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entretiens
Le Rêve : renaissance d'un ballet japonisant de 1890

29 juin 2018 : Fabrice Bourgeois (Maître de ballet) et Michel Dietlin (Chef de chant) racontent la renaissance du Rêve de Léon Gastinel et Joseph Hansen


Fabrice Bourgeois et Michel Dietlin sont respectivement Maître de ballet et Chef de chant - le titre officiel des pianistes accompagnateurs -  à l'Opéra National de Paris. A l'initiative d'un critique et historien japonais de la danse, Kenji Usui, récemment décédé, ils se sont lancés dans une reconstitution libre d'un ballet oublié dû à Léon Gastinel pour la musique, Joseph Hansen pour la chorégraphie et Edouard Blau pour le livret. L'ouvrage, créé en 1890 à l'Opéra de Paris par la célèbre «star» espagnole du ballet, Rosita Mauri, va renaître à Kyoto durant l'été 2018, avec le concours de Hannah O'Neill et Karl Paquette dans les rôles principaux.


Hannah O'Neill et Karl Paquette répètent Le Rêve


Fabrice Bourgeois, maître de ballet.

J'étais danseur à l’Opéra avant de devenir maître de ballet. Lorsque j’ai pris ma retraite, il y a vingt ans, je suis tout d’abord devenu assistant-maître de ballet, même si, ponctuellement, j’ai encore tenu des rôles de théâtre. Le dernier en date, c’était dans Mademoiselle Julie, de Birgit Cullberg. J’ai d’ailleurs beaucoup souffert! Si j'ai décidé d'exhumer Le Rêve, de Léon Gastinel, c'est d'abord parce que c'était le souhait d’un monsieur qui est décédé cette année [recte: le 24 décembre 2017], Kenji Usui, un critique d’art et historien japonais, qui connaissait très bien tout le répertoire de ballet classique russe, européen et américain. Après avoir m'avoir vu en Don Quichotte, où il avait trouvé ma pantomime intéressante , il est venu vers moi et m'a dit : «Écoutez, Fabrice, j'ai retrouvé un ballet qui s'est donné il y a bien longtemps à l'Opéra. Il est inspiré d'une légende chinoise, et il s'appelle Le Rêve. Ce serait peut-être intéressant si vous acceptiez de le reprendre en le remettant un peu au goût du jour.» Je lui avais dit «Pourquoi pas ?», mais cela en était resté là. Il s'agissait d'un ballet de 1890, une époque où la danse en France était - je ne voudrais pas dire - «limitée», mais en tout cas très différente de ce qu'elle est aujourd'hui, avec beaucoup de pantomime.

Cette année, Madame Eriko Arima, qui m'engage régulièrement pour remonter des ballets au Japon, à Tokyo et à Kyoto, m'a suggéré qu'on pourrait, en hommage à Kenji Ushui qui venait de mourir, relancer le projet. Elle m'a demandé d'aller voir à quoi ressemblait vraiment Le Rêve, et si on pouvait réellement en faire quelque chose. Je me suis donc rendu à la Bibliothèque-musée de l'Opéra de Paris, tout excité, comme un enfant qui va fouiller dans une malle au trésor. J'y ai retrouvé la musique, le livret, les costumes et les décors. En revanche, aucune trace de la chorégraphie, qui avait été créée par Joseph Hansen, à l'époque maître de ballet à l'Opéra. Comment faire alors pour recréer l’œuvre, d'autant qu'il y avait aussi un problème avec la partition, qui fait appel à des instruments conçus spécialement pour ce ballet et qui ne sont aujourd'hui plus disponibles?

Le Rêve


Par ailleurs, la pièce comportait deux actes, pour environ une heure trente de spectacle, ce qui me paraissait un peu long. Eriko Arima préférait de toutes façons que je me limite à des extraits, mais ce n'était pas non plus évident d'isoler un morceau vraiment représentatif. Les costumes, eux, étaient constitués de kimonos mis sur des tutus. C'était très lourd et encombrant, et difficilement compatible avec la gestuelle de la danse d'aujourd'hui où on bouge beaucoup plus. Un éventail géant disposé sur la scène tenait lieu de décor. Il pouvait se plier ou se déplier, mais au moyen d'une machinerie complexe, dont je n'aurais pas pu disposer. J'ai gardé le concept de l'éventail, mais ce sera un éventail de lumière. J'ai aussi épuré les costumes, pour qu'ils laissent paraître les lignes des corps et qu'ils facilitent les mouvements des danseurs.

Pour la musique, j'ai sollicité Michel Dietlin. Je lui ai demandé une réduction – condensée – de la partition, pour piano.

J'ai créé une chorégraphie entièrement nouvelle. Elle respecte intégralement le livret, mais elle est réduite à environ quarante-cinq minutes. J'ai préservé l'essentiel de la pantomime, car c'était la volonté de Kenji Usui. J'y ai intercalé des pas classiques. J'ai par ailleurs moi-même refait la scénographie, en m'inspirant des décors et costumes d'origine. C'est Eriko Arima qui s'est chargée de leur réalisation, d'après mes dessins, à Kyoto.

Le ballet comporte quatre rôles principaux, confiés à Hannah O'Neill, Karl Paquette, et à deux danseurs japonais. Il y a l'héroïne, Daïta [rôle créé par Rosita Mauri, ndlr], son fiancé, Taïko, un Seigneur, Sakouna [rôle créé par Joseph Hansen, ndlr], et la Déesse des Rêves, Isanami.

La chorégraphie sera très classique, car je pense – nous n'avons malheureusement pas eu le temps d'en discuter beaucoup avant sa mort – que Kenji Usui le désirait ainsi. Je ne peux pas m'empêcher de «moderniser» un peu certains pas, de temps à autre, mais cela restera très traditionnel. Les danseuses seront sur pointes ; en revanche, je renoncerai aux tutus surmontés de kimonos, car ce n'est vraiment pas pratique pour danser. Sans doute que le créateur des costumes, en 1890, avait voulu utiliser ce stratagème pour donner une couleur exotique au ballet, mais aujourd'hui cela ne me paraît plus possible.

Eriko Arima dirige à Kyoto une académie de danse [http://www.kyoto-ballet-academy.com], qui réunit chaque été des danseurs japonais disséminés dans diverses compagnies internationales. Ce sont eux qui vont constituer le «corps de ballet». J'ai déjà créé avec eux un Don Quichotte et un Roméo et Juliette complets, et dans le même spectacle où sera présenté Le Rêve, je monterai pour l'Académie de danse de Kyoto le second acte de La Bayadère. Ce sera donc une sorte de programme de gala, avec le Grand pas de Paquita, Le Rêve et les extraits de La Bayadère, que j'ai entièrement re-chorégraphiés, pour le plaisir, malgré le travail que cela me donne.

Le choix de Hannah O'Neill pour le rôle de Daïta est évidemment lié au fait que la danseuse a des origines japonaises. Au Japon, elle est une véritable star, un peu comme Eleonora Abbagnato est une star en Italie. C'est Eriko Arima qui l'a contactée et lui a suggéré de travailler avec moi sur ce projet autour du Rêve. Elle a tout de suite accepté. Karl Paquette, qui fera Taïko, est lui aussi très apprécié au Pays du Soleil levant. Ils adorent les blonds là bas! Hannah avait déjà collaboré avec moi. L'an passé, elle a dansé Kitri dans mon Don Quichotte. En ce qui concerne Karl et moi, c'est une bien plus longue histoire, qui dure depuis une quinzaine d'années. Nous avons fait ensemble des spectacles pour l'Espace Cardin, à Paris, on est allés en Chine. On s'entend bien tous les deux.

Le Rêve


Le Rêve ne sera donné qu'une seule fois cet été, car on s'y est pris un peu tard pour louer le théâtre. Au Japon, il faut normalement réserver les salles au moins un an et demi à l'avance, sinon tout est plein. Mais il n'est pas exclu qu'Eriko Arima souhaite le reprendre l'année prochaine. L'Académie de ballet de Kyoto ne possède pas son propre théâtre, et elle est tributaire des disponibilités des salles. Elle voulait organiser une représentation d'adieux de Karl Paquette en avril 2019, mais aucune salle n'est libre avant juillet. Et en juillet 2019, précisément, nous devions reprendre mon Roméo et Juliette pour trois ou quatre représentations, mais nous allons devoir reporter le spectacle à l'année suivante.

Eriko Arima voudrait que Le Rêve soit un jour dansé en France, et elle veut faire don de l'ouvrage à l'ambassade de France à Tokyo. Je ne sais pas où en sont les démarches, mais je pense qu'elle tient vraiment à ce que Le Rêve puisse être «rapatrié» en France, même si pour le moment, ce n'est encore qu'un... rêve.

Le Rêve


Michel Dietlin, chef de chant.

Fabrice Bougeois est venu me trouver un jour en me demandant: - «Connais-tu Léon Gastinel?» - «Non» - «Connais-tu Le Rêve?» - «Non plus». Il me dit alors qu'il s'agissait d'un compositeur du dix-neuvième siècle, et que la partition de ce ballet, qu'il avait écrite, existait toujours. Je me suis alors lancé dans quelques recherches sur Internet, et j'ai effectivement trouvé l'ouvrage à la Bibliothèque nationale de France. Fabrice m'a ensuite demandé si je ne pouvais pas essayer de me procurer cette partition, car il aurait bien aimé entendre à quoi ressemblait cette musique. Des Japonais projetaient en effet de remonter l'ouvrage. C'est là qu'il m'a parlé de Kenji Usui. Je suis donc allé à la BnF, j'ai regardé la partition et j'en ai enregistré un très court extrait pour voir un peu le style. Je l'ai fait écouter à Fabrice Bourgeois. Il voulait que je la joue en totalité. Je lui ai dit que ce serait difficile, car la musique n'était pas très bonne. Je lui ai proposé de réorchestrer entièrement un certain nombre de passages. 

J'ai étudié tout le matériel de la création. Avec un logiciel d'édition musicale, j'ai gravé une nouvelle partition. Je l'ai «jouée» sur l'ordinateur, et je l'ai fait écouter aux commanditaires japonais, qui se sont mis d'accord pour lancer le projet, moyennant une réduction de la durée de la musique à environ quarante-cinq minutes. Fabrice m'a indiqué quels thèmes, quelles mélodies il désirait que je préserve. A partir de là, j'ai tout réécrit, tout ré-harmonisé, car, il faut être honnête, la musique de Gastinel a assez mal vieilli, et on comprend pourquoi il est tombé dans l'oubli. J'ai essayé de respecter le style de l'époque, marqué par Debussy. 

Pour des raisons budgétaires, il n'était pas possible de disposer d'un orchestre, et je vais donc jouer la pièce ainsi arrangée au piano seul. Avec Fabrice, on a peaufiné le travail, j'ai encore procédé à des coupures, mais j'ai aussi rallongé la partition à d'autres endroits, en développant les thèmes de Gastinel, avec des harmonies un peu différentes. En plus, j'ai composé ex nihilo un pas de deux, car il n'y en avait aucun de prévu à l'origine. J'ai pris quelques petits motifs qui n'avaient pas été utilisés par ailleurs dans ma «compilation» et je les ai travaillés en m'inspirant des Arabesques de Claude Debussy, qui ont été écrites quasiment en même temps que Le Rêve, en 1891. J'ai respecté autant que faire se peut l'esprit de l’œuvre originelle, mais il faut bien dire que Gastinel, c'était un peu du Richard Clayderman «fin de siècle»! Je me suis quand même pris au jeu, car il s'agissait de rendre hommage à Kenji Usui tout en faisant revivre un ballet oublié depuis cent ans. De toutes façons, c'est le public qui décidera.





Fabrice Bourgeois et Michel Dietlin - Propos recueillis par Romain Feist





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Entretien réalisé le 29 juin 2018 - Fabrice Bourgeois, Michel Dietlin © 2018, Dansomanie


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