury [en 2016, ndlr].
Bien sûr, j'étais aussi familier du Prix dans la mesure où je connais
pas mal de lauréats passés. J'ai eu la chance d'y venir comme professeur
et coach une fois ma carrière terminée. C'est une belle compétition et
une compétition différente de celles de Moscou ou de Pékin, dont j'ai
également été membre des jurys.
Commençons par le commencement. Quelle a
été votre formation initiale et qu'est-ce qui vous a conduit à
participer à des concours, à Osaka, puis à Moscou ?
J'ai commencé la danse à l'âge de quatre ans avec ma mère. J'ai grandi
dans un environnement d'artistes. Ma famille n'était pas riche du tout,
on était même plutôt pauvres. Nous habitions pas très loin de Buenos
Aires, à environ une ou deux heures de train de la capitale. A l'âge de
sept ans, j'ai donc rejoint l'école nationale de ballet [Escuela
Nacional de Danza, ndlr.] et, à huit ans, l'école du Teatro Colón
[Instituto Superior de Artes del Teatro Colón, ndlr.]. J'étais très
soutenu par ma famille et c'est, je pense, ce qui est le plus important
pour aider un enfant à poursuivre la danse. A l'âge de quatorze ans,
j'étais déjà prêt à travailler. J'ai obtenu mon premier contrat au
Venezuela [en 1982, ndlr.] et à quinze ans, j'ai pu danser mon premier
rôle de soliste à Rio, au Teatro Municipal : c'était La Fille mal gardée de Frederick Ashton. Je suis ensuite revenu au Teatro Colón, où je suis devenu soliste et danseur principal.
Mais je voulais voir un peu plus le monde extérieur. C'est la raison
pour laquelle j'ai participé à une première compétition, à Osaka. Comme
je l'ai raconté à la conférence l'autre jour, dès le deuxième tour, on
m'a remercié et dit au revoir. Je suis cependant très reconnaissant à
cette compétition, car elle m'a permis de rencontrer Manuel Legris, qui,
lui, a gagné la compétition. Après Osaka, je suis rentré à la maison, à
Buenos Aires. Là, j'ai découvert qu'allait avoir lieu un autre
concours, à Moscou. Tout le monde autour de moi me disait d'y aller. De
mon côté, je me disais que j'avais déjà un travail ; de plus, j'étais
déçu de ce qui s'était passé à Osaka et je ne me sentais pas vraiment
sûr de moi pour faire Moscou. Mon professeur a quand même insisté pour
que j'y aille, ne serait-ce que pour l'expérience, pour voir des
danseurs différents, un endroit différent. J'ai fini par acquiescer. Je
me suis dit que c'était peut-être la seule chance de ma vie que j'aurai
de danser au Bolchoï. Je suis parti pour Moscou en étant plus détendu
que pour Osaka. Je m'étais dit que j'allais montrer ce que je savais
faire : « Voilà, je viens d'Argentine, voilà comment nous sommes
formés... » J'ai donc participé à la compétition, il y avait 145
candidats, et j'ai remporté la médaille d'or – sept mois après Osaka..
Pour moi, le concours de Moscou a représenté une toute nouvelle
expérience. C'est en effet grâce à cette médaille que tout a commencé,
que tout s'est éclairé. Juste après, j'ai été invité à un gala à Paris,
au Théâtre du Châtelet, puis j'ai été invité à l'ABT. Un ami de
Barychnikov m'a appelé pour me dire que celui-ci voulait me voir. Je
suis parti à New York, j'ai passé une audition avec lui – une leçon
privée, seul, avec le pianiste et le professeur. Le lendemain, je
recevais un contrat de danseur principal à l'ABT. J'avais 19 ans.
Tout est donc arrivé très tôt pour moi. Bien sûr, je dirais qu'il y a
toujours eu le travail, c'est le seul seul moyen d'y arriver... mais
j'ai aussi eu de la chance, celle de pouvoir danser dans le monde entier
– avec Natalia Makarova, Noëlla Pontois, Monique Loudières, Ludmila
Semenyaka, Carla Fracci... –, de danser dans de grands et beaux
théâtres, et aussi celle de pouvoir mener ma propre carrière. Je n'étais
pas un danseur de compagnie régulier. J'ai monté ma propre compagnie,
j'ai créé ma fondation – elle existe depuis vingt ans maintenant –,
destinée aux jeunes danseurs qui n'ont pas les moyens financiers de
poursuivre leur formation. J'ai eu une carrière différente de celle de
la majorité des danseurs. Aujourd'hui je suis très heureux, même si je
regrette parfois de ne pas avoir pris le temps de travailler avec plus
de chorégraphes, mais je ne peux pas me plaindre non plus de ma
carrière.
Vous venez d'évoquer votre fondation
pour les jeunes danseurs. Quelle influence pensez-vous avoir eu sur les
plus jeunes générations de danseurs en Amérique latine ?
Je pense que j'ai été le premier à rendre la danse vraiment populaire en
Argentine. Très tôt, je me suis demandé pourquoi, par exemple, on ne
pourrait pas donner du ballet dans un stade de football. Pour moi, le
ballet est un art. Il n'y a pas à « comprendre », il faut juste savoir
apprécier ce que cet art et ses artistes nous donnent. J'ai donc
beaucoup travaillé dans cette optique.
En Argentine, nous avons une longue histoire avec le ballet : nous avons
de bons danseurs, de bons professeurs, de beaux théâtres. Mais le
peuple, lui, a toujours été plus ou moins exclu de cet art, car pour
voir du ballet, il fallait avoir de l'argent, pouvoir s'habiller... Et
beaucoup de gens ne pouvaient pas se le permettre. J'ai changé ça et
j'en ai fait un art très populaire. J'ai beaucoup dansé dans les stades
et je me suis produit partout en Argentine afin que les gens puissent
découvrir cet art. Je pense que si je laisse quelque chose en héritage,
il faut poursuivre dans cette ligne : faire en sorte que le ballet reste
un art populaire, tout en conservant la qualité et le niveau
d'excellence dont il a besoin.
C'est Alicia Alonso, originaire elle aussi du monde hispanique, qui a en
quelque sorte tracé la route. A Cuba, elle a su faire la différence et
elle nous a permis, à nous les gens d'Amérique latine, d'être connus
dans le monde, de participer à des concours, d'être engagés dans des
compagnies... D'une certaine manière, je poursuis cet héritage.
Vous êtes devenu une sorte de héros en Amérique du
Sud, mais quand vous étiez jeune, aviez-vous vous-même des
héros ?
L'un de mes héros était Vladimir Vassiliev, l'étoile du Bolchoï. Bien
sûr, il y avait aussi Noureev et Barychnikov. J'ai eu la chance – nous
ne l'avons plus en ce moment ! - de voir danser tous les grands au
Teatro Colón : Michael Denard, Patrick Dupond... Ils sont tous
venus danser chez nous. Nous avions aussi les ballets de Pierre Lacotte.
Beaucoup de danseurs différents m'ont influencé à différents niveaux :
comme artiste, comme partenaire, comme personne... et j'ai eu la chance
de travailler avec eux. J'admirais beaucoup par ailleurs les gens de ma
génération : Manuel Legris, José Manuel Carreño, Sylvie Guillem, Aurélie
Dupont, Élisabeth Platel, Isabelle Guérin,.. De beaux danseurs, des
danseurs différents, mais qui cherchaient tous la même chose sur scène :
la qualité et l'excellence artistiques.
Jury du Prix de Lausanne 2019 - Julio Bocca, 3ème en partant de la gauche
Vous avez été président du jury du Prix
de Lausanne en 2016. Au-delà des qualités mises en avant dans le
règlement du Prix, quelles sont celles que vous appréciez en priorité
chez un danseur ?
Ce que je cherche d'abord chez un danseur, c'est la personnalité. Je
regarde s'il est présent à la barre, s'il prend plaisir à la classe ou à
la répétition ; l'attention prêtée aux corrections est aussi quelque
chose d'important. Ensuite, il y a évidemment le physique : les jambes,
les pieds, les pirouettes, la technique en général. Mais vous savez,
dans le monde, il y a toutes sortes de compagnies différentes, donc je
pense aussi aux opportunités que pourrait avoir tel danseur à tel
endroit. Tout le monde ne peut pas danser à l'Opéra de Paris, tout le
monde ne peut pas être engagé au Bolchoï, tout le monde ne peut pas
aller à l'ABT... Il y a là une question de style. Mais en tant que
danseur ou en tant que directeur, ce que je cherche, c'est la
personnalité et, j'ajoute, la qualité dans le travail. J'aime quand le
travail est pur, vrai, naturel. Je veux voir un être humain sur la
scène.
Beaucoup de danseurs argentins brillent aujourd'hui dans le monde. Y a-t-il un « style » argentin ?
Nous n'avons pas d'école à proprement parler. A l'école de danse, j'ai
moi-même été formé à différents styles de danse : le style Cecchetti, le
style français, le style Vaganova, le style Bournonville... Chaque
année, c'était un peu différent. En fait, à l'époque, on nous préparait à
tout danser. En revanche, on n'était pas du tout préparés à être de
bons danseurs contemporains. Aujourd'hui, c'est différent, on attend des
danseurs qu'ils aient le même niveau en classique et en contemporain,
et je pense que c'est bien. Je ne pense pas non plus que nous,
Argentins, ayons un « style ». Ce qui fait peut-être la différence,
c'est qu'en Argentine, les gens vont jusqu'au bout des choses. On fait
les choses et on s'efforce de les rendre naturelles. Et notre danse est
un peu comme ça : spontanée. Nous dansons sans trop réfléchir.
Vous avez dirigé récemment le Ballet
Sodre, autrement dit le Ballet national d'Uruguay, et vous en avez
finalement démissionné. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
Oui, j'en ai démissionné en 2017, au bout de sept ans. J'avais vraiment
besoin de faire une pause dans ma tête. Il faut savoir que le théâtre
national a connu un grand incendie en 1971... et que sa reconstruction a
duré jusqu'en 2009. Les travaux furent donc très très longs (rires) et,
à la fin, la compagnie était au plus bas : il n'y avait plus que
vingt-cinq danseurs, ils ne donnaient qu'une vingtaine de
représentations par an, avec cinq personnes dans la salle, et des grèves
à répétition... On m'a alors proposé de reprendre en main la compagnie.
J'ai tout de suite décidé qu'il fallait travailler dans une autre
direction. A partir de là, je peux dire que j'ai monté une nouvelle
compagnie. L'effectif a grimpé à soixante-cinq danseurs et durant ma
dernière saison, nous avons donné un total de cent-cinq représentations,
ce qui est vraiment beaucoup pour l'Amérique du Sud. Nous avons
également monté un vrai répertoire : Cranko, MacMillan, Forsythe,
Kylian, Duato, Balanchine, Tudor, Goyo Montero... et tous les grands
classiques. Et le public est passé de cinq personnes à 20 000 personnes
dans un pays qui compte trois millions d'habitants et une capitale -
Montevideo - d'un million d'habitants. Là aussi, j'ai fait en sorte de
rendre le ballet populaire. Et aujourd'hui, les gens aiment la compagnie
nationale, ils en sont fiers, comme ils sont fiers de leur équipe de
football. J'ai décidé d'arrêter, car cela représentait vraiment trop de
travail, la politique s'en mêlait aussi... Bref, il était temps pour moi
de revenir vers les danseurs et depuis, je suis professeur et
répétiteur invité à travers le monde. Je travaille avec l'ABT, le
Houston Ballet, le San Francisco Ballet, le Ballet d'Orlando, l'English
National Ballet, le Ballet de Finlande, le Ballet de Zurich... Je vais
aussi au Bolchoï, en Australie... Je suis très content de faire ça, de
transmettre aux autres ce que j'ai moi-même reçu des différents
danseurs, professeurs, chorégraphes, et directeurs.
Avez-vous un « meilleur souvenir » en scène ?
C'est très difficile de répondre, car la chose la plus importante à mes
yeux, c'est justement d'être en scène. J'ai aimé danser, j'ai aimé être
sur scène, quel qu'ait été le spectacle. Bien sûr, avoir été le
partenaire d'Alessandra Ferri pendant tant d'années, avoir eu avec elle
ce lien si intime représente quelque chose de spécial. Je me souviens
également avec émotion d'un gala à l'Opéra Garnier, où nous avons
partagé la scène avec le Ballet de l'Opéra de Paris. Il y a aussi eu mon
dernier spectacle : 300 000 personnes debout durant deux heures dans
les rues de Buenos Aires, et tous mes amis présents : Tamara Rojo,
Manuel Legris, Nina Ananiashvili, Jose-Manuel Carreño, des acteurs, des
chanteurs...C'était vraiment une grande soirée. Voir le respect du
public, le silence pendant le spectacle, les cris à la fin... c'était
très émouvant. Je repense aussi à Roméo et Juliette pour le dernier spectacle de Makarova à Covent Garden, la dernière Giselle
de Carla Fracci au Metropolitan Opera. Ces quelques moments me
reviennent à l'esprit et j'ai bien conscience que peu de danseurs ont de
tels souvenirs, non seulement parce que j'étais un danseur itinérant,
mais aussi parce que j'ai eu la chance de vivre à une grande époque pour
la danse classique.
Pensez-vous faire partie de l'histoire de la danse aujourd'hui?
Bien sûr, je suis très fier de ma carrière et je sais ce que j'ai pu
apporter à la danse, au moins en Amérique du Sud. Certains se
souviendront de moi, mais j'espère surtout que l'art du ballet, et
spécialement du ballet classique, continuera d'être fort et vivant.
Julio Bocca - Propos recueillis et traduits de l'anglais par Bénédicte Jarrasse
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Entretien
réalisé le 08 février 2019 - Julio Bocca © 2019,
Dansomanie
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