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entretiens
Marius Petipa à Marseille

04 janvier 2019 : Les ballets de Petipa à Marseille, par Katia Anapolskaya - Hommage à Pedro Consuegra, avec les souvenirs de Jacques Namont.

En 1972 naît le Ballet National de Marseille. Si la compagnie est généralement associée au nom de Roland Petit, elle n'a pas été créée ex-nihilopar le célèbre chorégraphe. L'Opéra de Marseille possédait sa propre troupe, qui fut notamment dirigée par Rosella Hightower. Pedro Consuegra, danseur espagnol formé à Cuba, lui a succédé l'année même de la fondation du BNM, et en a conservé les rênes pas moins de dix-huit ans. Passionné par Marius Petipa, il a remonté, avec des moyens financiers souvent très réduits,
certains ballets de ce dernier, alors quasiment inconnus en France. Pour mener à bien cette entreprise, il a également eu recours à des artistes invités, comme Jacques Namont, à l'époque Premier danseur au Ballet de l'Opéra de Paris, qui occupa ensuite les fonctions de professeur à l'Ecole de danse de la compagnie nationale.


Pedro Consuegra devant la tombe de Marius Petipa, à Saint-Pétersbourg


2018 s'est achevé et c’est aussi l’Année Petipa qui prend fin, une année pleine d'événements, intéressants pour certains et pas trop pour d’autres... Mais cette année a quand même été marquée par un intérêt plus élevé que d'habitude pour la personnalité de ce grand maître du ballet classique.

On doit reconnaître que les Russes le connaissent et l’apprécient plus que les Français, ce qui est par ailleurs tout à fait naturel. Petipa est un grand Français, il est né à Marseille et il fait partie du patrimoine culturel français, mais il se trouve que Petipa est parti travailler en Russie et que toute son activité créatrice et artistique est liée à la Russie et pas à la France.

Aujourd’hui, quand on parle en France de l'importance de Petipa dans l'histoire de la danse classique, notamment en ce qui concerne l'Opéra national de Paris (puisque les ballets de Petipa constituent une grande partie du répertoire classique), il semble indispensable de rappeler un fait historique souvent ignoré, à savoir que les ballets de Petipa ont fait partie du répertoire de l'Opéra de Marseille (avec un grand succès), bien avant de paraître sur la scène de l'Opéra de Paris grâce à Noureev (sans aucunement vouloir diminuer les mérites de ce dernier).

Les amateurs de danse le savent bien, même si cela est souvent oublié : dès le début des années 1970, la troupe du ballet de l'Opéra de Marseille, dirigée par de grandes personnalités de la danse, a présenté des œuvres de Petipa dans leur intégralité comme La Bayadère, La Belle au bois dormant, Raymonda, Coppélia, Les Millions d'Arlequin… Et cela, alors même que la troupe de Marseille traversait une crise majeure, après le départ de nombreux danseurs qui avaient choisi de rejoindre la troupe de Roland Petit.

Un numéro spécial de la revue culturelle de la ville de Marseille consacré à la danse (Marseille - n°253, décembre 2016) rappelle que le nom de Petipa s'affichait déjà avec La Belle au bois dormant à l'Opéra de Marseille les 31 octobre et 1er novembre 1970, à l’époque où la compagnie était dirigée par Rosella Hightower.

Cette dernière avait invité pour deux spectacles Rudolf Noureev et Margot Fonteyn, après avoir préparé le corps de ballet "de manière à ce que les étoiles n'aient qu'à s'insérer dans l'écrin", selon la jolie formule de la critique de ballet Michèle Taddei. En novembre 1971, Don Quichotte est présenté à l’Opéra de Marseille, avec là aussi Noureev comme étoile invitée.

Après le départ de Rosella Hightower, en 1972, la compagnie va être dirigée pendant dix-huit ans par Pedro Consuegra, qui avait été pendant de nombreuses années le bras droit du chorégraphe Joseph Lazzini et de Rosella Hightower.

L'héritage de Petipa ne lui était pas inconnu, puisque, encore très jeune élève de Fernando Alonso à la Havane, il avait découvert plusieurs ballets de Petipa grâce à des danseurs russes émigrés en Amérique Latine. Parti en Europe, Pedro Consuegra a poursuivi sa découverte de l'œuvre de Petipa avec Boris Kniassev (mari d'Olga Spessivtseva) dans son studio de danse à Lausanne. Plus tard, il rencontre Olga Preobrajenskaya, qui, à son tour, lui confie quelques secrets chorégraphiques de Petipa. Puis, à Copenhague, il rencontre Hans Brenaa, lui aussi un grand connaisseur de l'œuvre de Petipa.

Ce n’est donc pas par hasard si, sous la direction de Pedro Consuegra, les ballets de Petipa ont occupé une place considérable à l’affiche de l’Opéra de Marseille, que ce soient les plus connus ou des œuvres généralement ignorées du grand public. Il s’agit là d’un véritable tour de force, dans la mesure où Pedro Consuegra ne disposait alors que de quatorze danseurs dans sa troupe (après les départs massifs chez Roland Petit), ce qui l’a amené dès lors à travailler avec les jeunes élèves de l’École de l'Opéra de Marseille. Malgré ces difficultés, Le Lac des Cygnes est présenté pour la première fois à Marseille en 1974, suivi un peu plus tard par Giselle et Paquita. En 1977, la troupe met en scène Don Quichotte pour des tournées hors Marseille. Pedro Consuegra présente en 1981 la scène du Royaume des Ombres de La Bayadère, puis le ballet dans son intégralité en 1983, suivi de Coppélia, de La Belle au bois dormant (avec Noëlla Pontois et Wladimir Derevianko!), de Raymonda

Le destin a fait un clin d’œil à Pedro Consuegra : Petipa avait été amené à composer aussi des danses pour des opéras et c'est également ce qu’a dû faire Pedro Consuegra à l'Opéra de Marseille. Grâce à son amour pour les œuvres lyriques, sa connaissance du chant et du piano, c'est devenu pour lui un plaisir, de son propre aveu, de créer des chorégraphies pour des opéras comme Aïda, Faust, Les Troyens, Macbeth, La Dame de Pique et Tannhäuser.

C’est sans doute cet amour de la musique qui l'a également conduit à créer une série de ballets sur la musique de Riccardo Drigo, collaborateur fidèle de Petipa pendant de longues années au Mariinski. Grand admirateur de Drigo, Pedro Consuegra a créé en 1980 Les Millions d'Arlequin, un ballet dont il était tombé amoureux depuis longtemps et qu’il rêvait de faire revivre un jour. Il a ensuite mis en scène Le Réveil de Flore, La Flûte magique (créé par Lev Ivanov pour les élèves de l'école de danse du Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg), le Pas de deux du Corsaire, le Pas de trois de La Perle et enfin Le Bouton de rose.

Parmi ces ballets créés sur la musique de Drigo, Les Millions d’Arlequin revêt une importance particulière. Cette œuvre de 1900, qui est l’une des plus connues de Petipa au début du XXe siècle, ne ressemble pas à ses grands ballets. Dans Les Millions d’Arlequin, Petipa transforme la dramaturgie du ballet, il modernise, il invente! C'est aussi ce ballet qui a été la première œuvre de Petipa reprise à l'étranger, à Copenhague en 1906, encore de son vivant.

J'ai eu l'honneur et le plaisir de rencontrer Pedro Consuegra à Marseille et de découvrir son travail, notamment ses ballets sur la musique de Drigo. A mon grand regret, j'ai appris l'existence de sa version des Millions d'Arlequin trop tard pour en faire l'analyse dans mon travail1 consacré à ce ballet.

Il est tout à fait évident que la version des Millions d’Arlequin créée en 1980 par Pedro Consuegra est la plus complète et la plus réussie à cette époque, si on la compare à celles de Piotr Goussev et de Georges Balanchine. Dans la version de Goussev, la moitié de la musique a été coupée et par conséquent, une partie importante de la dramaturgie a été supprimée. Quant aux Millions d'Arlequin de Balanchine, il faut reconnaître que ce n'est pas l’œuvre la plus réussie du grand maître.

Ce qui nous est particulièrement cher dans la version de Pedro Consuegra, c’est son amour et son respect pour Drigo, qui, d’une part, lui a interdit de procéder à des coupures musicales et, d’autre part, l’a guidé avec beaucoup de justesse pour ajouter quelques extraits d’autres musiques de ballet de Drigo qui complètent avec bonheur le portrait musical de certains personnages des Millions d’Arlequin.

Lors de notre rencontre, j’ai demandé à Pedro sur quoi il avait basé sa chorégraphie et dans quelle mesure elle était fidèle à celle de Petipa, une question qui m’intéressait d’autant plus que, ces derniers temps, de nombreux chorégraphes assurent que leur version est proche de celle de Petipa.

Sa réponse a été la suivante : «Bien sûr, je connais le lexique caractéristique des ballets célèbres de Petipa. Je l’ai appris partout où je suis passé, et là où j’ai vu diverses mises en scène, mais je me suis toujours efforcé de suivre mon analyse de la musique. Petipa était quelqu’un de très musical et j’ai essayé d’imaginer comment il aurait envisagé telle ou telle phrase chorégraphique, comment il aurait terminé telle ou telle combinaison… Et lors de notre rencontre, Preobrajenskaya m’a indiqué quelques règles que Petipa suivait pour construire ses combinaisons, ce qu’elle avait personnellement observé».

Je me souviens de mes premières impressions quand Pedro m’a montré une vidéo de ses Millions d’Arlequin : tout était mis en scène de manière très musicale, tout était empreint de fraîcheur, d’une atmosphère de fête… C’était un feu d’artifice de couleurs, un bouillonnement de vie et d’énergie émanant des personnages…

La qualité des danseurs était impressionnante et le sentiment de bonheur avec lequel ils dansaient ce spectacle se transmettait au spectateur. La Sérénade, où tous les artistes du corps de ballet fredonnaient la mélodie jouée par l’orchestre (une idée originale et bienvenue!), était remarquablement mise en scène et brillamment interprétée par Jacques Namont.

La critique de l’époque a également salué le talent des autres interprètes, notamment Nicole Leduc, danseuse étoile qui joue le rôle de Colombine, Jacques Leroy (Pierrot) et Josyane Ottaviano (Pierrette), sans oublier le personnage d’Arlequinetto, inventé par Pedro Consuegra et interprété alternativement par les très jeunes Patrick Armand et Guy-Paul de Saint Germain.

Il m’a paru intéressant de recueillir le témoignage de danseurs qui ont participé aux spectacles de Pedro Consuegra. Jacques Namont, qui a créé le rôle d'Arlequin et plusieurs autres dans les ballets mis en scène par Pedro Consuegra, a bien voulu répondre à nos questions.

Jacques Namont

Jacques Namont (à droite) dans Les Millions d'Arlequin

 

Vous étiez premier danseur de l’Opéra de Paris quand vous avez été invité à danser avec la troupe de l’Opéra de Marseille. Quelles ont été alors vos impressions des ballets de Pedro? 

Cela a été très agréable de faire ces ballets. Je me suis senti bien dans la chorégraphie de Pedro, j'étais très à l’aise, tout était pour moi très logique et musical. J'ai beaucoup aimé danser chez lui, dans cette troupe de Marseille.

C'était incroyable ! J'ai dansé plusieurs ballets là-bas. Nous avons fait des choses dingues ! Nous ne pouvions pas danser sur la scène de l'Opéra, c'est Roland Petit qui occupait cette scène, alors nous avons dansé en plein air, dans des parcs, sur la scène de petits théâtres… Nous aurions pu danser beaucoup plus si la scène de l’Opéra avait été disponible pour nous. Mais c'était quand même extraordinaire, nous avons toujours eu beaucoup de succès, les spectateurs adoraient ces soirées de ballet.

Nous avons fait beaucoup de ballets en entier et des petites choses, comme par exemple le pas de trois de La Perle. Je pense que j'ai dansé tous les ballets créés sur la musique de Drigo. Surtout, danser dans Les Millions d'Arlequin a été très agréable.


Comment avez-vous été choisi pour danser le rôle d'Arlequin?

Pedro me connaissait déjà, car j'avais dansé là-bas dans la Fête des fleurs à Genzano. Mais je ne sais pas si c'est lui qui m'a choisi pour le rôle d'Arlequin ou si c'est le maître de ballet de l'époque, Martine Herrenschmidt, qui cherchait quelqu'un de l'Opéra de Paris pour ce rôle. C'est peut-être elle qui m'a choisi. Elle a été d'abord danseuse à l'Opéra, puis chez Roland Petit, après quoi elle a travaillé à l'Opéra de Marseille chez Pedro, puis elle est devenue professeur au conservatoire d’Aix-en-Provence.

Le rôle d’Arlequin m'a tout à fait convenu, j'étais très à l’aise. En plus, j'ai eu de très bonnes  partenaires : Nicole Leduc (Colombine) et Josyane Ottaviano (Pierrette). Je pense que tout avait été réuni dans ce spectacle pour en faire quelque chose de joyeux qui correspondait bien à l'ambiance du ballet.

Je pense que Pedro a su retrouver cet esprit de joie et le public a beaucoup aimé ce spectacle. C'est dommage que nous ne l’ayons pas présenté plus souvent. Cela a été un vrai bonheur et j’ai regretté de ne pas le danser plus tard en tournée ou ailleurs.

Il est aussi très intéressant de souligner à quel point le ballet a été bien répété. Le corps  de ballet faisait une véritable fête sur scène et il y avait de vraies relations humaines entre les personnages!

Ce que j'ai aimé aussi dans mon rôle, c’est que je n'étais pas là pour faire seulement des variations ou aligner des mouvements, mais j'ai eu de vraies relations avec les autres personnages, un vrai jeu ! Si ce ballet avait été réalisé au sein d’une grande compagnie, cela aurait pu être quelque chose d’extraordinaire, c'est le genre de ballet qu'on a envie de voir, très coloré, avec une vraie histoire et beaucoup de monde sur scène! 

Jacques Namont

Jacques Namont dans Les Millions d'Arlequin

Qu'est-ce que ce ballet vous a apporté du point de vue professionnel?

Je n'étais pas très grand, donc il n’y avait pas beaucoup de rôles pour moi dans les ballets à l'Opéra de Paris. Avec Arlequin, j'ai eu l'impression de rencontrer un personnage qui me correspondait bien. Avec ce personnage, je me suis retrouvé confronté à deux extrêmes : le rôle était à la fois très gai, très vivant, très technique, très fatigant même, et il était aussi très romantique de l’autre côté. Ces deux facettes me plaisaient énormément.

Ce que je trouve très intéressant dans Les Millions d'Arlequin, c’est cette fantaisie et le fait que d’un côté, il y a une chorégraphie, et de l'autre même si on ne peut pas parler d’improvisation, il y a une certaine liberté quand toutes les choses sur scène n'ont pas été vraiment codifiées... En plus, le fait de sortir de l'Opéra de Paris et d’interpréter un rôle principal m'a beaucoup apporté sur le plan artistique.

J'ai eu l'impression de faire quelque chose d’important et aussi d'avoir un vrai rôle qui m'a libéré, ce qu’on ne m'a pas forcément donné à l’Opéra de Paris.

Je voudrais faire la comparaison avec un autre ballet. J'ai dansé dans un ballet de Janine Charrat, Jeu de cartes, créé en 1945 sur une musique de Stravinski. Dans ce ballet, que j’ai beaucoup dansé, mon personnage était le Joker. Le rôle était extrêmement technique et difficile. Et pendant toute la durée du ballet, là aussi, mon personnage était présent et agissait en relation avec d’autres personnages, d’autres cartes.

C'est bien d’avoir des Pas de deux et des variations mais, comme dans Les Millions d'Arlequin ou dans Jeu de cartes, avoir un rôle qui est le fil conducteur de tout le ballet est très agréable : tu sens que tu portes ce poids, tu assumes quelque chose d’important et tu comprends que tu ne pas fais pas seulement partie d'un ballet où chacun a sa petite case.

Je pense qu'il n'y a pas beaucoup de ballets où tu sens que tout repose sur toi, que tu dois tout bien faire mais sans tirer la couverture à toi. On a vécu une vraie amitié sur scène et d'ailleurs, tous ceux qui ont participé aux Millions d’Arlequin sont restés amis. 

Je suis très content qu'on parle de ce ballet. C'est important de parler de ce travail de Pedro qui ne doit pas être oublié.

Une autre chose aussi ne doit pas être oubliée : c’est grâce à Pedro Consuegra et à sa persévérance qu’un monument a été érigé en 1998 à Saint-Pétersbourg sur la tombe de Petipa qui en était alors dépourvue.

Pedro Consuegra a consacré sa vie à Petipa, il a étudié son héritage, il a rencontré les membres de sa famille et les grands spécialistes de Petipa en Russie et il a mis tout son talent et son enthousiasme pour que la ville natale de Petipa accueille dignement les œuvres de son fils célèbre.

1Thèse de doctorat à la Sorbonne Paris IV soutenue en 2016 sur « Les Millions d’Arlequin de Marius Petipa et Riccardo Drigo ; les créateurs, l’analyse du ballet, son destin ».





Texte et interview : Katia Anapolskaya


Pedro Consuegra

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