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entretiens
Prix de Lausanne 2017 : Loipa Araujo, invitée d'honneur

02 février 2017 : conversation avec Loipa Araujo, directrice artistique associée à l'English National Ballet

Loipa Araujo, directrice artistique associée de l'English National Ballet, était cette année invitée du Prix de Lausanne pour parler, dans le cadre d'un «Daily Dance Dialogue», aux côtés de Sue Jin Kang et Gigi Hyatt, du sujet des femmes dirigeantes dans le monde de la danse. Pour Dansomanie, elle a accepté d'élargir son propos et d'exposer sa vision de l'enseignement et de son inscription dans la tradition chorégraphique qui s'est développée à Cuba au cours des cinquantes dernières années.






Quels sont vos liens avec Lausanne - avec la ville et avec le Prix?

Pour ce qui est de Lausanne, j'ai dansé ici même, au Théâtre de Beaulieu. La première fois, c'était dans les années soixante-dix, avec Roland Petit, quand j'étais danseuse au Ballet de Marseille. C'était pour son ballet Notre-Dame de Paris. Je suis revenue à Lausanne un peu plus tard, quand j'ai rejoint Maurice Béjart. J'étais d'abord venue pour donner des cours à la compagnie, mais Béjart m'avait aussi demandé de danser. Je ne me souviens plus de tout, mais je crois qu'on avait donné les Sept Danses Grecques. C'était au moment où l'on commençait de préparer 1789 et nous, qu'on a donné ensuite au Grand Palais à Paris. Le Béjart Ballet Lausanne m'a par la suite beaucoup invitée comme professeur. J'avais alors arrêté de danser. Je suis revenue plus récemment à Lausanne avec un groupe de danseurs de l'English National Ballet. C'est ici qu'on a préparé Le Chant du compagnon errant.


Ce qui me lie personnellement au Prix de Lausanne, ce sont les danseurs cubains. Carlos Acosta a gagné ici le Prix de Lausanne à l'âge de dix-sept ans. Son professeur à Cuba était Ramona de Sáa, mais je connaissais Carlos de l'école. Il y a eu ensuite Cesar Corrales, qui est maintenant avec nous, à l'English National Ballet. Sa mère, Tania Corrales, qui a été également son professeur, était mon élève.

Que pensez-vous des compétitions de danse en général et du Prix de Lausanne en particulier?

Je crois que les compétitions peuvent aider les danseurs. Cela leur permet d'acquérir de la force de caractère. Ce n'est pas évident de se retrouver seul face à un jury, de danser entouré d'un si grand nombre de danseurs. Dans un concours, on ne peut pas se contenter d'imiter les autres. On doit regarder en soi-même. Cela oblige à être sincère, honnête dans sa façon de danser. Mais dans une carrière, les concours ne sont pas une fin, ni un début d'ailleurs. Les danseurs doivent savoir qu'un concours ne donne pas, tout seul, la renommée si, à côté de ça, on ne travaille pas. Parfois, je vois des danseurs qui ont gagné une médaille d'or, une médaille d'argent..., et puis, plus rien, on n'entend plus parler d'eux après, c'est comme s'ils n'avaient rien fait d'autre dans leur vie. Ce que je trouve intéressant avec le Prix de Lausanne, c'est qu'il donne la possibilité à de jeunes danseurs de continuer à apprendre et à se développer. Le but n'est pas seulement de gagner une médaille. Moi-même je suis allée à Varna, j'ai gagné la médaille d'or en 1965, c'était quelque chose d'important dans ma carrière, mais ce n'est pas grâce à la médaille d'or que je suis devenue première danseuse du Ballet national de Cuba. Ce qui fait une étoile, c'est le travail, la passion, le désir de grandir et de progresser. C'est comme cela que l'on gagne la médaille d'or comme danseur. On pourrait l'appeler la médaille d'or de la vie.


N'y a-t-il pas une perversion dans les concours aujourd'hui, à force de recherche de technicité?

Oui, parfois, c'est vrai, on voit des choses terribles dans les concours. On a l'impression qu'il suffit de faire dix pirouettes, de lever la jambe ou de sauter plus haut que les autres pour gagner. On doit être très attentif à ça. Il ne faut pas se laisser impressionner par ces trucs-là. Je pense qu'il est très important d'essayer de trouver les vrais talents, mais le vrai talent, il est dans le cœur. Ce n'est pas quelque chose que l'on apprend en classe, à la barre, ou en faisant telle ou telle chose. Attention, je ne suis pas contre la technique - bien au contraire! -, mais elle doit être portée par le cœur, par le sentiment. La technique est un moyen d'expression. Aujourd'hui, on voit des danseurs qui font dix, onze pirouettes, c'est devenu commun... Cela devient une fin en soi et on ne voit plus la personne.


Revenons, si vous le voulez bien, sur votre carrière de danseuse. Vous avez commencé à étudier dans les années quarante. Quelle était l'importance de la danse à cette époque à Cuba et comment y avez-vous eu accès?

Je ne connaissais rien à la danse au départ. J'étais une enfant très agitée, je me remuais tout le temps. J'aimais surtout beaucoup la musique. Dès que j'entendais de la musique, je me mettais à bouger en rythme. Mon père a pensé qu'en me faisant suivre des cours de danse, je serais peut-être plus tranquille, je m’assagirais. J'ai commencé à suivre les cours de danse de la Société de Pro Arte Musical et j'aimais beaucoup ça, mais quand on a six ou sept ans, la danse est un jeu. A cette époque, à Cuba, on prenait des cours de danse avant tout pour avoir de belles lignes, pour acquérir la grâce, une beau port... C'est seulement quand j'ai eu quatorze ans que j'ai commencé à penser que la danse, c'était ma vie, que j'aimais cela plus que tout. A la fin de chaque année, on donnait des spectacles. Il y avait aussi à Cuba, à ce moment-là, la compagnie privée d'Alicia Alonso, qui avait sa propre école. Elle touchait une toute petite subvention du gouvernement et donnait des spectacles professionnels, mais n'était pas encore très valorisée. C'était avant la fondation du Ballet national. J'ai donc rejoint l'école d'Alicia Alonso. Jusqu'alors, je suivais l'école le matin, et l'après-midi, j'allais prendre mon cours de danse ; là, c'était l'inverse : je prenais le cours de danse le matin, je répétais, et l'après-midi, j'avais l'école et à nouveau ensuite, des répétitions. Le rythme était dur, mais c'était un bon moyen de savoir si l'on aimait vraiment la danse, si l'on était prêt à tout sacrifier - les fêtes, etc... - pour la danse. De 1956 à 1959, on a reçu davantage de subventions de l’État et on est parti avec Alicia en tournée aux États-Unis. On formait un petit groupe de danseurs autour de notre professeur, Fernando Alonso. En 1959, il y a eu la Révolution cubaine, la compagnie a reçu une grosse subvention et c'est comme ça qu'est né le Ballet national de Cuba. J'ai commencé comme danseuse du corps de ballet et j'ai gravi les échelons jusqu'au statut de première danseuse.


Qu'est-ce qui a fait la force et la pérennité du Ballet de Cuba et de son école?

Je crois que ce sont d'abord les talents. Les talents, on peut les trouver partout : dans les montagnes, en ville, à la campagne, au bord de la mer... A Cuba, ces talents, on les cherche partout et on les amène ensuite à l'école. L'école est gratuite : on donne aux enfants une éducation générale et on les forme à la danse en parallèle. On les conduit jusqu'au diplôme. Tout l'apprentissage est garanti. Parfois, dans le monde, on a des talents, mais ils n'ont pas la possibilité de payer les cours de danse, les chaussons, le matériel en général, et c'est ainsi qu'on les perd. A Cuba, on ne perd pas de talents. Chaque année, on a plus de trois-cents filles et garçons qui intègrent l'école de danse. On finit avec vingt-et-un élèves. Mais les autres, même s'ils ne terminent pas l'école et ne rejoignent pas le Ballet national, on les prépare à autre chose : certains se tournent vers les spectacles de music-hall, d'autres vers la danse contemporaine. Les artistes font partie intégrante de la vie cubaine.

Qu'est ce qui fait sa spécificité sur le plan de l'école? Et comment peut-on expliquer qu'elle continue de produire des danseurs extraordinaires?

Fernando Alonso, le fondateur de notre école et de notre compagnie, a essayé de trouver dans toutes les écoles du monde ce qui se rapprochait le plus de notre être à nous, Cubains : la force, la vitalité, la joie... Il a su prendre en compte les conditions naturelles, le climat de l'île, qui est un climat chaud, en faisant travailler l'élasticité musculaire. A Cuba, on dit qu'un enfant danse avant qu'il parle, et même avant qu'il marche. La danse est une chose naturelle chez les Cubains. Il y a aussi des valeurs importantes à Cuba, comme l'expressivité, la masculinité, la féminité... Donc il a su puiser un peu partout, il a fait un très bon mélange de toutes ces influences, et ça s'est pérennisé. Les professeurs ont ensuite gardé l'esprit de sa méthode et ont continué de la transmettre. Le fait d'avoir de très bons danseurs comme Carlos Acosta, José Manuel Carreno, Rolando Sarabia..., qui ont gardé des relations fortes avec notre école, a aussi été un élément important. Les enfants les prennent comme modèles. C'est essentiel, quand on est jeune, d'avoir des modèles, des gens à qui on veut ressembler. Après, bien entendu, on doit trouver son propre chemin.

Loipa Araujo


Vous-même, avez-vous eu des modèles ou des inspirations quand vous étiez jeune danseuse?

Bien sûr, j'en avais. Il y a d'abord eu Alicia Alonso. Je prenais les cours avec elle. Notre professeur nous donnait diverses indications à la barre, et nous, nous tournions la tête à gauche, il y avait Alicia, et elle faisait les choses exactement comme il disait. Ensuite, il y a eu l'influence de Maïa Plissetskaïa, avec qui j'ai travaillé au Bolchoï. C'était ma belle-sœur - la sœur de mon mari [Azary Plissetsky, ndlr.]. Néanmoins, quand je voyais une danseuse qui me plaisait, je n'essayais pas de l'imiter. Je pense qu'on ne peut pas imiter. Chacun possède sa propre individualité. Ce qu'on essaye de trouver, c'est le sentiment intérieur qui fait qu'un danseur ou une danseuse danse d'une certaine façon. Il faut parvenir à trouver ce moteur en soi.


L'école russe a-t-elle eu une influence sur l'école cubaine?

Au départ, pas du tout. Nous, les Cubains, nous sommes très anglais dans notre port de bras. Quand Fernando Alonso s'est rendu en Russie en 1957, il a découvert les ports de bras, les épaulements de Vaganova. Il a ensuite incorporé ces éléments dans sa méthode. C'était un homme très intelligent, très ouvert, qui recherchait le meilleur pour les Cubains et c'est ainsi qu'il a établi le cursus de l'école et fixé le contenu de l'enseignement pour chaque année. Il aimait beaucoup la danse, mais c'était aussi un savant. Il se passionnait pour la physiologie, il connaissait le fonctionnement de tous les muscles...


Que pensez-vous de l'évolution actuelle du Ballet de Cuba?

Cela fait un moment que je ne suis plus vraiment aux côtés de la compagnie. Notre problème, je crois, c'est l'absence de chorégraphes. Dans les années soixante-dix, nous avons eu un certain nombre de chorégraphes cubains, qui étaient en recherche d'un langage original. Pour nous les danseurs, c'était très intéressant de faire un soir un ballet classique comme Giselle ou Le Lac des cygnes et le lendemain quelque chose de complètement contemporain. Cela m'a en tout cas toujours beaucoup intéressée. Après, il était très difficile pour nous d'inviter un chorégraphe étranger. On n'avait pas les moyens de le payer. Parmi les chorégraphes étrangers, qu'est-ce que l'on a pu danser? On a dansé quelques pièces de Balanchine, comme Apollo qu'Alicia avait fait avec lui aux États-Unis, ou encore Ballo della Regina, un cadeau que nous avait légué une héritière de Balanchine - Merrill Ashley, il me semble. Antonio Gadès nous a aussi fait Noces de sang. Mais c'est à peu très tout. Il y avait très peu de possibilités pour nous de suivre l'évolution de la danse dans le monde. Je crois que cela a beaucoup manqué aux danseurs, qui étaient limités au répertoire classique. C'est bien, mais il y a un moment où l'on veut danser autre chose que Le Lac des cygnes, Don Quichotte.... J'espère bien qu'aujourd'hui, avec Carlos Acosta et les changements politiques, l'île va s'ouvrir. Ce manque de chorégraphes est aussi l'une des raisons pour lesquelles les danseurs quittent Cuba. Les danseurs ont besoin de vivre de nouvelles expériences, de travailler avec différents chorégraphes, de faire évoluer leur carrière.


Que deviendra le Ballet national de Cuba après Alicia?

Tout le monde me le demande, mais je ne sais pas.


Vous êtes renommée comme coach dans le monde entier. Quels sont les principes qui guident votre enseignement?

D'abord, la première chose - la chose la plus importante - est que les danseurs avec lesquels je travaille ne cherchent pas à danser pas comme moi je dansais. Il faut savoir faire parler sa propre personnalité, écouter ses sentiments personnels. Ensuite, il ne faut jamais imposer. Toujours suggérer. J'attends que les danseurs me donnent d'abord quelque chose avant de les corriger et de leur dire que tel mouvement ne va pas avec le style. Les choses doivent venir d'eux, pas de moi. Je suis là pour guider les danseurs, pour les aider dans leur approche du rôle. Voir comment un danseur parvient à faire sortir de lui des sentiments, c'est quelque chose de fascinant. C'est fascinant parce qu'on s'enrichit aussi personnellement. Parfois, je me dis : « Mon Dieu, je ne pensais pas qu'on pouvait donner cette qualité à ce rôle ». En enseignant, je n'arrête pas d'apprendre.


Quels sont les danseurs, parmi ceux que vous avez coachés, qui vous ont le plus impressionnée?

D'abord, ceux qui ont le plus de sentiments intérieurs. Ceux qui travaillent du matin au soir, ceux qui ne sont jamais fatigués, ceux qui ne trouvent jamais d'excuses pour ne pas travailler, ceux qui sont toujours prêts à travailler et ouverts à ce qu'on peut leur suggérer, ceux qui ont la passion de la danse. Et aujourd'hui, à mon âge, avec le temps, je dirais aussi ceux qui apprennent tout de suite, c'est-à-dire les danseurs à qui on donne une correction une fois, l'intègrent aussitôt et ne l'oublient pas.


Vous avez dansé et été coach à l'Opéra de Paris si je me souviens bien...

Je n'ai pas dansé moi-même à l'Opéra de Paris [c'est Josefina Méndez, l'un des "quatre joyaux du ballet cubain", comme on les appelait, avec Loipa Araújo, Aurora Bosch et Mirta Plá, qui avait dansé avec Cyril Atanassoff, ndlr.], mais j'ai travaillé dix ans comme coach à l'Opéra. C'était l'époque de Manuel Legris, Laurent Hilaire, Agnès Letestu... J'ai travaillé avec toute une génération de danseurs : Marie-Agnès Gillot, Emmanuel Thibault, que j'ai coaché pour son Don Quichotte, Myriam Ould-Braham, Dorothée Gilbert, Alessio Carbone... C'était une très belle époque et ce sont de belles années de ma vie. Mais partout où j'étais, comme danseuse ou comme professeur, j'ai été très heureuse et j'en garde de beaux souvenirs. J'ai passé cinq années merveilleuses au Ballet de Marseille, aux côtés de Roland Petit, qui a créé pour moi plusieurs ballets, puis deux ans auprès de Béjart, tout cela avant que je devienne coach à l'Opéra ou à la Scala. Quand je réfléchis, je me rends compte que ce qui importe pour moi, ce sont les relations personnelles. On ne peut rien faire sans le respect et sans une confiance mutuelle. A partir de là, le travail devient facile.


Qu'est-ce qui fait, selon vous, un bon enseignant?

Beaucoup de choses, mais je dirais avant tout la patience et le respect. Comme mon professeur me disait : « Même si tu as vingt-cinq personnes dans ton cours, chaque danseur doit penser que le cours, c'est pour lui que tu le donnes. » Dans l'enseignement, on ne peut pas faire de théories générales. Pour les corrections, certains danseurs ont besoin qu'on les touche, avec d'autres, un regard suffit. Avec certains, il suffit de dire les choses une fois, avec d'autres, il faut les dire trois fois. Pour que ça fonctionne entre un enseignant et un élève, il faut savoir le plus vite possible comment traiter les personnes avec qui l'on travaille.


Vous continuez à coacher aujourd'hui dans le monde?

Avec mon travail à l'English National Ballet, je n'ai plus le temps. C'est un travail très intense au quotidien.


Parlons alors de l'English National Ballet. C'est Tamara Rojo qui vous a fait venir lorsqu'elle a été nommée directrice?

Oui, je suis arrivée avec Tamara. Nous avions beaucoup travaillé ensemble lorsqu'elle était danseuse au Royal Ballet. Le Royal Ballet est une compagnie avec laquelle j'ai beaucoup travaillé en tant que coach. Quand j'y ai été engagée pour donner des cours, elle avait demandé à m'avoir comme coach. Je l'ai donc coachée dans tous les ballets qu'elle a dansée là-bas. Elle avait aussi un coach russe, Alexander Agadzhanov, mais c'était plutôt pour son partenaire. Tamara, Alexandre et moi, on travaillait très bien ensemble. Cette relation professionnelle est devenue ensuite une amitié. C'est même plus qu'une amitié. Je considère Tamara comme ma fille. On a toujours beaucoup parlé ensemble et elle s'est toujours posée beaucoup de questions, du type : qu'est-ce qu'une compagnie de danse? Comment la dirige-t-on? Quels choix artistiques faut-il faire?.. Quand elle a été nommée directrice de l'English National Ballet, elle m'a aussitôt demandé de venir à ses côtés. J'ai répondu oui tout de suite. Cela représentait une aventure pour moi : j'avais 70 ans! Je pensais alors qu'était arrivé le moment de me retirer tout doucement, d'en faire moins. Et puis, une seconde vie a commencé. Aujourd'hui, avec Tamara, je travaille plus qu'avant.


En quoi consiste précisément votre fonction de directrice artistique associée de l'ENB?

Je travaille avec Tamara et on prend ensemble les décisions artistiques, on décide ensemble de la programmation de l'année. Tamara est une directrice qui parle avec ses collaborateurs et les écoute beaucoup. On se réunit et on décide qui monte, on regarde qui, parmi les danseurs, travaille bien, on voit les points qu'il faut renforcer dans la classe, etc... Comme elle prend le cours tous les jours avec les danseurs, elle voit aussi avec les professeurs ce sur quoi il faut mettre l'accent. C'est un vrai travail collaboratif. On est intimes et c'est aussi pour ça que ça marche tellement bien.


Avec Tamara Rojo, ne contribuez-vous pas aujourd'hui à donner une couleur spécialement «latine» à la compagnie?

Non, je crois que l'ENB a toujours été une compagnie très internationale. Les danseurs qui sont passés par l'ENB viennent de tous les coins du monde. Aujourd'hui, la compagnie intéresse beaucoup de danseurs du fait de sa programmation. Nous, on essaye juste de trouver de bons danseurs, qui puissent suivre notre rythme de travail, qui est très intense.


L'ENB vient de donner la Giselle de Mary Skeaping. Avez-vous collaboré aux répétitions?

Oui, j'ai fait travailler toutes les danseuses principales et quelques solistes aussi. Pour moi, cela représentait quelque chose de très important de revenir à cette version. Mary Skeaping était venue dans les années cinquante à Cuba, où elle avait monté sa Giselle. La Giselle que l'on dansait alors était celle de Mary Skeaping. Alicia Alonso a monté sa propre version plus tard à Cuba, quand a été réalisé le film. Le réalisateur a donné une cohérence cinématographique au ballet et contribué à faire de notre Giselle cubaine une des meilleures versions au monde. Cette Giselle cubaine a de fait gardé des traces de la version Skeaping. Mary Skeaping a ensuite monté sa Giselle en Suède dans les années soixante, puis à Londres dans les années soixante-dix (1971). C'est à Londres qu'elle en a monté la dernière version, car il y a beaucoup de choses qu'elle a ajoutées au fil du temps. L'ENB l'avait à son répertoire depuis longtemps, mais ne l'avait pas dansée depuis 2007 ou 2009. Il y a des éléments qui sont les mêmes que dans la Giselle cubaine, d'autres qui sont différents, mais cette Giselle m'est familière, elle fait partie de mon univers. Elle comprend notamment des scènes qu'on ne voit dans aucune autre version. Mary avait consulté la partition originale d'Adolphe Adam et chorégraphié des passages, comme par exemple la fugue des Wilis au deuxième acte. A Cuba, on dansait cette fugue, mais Alicia l'a coupée ensuite, du fait de sa durée.


Quel regard portez-vous sur la modernisation du répertoire engagée à l'ENB, et notamment sur la Giselle d'Akram Khan?

J'ai beaucoup aimé la Giselle d'Akram. Je dis à tout le monde d'aller voir cette version et je pense que ça deviendra un classique du XXIe siècle. Au début, pour moi, c'était difficile, parce que j'étais tentée de comparer avec ce que je connaissais. Mais je pense qu'il ne faut pas comparer avec la Giselle classique. Akram suit son propre chemin. Il reprend les thèmes essentiels : l'amour, la trahison, le pardon – et la notion de classe sociale -, mais l'esprit est celui de notre temps. Je me rappelle quand a eu lieu la répétition générale à Manchester, on a fait venir des jeunes gens de dix-sept ou dix-huit ans qui n'avaient jamais vu de ballet de leur vie. Quand ils sont arrivés au théâtre, ils n'arrêtaient pas de parler, de bavarder, de manger, de boire... Le spectacle commence et au bout de deux minutes, tout le monde se taisait, on entendait une mouche voler dans la salle, ils étaient saisis par la musique, par les décors, avec ce mur... Akram avait déjà travaillé avec nous sur Dust. Ce que j'admire chez lui, c'est qu'il est venu travailler dans une compagnie classique en restant ouvert. Il n'a pas voulu imposer son style sans réflexion sur la tradition classique. Il a respecté les exigences du ballet, il nous a demandé par exemple ce qui était caractéristique des Wilis et repris la diagonale au deuxième acte. Il ne connaissait pas la technique du pas de deux classique, mais il a voulu en savoir plus. Je crois que cela a beaucoup enrichi son propre langage chorégraphique. C'est très bien que Tamara ait pris le risque de donner la Giselle classique, tellement appréciée, et celle, nouvelle, d'Akram. On a terminé celle d'Akram en octobre et on s'est mis ensuite à répéter la Giselle classique. Le résultat est que chacun a gardé ses propres valeurs. C'est le chemin qu'il faut prendre aujourd'hui : conserver l'ancien, mais lui donner aussi une nouvelle vie, en restant honnête.

Maintenant, nous allons avoir Le Sacre du printemps de Pina Bausch. On est la deuxième compagnie au monde, après l'Opéra de Paris, qui l'a à son répertoire. Les répétiteurs de Pina sont très exigeants et on est vraiment très honorés de pouvoir le danser maintenant. Ils sont venus voir les danseurs en cours, en répétition, en spectacle, avant de donner leur autorisation. Le reste du programme est aussi très intéressant. Il y aura Forsythe – In The Middle, qu'on a déjà fait, mais dans lequel on va distribuer de nouveaux danseurs, et Van Manen – Hammerklavier -, un chorégraphe qu'on donne pour la première fois à Londres. Tout ça fait que l'ENB est maintenant une compagnie au premier rang. Le problème de l'ENB est qu'avant, il n'avait pas d'identité propre. Tamara a élevé le niveau technique et artistique de la compagnie, elle fait évoluer la programmation, avec le désir, avant tout, de donner à l'ENB une identité. Il y a eu un moment dans son histoire où l'ENB essayait d'être une simple continuation du Royal Ballet, ce qui n'est pas possible. Le Royal Ballet a de tout autres moyens. Tamara désire programmer de nouvelles choses - elle a aussi fait venir Neumeier... - et ne veut surtout pas faire ce que font toutes les autres compagnies. En ce sens, je crois qu'elle a réussi à donner à l'ENB une belle identité.




Loipa Araujo - Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse


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Loipa Araujo



Entretien réalisé le 02 février 2017 - Loipa Araujo © 2017, Dansomanie


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