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entretiens
Gil Isoart (Opéra de Paris) - «La Sylphide» : de danseur à répétiteur

01 juillet 2017 : Gil Isoart, dans les pas de Pierre Lacotte


Gil Isoart est aujourd'hui professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse, ainsi qu'au Ballet de l'Opéra National de Paris. Ancien Sujet au sein de la compagnie, il est, depuis sa retraite de la scène, devenu l'un des plus proches collaborateurs de Pierre Lacotte. C'est notamment lui qui l'a secondé - et même davantage - dans la refonte de Marco Spada au Bolchoï, dans une luxueuse production entièrement refaite. Ancien titulaire du rôle de James dans La Sylphide du même Pierre Lacotte, Aurélie Dupont lui a demandé de diriger les répétitions de ce ballet emblématique du répertoire romantique français à l'occasion de sa reprise à l'Opéra National de Paris en juillet 2017. Gil Isoart a accepté de nous expliquer ce que La Sylphide a représenté dans sa carrière professionnelle, et comment il s'attèle à présent à la lourde tâche de transmettre l'ouvrage à une nouvelle génération de solistes.


Gil Isoart (James)


Que représente La Sylphide pour le ballet de l’Opéra de Paris et pour vous personnellement?

La place de La Sylphide dans l’histoire du ballet est primordiale. C’est le premier ballet romantique, et du point vue esthétique et du point vue technique, car c’est le premier ballet dans lequel une danseuse monte officiellement sur les pointes. Pour notre compagnie, c’est une œuvre  très importante. Elle représente l’histoire française du ballet, l’histoire de l’Opéra. C’est une illustration de notre école française. Elle est particulièrement représentative historiquement, car Pierre Lacotte a recréé cette œuvre à partir des documents, et notamment des textes des cours de Taglioni. 

Dans ma vie de danseur aussi, La Sylphide occupe une place essentielle. Le rôle de James a été mon premier grand rôle à l’Opéra. J’avais vingt ans et j’avais encore peu dansé en soliste. Pierre m’a remarqué à l’issue d’un concours interne de promotion et il s’est exclamé : «Vous verrez, je penserai à vous…». La Sylphide s'est retrouvé par la suite à l'affiche et il m’a annoncé que j’allais danser le rôle principal. Cela a été un énorme éclat  - boum ! - pour moi, dans ma vie d’artiste. J’ai dansé trois séries consécutives avec Claude de Vulpian, Élisabeth Maurin, Mélanie Hurel, ainsi que le Pas des Écossais avec Isabelle Ciaravola. Pierre m’a dit : «La Sylphide vous choisit quelque part». Quand on connaît le parcours de Pierre avec La Sylphide, les prémonitions qu'il a pu avoir concernant la chorégraphie ou la manière de mettre en scène certains passages, ses intuitions créatives... confirmées par la suite dans les documents trouvés dans les archives, c'est vraiment troublant.


Après votre début dans La Sylphide, vous avez reçu le Prix  Carpeaux pour l’interprétation du rôle de James. C’est donc le ballet qui a lancé votre carrière de danseur?

Ce ballet a ouvert toute ma carrière, pas seulement ma carrière d’artiste ou de professeur. Quand je suis devenu  professeur à l’Opéra, je ne pensais pas vraiment remonter des ballets. J’aime beaucoup la pédagogie. J’ai le sentiment d’avoir poursuivi l’enseignement reçu  depuis ma rencontre avec mon premier professeur au Conservatoire de Nice, Janine Monin, qui m’a demandé d’honorer la danse noble. Après, j’ai travaillé avec d’autres professeurs comme Sacha Kalioujni, Gilbert Mayer, Atillio Labis. Ce sont les personnalités qui ont joué un rôle déterminant dans ma vie de danseur et de professeur. Un jour cependant, je me suis dit que si je devais remonter un ballet, ce serait obligatoirement La Sylphide, à la fois pour la danse et pour tout ce qui me lie à cette œuvre et à Pierre Lacotte.


La chorégraphie ancienne, la chorégraphie romantique, la danse noble... : que représente pour vous cette partie de la danse?

Pour moi, c’est en priorité servir l’art et la beauté.


Qu'est-ce qui vous a poussé dans cette direction?

C’est un ensemble de choses, comme l’éducation que j’ai reçue de mes parents. Ils aimaient les antiquités et ont participé à la formation de mon goût esthétique et artistique. Grâce à cette éducation, j’ai compris le développement des styles à travers les siècles. J’étais aussi attiré par la musique. Tous ces éléments ont participé à ma formation et je ne me suis même pas posé de question sur la direction à choisir. C’est une sorte de vocation et il se trouve que par la suite, j’ai eu la chance de rencontrer mes maîtres. J’ai travaillé aussi avec Rudolf Noureev, Jerome Robbins, qui m’ont formé, tout comme Pierre Lacotte, dans cette forte exigence dans la danse.

Gil Isoart et Claude de Vulpian
Michaël Denard (? - La Sorcière), Gil Isoart (James)

C’est cette exigence de haut niveau dans la danse classique qui vous a amené aux sources et avant tout à la danse romantique?

Oui, mais j’ai travaillé aussi avec des chorégraphes contemporains et je dois dire que l'on y retrouve la même exigence et la même recherche de qualité. Celles-ci sont nécessaires dans tous les styles de danse. Quand j’ai dansé Atys en danse baroque, j’ai aimé aussi la recherche très fine de la qualité, de la sensation, presque de l’énergie. Mais j’ai envie de défendre la danse classique, parce que c’est beau et que je vois beaucoup de danseurs qui ont envie de danser cette forme de danse. Il faut leur donner du travail et les aider à se réaliser maintenant.


A quel moment de votre vie de danseur, avez-vous décidé de vous consacrer à la chorégraphie ancienne?

J’avais déjà commencé mon travail comme professeur à l’Opéra et c’est venu comme une intuition. Je me suis dit que cela m’intéressait. Juste avant, nous avions remonté avec Pierre une classe de Gustave Ricaux, l'un de ses professeurs.


Que signifie votre collaboration avec Pierre Lacotte?  Il y a en effet d’autres gardiens de ses chorégraphies : Laurent Hilaire, Manuel Legris, Elisabeth Platel, Anne Salmon… Peut-on dire de vous que vous êtes un disciple de Pierre Lacotte?

Il est vrai, qu’il n’y a pas que moi à qui Pierre fait confiance pour remonter ses ballets. Mais je suis aussi un ancien danseur de l’Opéra, actuellement professeur à l’Opéra, et Aurélie Dupont m’a demandé d’aider à remonter ce ballet et à coacher les danseurs. En plus, ce ballet, comme je l’ai déjà dit, fait partie de mon histoire personnelle. J’y ai dansé plusieurs rôles et j’en connais bien la chorégraphie. 

C’est très gentil de dire qu’on me perçoit comme un disciple de Pierre. Moi je le considère comme un père spirituel. Nous avons des relations très fortes : il m’a suivi toute ma carrière, il connaît les hauts et les bas de ma vie artistique. J’ai dansé dans sa compagnie à Nancy comme danseur étoile et il m’a aussi donné la possibilité de faire ma première chorégraphie. Quelque part, j’ai la sensation d’être guidé par Pierre.


Ce n’est pas la première fois que vous remontez La Sylphide de Pierre Lacotte...

En effet, la première fois, c’était en 2012 en Argentine, à Buenos Aires, pour le Ballet du Teatro Colon. Ensuite, il y a quelques années, Brigitte Lefevre m’a demandé de travailler avec des solistes. Pour la reprise de cette année, Aurélie Dupont a souhaité avec Clotilde Vayer que je participe aux répétitions.

La première fois, c’était particulier, car j’étais seul pour remonter ce ballet. Non seulement j’ai travaillé avec toute la troupe de ballet, mais il me fallait aussi superviser le décor, la lumière, les costumes…Je devais connaître aussi toutes les indications à donner au chef d’orchestre. C’était un énorme travail ! Pierre m’a accordé une totale confiance, alors même que c’était la première fois de ma vie que je faisais ce travail. Il est toujours comme ça avec moi. Une fois qu’il vous a choisi pour le travail, il a pour vous une fidélité à toute épreuve. C’est très rare dans le milieu de la danse.

Je me souviens aussi de notre travail pour Marco Spada au Bolchoï. Nous avions engagé, avec Pierre et Anne Salmon, un grand travail préparatif, car il fallait repenser ce ballet spécialement pour le grand effectif de la troupe du Bolchoï. A Moscou, nous parlions tous les jours avec Pierre. Anne et moi lui rapportions ce que nous voyions, ce que nous ressentions. Nous échangions sur la manière d'avancer dans le travail. Pierre nous a fait une confiance totale dans la communication avec les artistes et c’était très appréciable. C’était le travail d’une équipe soudée.


Cette fois-ci, pour la reprise de La Sylphide en juillet 2017, comment s'est organisé le travail? Y a-t-il une différence entre la version disons initiale et celle que nous allons voir bientôt?

Dans le premier acte, le travail avec le corps de ballet a été partagé entre Viviane Descoutures et Lionel Delanoë. J’ai assisté Clotilde Vayer pour remonter les parties de corps de ballet du deuxième acte en janvier 2017 pour la tournée au Japon. Le travail avec les solistes a été partagé entre Clotilde Vayer, Claude de Vulpian et moi-même. Tout a été supervisé par Pierre. Quoique je connaisse bien ce ballet et que j’aie été très bien coaché à l’époque par Pierre et Ghislaine Thesmar, il me fallait encore apprendre le texte complet de tous les rôles, de toutes les parties de corps de ballet et pendant deux jours, je les ai dansés devant  Pierre. J’ai appris le texte en regardant les différentes versions vidéo et en interrogeant ceux qui ont dansé ce ballet. C’est un travail passionnant!  En comparant certaines vidéos, nous avons rediscuté le texte chorégraphique : ce qu’il a désiré garder, quelle version a été la plus chère à son cœur.

Gil Isoart et Claude de Vulpian
Claude de Vulpian (La Sylphide), Gil Isoart 
(James)

Pour cette reprise du ballet, y a-t-il des changements dans le texte chorégraphique?

La Sylphide est toujours en évolution. Ce n’est pas exactement le même ballet que La Sylphide de 1972 et que la dernière version d’il y a quelques années. Cette année, Pierre a décidé de raccourcir certains passages dans l’acte II. Selon lui, ils affaiblissaient le rythme du ballet. Par exemple, à l’époque, dans le pas de deux, entre les première et deuxième variations des solistes, à la demande de Noureev, Pierre avait ajouté un pas de trois de Sylphides (ce Pas de trois n’existe pas dans la première version). Aujourd'hui, Pierre le supprime pour ne pas alourdir l’action. De même, dans la deuxième partie du second acte, il a fait des coupures pour le corps de ballet. Pour mieux organiser le déroulement de l’action, il a modifié certaines entrées et sorties. En revanche, il a conservé le premier acte identique à ce qu’il était dans la dernière version.


Qu'est-ce qui a été le plus facile pour vous dans ce travail et, à l'inverse, quelles ont été les difficultés que vous avez rencontrées en remontant ce ballet?

Ce qui a été facile, c’est qu’il y avait déjà des solistes qui ont dansé ce ballet et ont travaillé ces rôles avec Pierre, Ghislaine Thesmar, Laurent Hilaire ou moi-même la dernière fois à l’Opéra. Donc le travail avec eux s’est déroulé assez rapidement. Pour cette série  il y a une nouvelle distribution de  jeunes solistes comme Léonore Baulac, Hannah O’Neill, Germain Louvet et Hugo Marchand. Les difficultés du travail de cette année, ça a été peut être le travail avec le corps de ballet, parce que quelques danseurs abordaient ce ballet pour la première fois. Mais je ne peux pas dire qu’il y ait eu des moments vraiment faciles ou vraiment difficiles dans ce travail. C’est le processus normal quand on remonte une pièce.


Si on parle de la nouvelle génération de danseurs de l’Opéra. Quelle est leur perception de ce ballet?

Ils sont très motivés. Je pense que les danseurs sont très contents de le danser. Ils ont eu un grand succès au Japon.


De votre point de vue de professeur, ont-ils réussi à entrer dans cette œuvre?

Je trouve que oui.  Pour ceux qui ont déjà dansé ce ballet, cette reprise leur a permis d’approfondir leur interprétation et je vois bien cette évolution dans leur danse, comme pour Amandine Albisson, Ludmila Pagliero ou Matthias Heymann. On voit qu’ils sont intéressés par cette chorégraphie, qu’ils ont envie d’aller plus loin, de continuer à développer les rôles. Pour ceux qui dansent les rôles pour la première fois, il y a une bonne perception du style. Ils sont bien motivés, comme c'est le cas par exemple de Josua Hoffalt, Hugo Marchand, Myriam Ould-Braham.

Après, je pense que Pierre regarde les personnalités. Il choisit à qui les rôles conviennent le mieux dans son ballet. C’est un travail d’orfèvre. On ne peut pas faire avancer tout le monde de la même façon, mais en revanche, on essaie de garder la chorégraphie, que chaque danseur va ensuite interpréter différemment. Une danseuse ne dansera pas comme une autre. Il faut trouver un équilibre pour que cela corresponde  à sa personnalité et en même temps au rôle.


Comment préparez-vous votre travail pour les rôles avec des solistes?

Je me suis toujours intéressé à cet aspect. Quand je dansais encore et que je devais préparer un rôle, je cherchais à me procurer tout ce qui était disponible autour du rôle : les documents de l’époque, la critique de l’époque, je voulais en savoir plus sur les créateurs de l’œuvre, étudier aussi la partition musicale ... Pour  préparer Marco Spada par exemple, ou La Sylphide, j’ai aussi interviewé Ghislaine Thesmar pour plusieurs raisons. Même si évidemment c’est un ballet de Pierre, c’est Ghislaine qui l’a créé comme danseuse, donc il y a chez elle un investissement personnel, des anecdotes personnelles... Des anecdotes en rapport avec son imaginaire, mais aussi au niveau physique, des souvenirs ou des astuces scéniques. Quand on n'a pas dansé un rôle, on ne peut pas savoir comment on peut améliorer l'exécution de tel ou tel mouvement, comment on doit utiliser la lumière de la meilleure façon, comment entrer en scène, ne pas oublier ceci ou cela… Bon, il y a plein de petits détails dont on parle avec celui qui a dansé le rôle, avec le créateur. Donc j’essaye de me renseigner le plus possible. A la bibliothèque de l’Opéra, on peut trouver beaucoup de documents sur les ballets, les programmes des créations. J’essaye de voir là si je peux trouver quelque chose. Je recherche aussi des gravures avec les costumes. Toutes ces recherches nourrissent aussi une motivation dans l’approfondissement de l’œuvre. Cela permet d’aimer encore plus l’œuvre, de rentrer encore plus dans celle-ci.


Ce travail personnel permet en effet d’être encore plus utile aux danseurs lors de la préparation de rôle. L’étoile du Bolchoï Dmitri Goudanov nous a dit que quand il a travaillé avec vous pour le rôle de Marco Spada, grâce à vos conseils, il pouvait sans perdre de temps résoudre immédiatement tous ses problèmes techniques et mieux comprendre le personnage, le rôle.

Même si je n’ai pas dansé un rôle, je vais dans le studio de danse et je le répète. Je fais passer ce rôle dans mon corps et je peux ainsi voir où se trouvent les difficultés, les pièges. J’essaye alors d’apporter des solutions qui sont soit techniques, soit spatiales (comment utiliser l’espace), soit même musicales. Je me suis beaucoup  appuyé sur la partition musicale, parce qu’un grand nombre de problèmes peuvent être résolus uniquement  par la connaissance du texte musical, du temps musical. Et il faut dire que Pierre est très précis sur les temps musicaux, les accents en l’air, en bas


Le fait de jouer d’un instrument est-il aussi une aide pour vous?

Cela m’aide à comprendre la structure de la composition musicale, les changements des mesures dans certaines variations. Je pense par exemple à une variation dans La Esmeralda, où l'on passe de 3/4 à 2/4 et les danseurs ne comprennent pas ce qui se passe, comment trouver les accents dans les mouvements. Il suffit de regarder la partition et tout devient simple. Si l'on a une bonne oreille musicale, cela  peut fonctionner automatiquement, mais souvent les danseurs n’arrivent pas à trouver la solution. Quand on sait comment trouver des repères, c’est simple.


A la fin de cet entretien, nous pouvons aborder la question de la transmission du ballet : est-ce que ce ballet est noté ou est-ce qu’il sera noté?

Il sera peut-être noté un jour. Je l’espère. Après, ce qui est compliqué c’est qu’on peut remarquer certaines différences entre les versions de ce ballet. Maintenant, nous avons plusieurs vidéos et on peut se rendre compte que, par exemple, telle ou telle danseuse a fait tel type de port de bras… donc il faut peut-être encore comparer, choisir, modifier peut-être certaines choses et surtout écouter encore ce que désire le chorégraphe.

 

Propos recueillis par Katia Anapolskaya


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Gil Isoart et Mélanie Hurel
Gil Isoart et Mélanie Hurel dans le Pas de deux des Écossais






Entretien réalisé en mai-juin 2017 - Gil Isoart © 2017, Dansomanie


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